Opinion
Vue sur le
Bosphore
Israel Adam Shamir
Lundi 29 octobre 2012
Les cargos lourds, les bateaux de
croisière, les transports de voyageurs
et les ferries débordants de touristes
longent la tour Maiden qui surgit de la
roche noire baignée d'eaux translucides;
ils se fraient énergiquement un chemin
entre les mosquées dressées comme des
montagnes sur la terre ferme pour
s'engager dans le Bosphore, cet énorme
fleuve creusé par Dieu entre la
Méditerranée et la Mer Noire. La Ville
par excellence, l'une des plus grandes
capitales de l'humanité de tous les
temps, chevauche l'Europe et l'Asie
depuis l'époque de l'empereur romain
Constantin, qui y établit sa nouvelle
Rome. C'était la plus grande ville au
monde il y a mille ans, et elle reste
imposante. Quinze millions de personnes
y vivent, vingt millions y passent tous
les ans. Son envergure explique
l'étrange vision de l'historien russe
hérétique Anatole Fomenko, qui assurait
que Jérusalem, Rome, Babylone, Moscou et
Londres ne sont que des répliques
déplacées de cette cité, l'empire
originel.
Et malgré ses dimensions et son
histoire, la ville est alerte, vibrante
à son rythme propre, paisible, voire
faussement modeste. Elle ne se sent pas
surpeuplée, en dehors des points
névralgiques. Les rues sont propres, les
espaces verts sont soignées, les vilains
marchés aux puces qui étaient apparus il
y a quelques années sont partis
ailleurs; les vieux bâtiments ont été
ravalés, les palaces croulants ont été
restaurés à grands frais. Le Bosphore
aussi a été nettoyé, et les égouts ne
s'y jettent plus, pour la première fois
dans l'histoire. Des rocades modernes
encerclent le centre et traversent les
banlieues, mais sans faire intrusion
dans les enceintes historiques.
L'ancien siège du Califat et maintenant
celui d'un gouvernement islamique, la
ville a trouvé son équilibre, entre foi
et modernité. Les collèges soufis sont
pleins, et des érudits y débattent de
théologie, se plaisant à comparer Thomas
d'Aquin et Grégoire Palamas avec Ibn
Arabi et Ibn Tufayl. Les appels
harmonieux des muezzins à la prière ne
dérangent pas les clients des cafés qui
sirotent leurs verres. Les filles sont
libres d'arborer voiles ou minijupes, et
pratiquent effectivement les deux
options.
Plus important, le gouvernement ne
souscrit pas à l'économie de marché
débridée et a su éviter les excès
néo-libéraux de ses voisins. Il y a
beaucoup de cafés qui sont propriété de
la municipalité, en particulier dans les
jardins, et les prix y sont abordables,
même dans les vieux palaces impériaux,
où l'entrée est gratuite. On n'y sert
pas d'alcool, et cela attire les
familles avec enfants. En ville, les
loyers sont contrôlés, si bien que les
librairies y sont florissantes.
L'emprise de la globalisation est aussi
visible en Turquie qu'ailleurs, mais ici
les gens pauvres reçoivent des aides
tangibles en nature, tandis que les
classes salariés accèdent à des crédits
généreux. Les prix sont contrôlés, ce
qui évite les hausses brutales, et la
consommation voyante est découragée. Les
riches sont riches, et les pauvres sont
pauvres, mais les riches ne font pas
d'ostentation, et les pauvres ne sont
pas désespérés.
Les gens sont modestes, serviables et
aimables, bien loin de la vision de la
Turquie qu'offrait
Midnight Express.
Ils sont plutôt honnêtes et droits, et
ne se mettent pas en avant. Pas très
artistique, leur cuisine est comparable
à celle des Britanniques. Si ce n'est
pas là un grand compliment, c'est
normal: les Turcs ont été des bâtisseurs
d'empire, et les nations de ce genre ne
sont en général pas des temples de la
gourmandise. Les Français mangeaient
trop bien, et leurs femmes étaient trop
attirantes pour que leur empire puisse
tenir longtemps.
Istanbul n'est pas le seul oasis de
prospérité du pays, comme c'est souvent
le cas pour les villes importantes hors
d'Europe. J'ai traversé la Turquie de
long en large, et partout j'ai constaté
la modernisation effective durant ces
dix dernières années. Les routes sont
entretenues, les logements sont en bon
état, les marchés sont pleins, les gens
s'habillent bien, les villes ne sont ni
crasseuses ni m'as-tu-vu, mais à jour.
C'est une grande réussite du
gouvernement islamiste modéré conduit
par le premier ministre Erdogan.
La Turquie n'est plus à la traîne comme
dans les années 1960-70. J'ai rencontré
plusieurs immigrés turcs en Allemagne,
qui m'ont dit que leurs parents avaient
agi trop vite en prenant la décision de
quitter leur pays pour l'Europe quarante
ans plus tôt. Ils voudraient retourner
en Turquie, où il ne leur serait pas
facile de trouver du travail et de
s'adapter au nouvel environnement, parce
qu'ils ont été maltraités en Europe
occidentale. Quoiqu'il en soit, il n'y a
pas d'émigration massive à partir de la
Turquie, le cauchemar de millions de
Turcs s'installant en Europe s'est
dissipé. Ils préfèreraient rester chez
eux, parce que les Turcs sont très fiers
de leur pays.
Erdogan est populaire, vraiment
charismatique, me disent les gens. Il a
battu ses adversaires, et sa position
aux commandes n'est pas disputée, pour
de bonnes raisons: la Turquie s'en sort
bien, merci pour elle. La pays prospère,
les revenus ont doublé, et le PNB a
triplé (ils envisagent 10 milliards
d'euros pour bientôt, c'est tout à fait
remarquable). Le gouvernement Erdogan
peut vraiment se féliciter de ses
réalisations en Turquie.
II
Les Turcs ont surmonté le grand
traumatisme du transfert, comme ils
appellent les déportations de masse et
les expulsions des années 1920. Les
Grecs n'avaient pas été expulsés de la
Ville, mais presque toutes les autres
communautés chrétiennes de Turquie
avaient été envoyées en Grèce, tandis
que les musulmans de Grèce étaient
déportés en Turquie; ce fut un divorce
violent et douloureux, entre deux
communautés étroitement liées. Comme
dans bien des divorces, les partenaires
séparés, une femme intelligente et un
mari solide, ont passé des années à
s'adapter à leur nouvelle situation.
Ce sont les Grecs qui ont souffert le
plus. Ils étaient répandus dans tout
l'Empire et occupaient des positions
centrales. Certains historiens turcs
préfèrent appeler la période ottomane
"empire gréco-turc". Les Grecs furent
les grands vizirs de l'Empire, et ils
ont fait la loi en Méditerranée depuis
Alexandrie jusqu'à Damas en passant par
Istanbul. Ils faisaient du commerce et
de la poésie aux temps de la deuxième
Rome exactement comme ils le faisaient
sous la première. Brusquement, ils se
sont retrouvés confinés dans une Grèce
étriquée et provinciale où ils avaient
du mal à trouver leur place. Kavafy, le
poète alexandrin, avait le sentiment
très fort que la petite Athènes ne se
remettrait pas de la perte des grandes
cités côtières. La crise grecque ne
saurait se comprendre sans tenir compte
de cette tranche d'histoire.
Les Turcs ont souffert tout autant.
Traditionnellement, ils servaient dans
l'armée et travaillaient la terre; sans
les Grecs, le commerce et les
productions locales déclinèrent, la
militarisation s'emballa, le
rationnement devint courant, la vie
devint sordide et brutale, comme si leur
culture avait pris la mer avec les
Grecs. C'est seulement maintenant, bien
des années plus tard, que les Turcs se
sont remis, et les voilà bien en pleine
forme.
Le gouvernement Erdogan est bon pour les
communautés chrétiennes. Les
gouvernements kémalistes précédents
étaient furieusement anti-chrétiens,
encore plus qu'ils n'étaient
nationalistes et anti-islamiques. Ils
avaient même déporté les Turcs
Caramanlis, parce qu'ils étaient
chrétiens. Ils avaient interdit la
remise en état des églises restantes, et
on ne pouvait plus faire venir de
prêtres de l'étranger. Maintenant, les
propriétés de l'Église sont restaurées,
les prêtres sont autorisés à s'installer
et acquérir la nationalité turque.
Le gouvernement islamiste a permis aux
Grecs et aux Arméniens qui avaient
quitté le pays après les troubles et
pogroms des années 1950 à revenir, à
revendiquer leurs propriétés et à
s'installer de nouveau en Turquie.
Autrefois impensable, l'idée d'union
avec la Grèce commence à être envisagée
de nouveau.
Les Turcs ne sont pas les seuls à
courtiser la belle Hellène; les Russes
aussi voudraient s'en emparer, à titre
de sœur dans le Christ, raptée par
l'Occident, pour une étreinte dans
l'union eurasienne. C'est ce qu'a
déclaré Sergueï Glaziev, coordinateur du
projet (qui inclut désormais le Bélarus,
la Russie et le Khazakhstan) dans le
cadre du Forum de Rhodes qui s'est tenu
récemment, un rassemblement de la crème
des Russes, des Asiatiques et des
dissidents occidentaux. Les différentes
offres ne sont pas exclusives: on peut
imaginer un ménage à trois, un nouvel
empire byzantin ressuscité. Le
Khazakstan modérément musulman et turc
est un vieil ami de la Turquie, c'est
une alliance plausible. Si Frau Merkel
donne un tour de vis de trop, la chose
pourrait bien se faire.
En Grèce, la réévaluation de l'Empire
avance aussi. Il y a des voix qui
appellent à un retour sur le passé, à la
reconnaissance des avantages pour les
deux côtés, et à des avancées prudentes.
Dimitri Kitsikis
en fait partie, et j'en ai appris plus
sur cette mouvance en me rendant à
Athènes. L'interaction ne se limite pas
au niveau pratique d'ailleurs. Dimanche
dernier, je me suis rendu dans une
église grecque modeste, dans une
banlieue d'Istanbul, et là j'ai
rencontré un jeune prêtre grec, qui
venait d'arriver de Grèce, et qui
dominait déjà le turc, et, à ma grande
surprise, j'ai aussi rencontré quelques
Turcs ethniques qui ont embrassé le
christianisme orthodoxe et qui
assistaient à ses messes. Ils
paroissiens leur souriaient gentiment en
les entendant réciter le Notre Père en
turc.
III
Et toutes ces magnifiques réalisations,
eux ils veulent les mettre en pièces,
les dilapider, les évacuer. "Eux",
c'est-à-dire le gouvernement turc,
tandis qu'il complote contre la Syrie.
Ce serait catastrophique, s'ils
envoyaient leurs légions à Damas. Ce
serait une erreur, mais ce serait
compréhensible, parce que Damas et Alep
font partie du passé turc, au même titre
que Kiev et Riga pour les Russes, ou
Vienne et le Tyrol pour les Allemands.
Mais ce qu'ils font en ce moment est
bien pire.
Les Turcs sont sur le point de rejouer
le scénario afghan tel que l'avait joué
le Pakistan: ils amènent depuis tout le
monde musulman les militants les plus
fanatiques, leur fournissent des armes
et les infiltrent par la frontière
syrienne en les couvrant avec leur
artillerie..
Il y a des rapports selon lesquels les
jihadistes de Al-Quaeda et les Talibans
ont été transbordés du nord Waziristân
au Pakistan jusqu'à la frontière turque
avec la Syrie, par exemple sur un
certain vol 709 de l'airbus turc le 10
septembre, sous les auspices de l'agence
de renseignement turque, par le couloir
aérien Karachi-Istanbul. Les 93
militants étaient originaires d'Arabie
saoudite, du Koweït, du Yémen, du
Pakistan, de l'Afghanistan, et
comportaient un groupe d'Arabes résidant
au Waziristân. Cette information n'a pas
pu être vérifiée en toute indépendance,
mais il y a beaucoup de données sur des
jihadistes étrangers s'étant introduits
en Syrie par la Turquie.
C'est exactement ce qu'avait fait le
Pakistan sous direction US dans les
années 1980. A ce moment-là,
l'Afghanistan avait un gouvernement
laïque, les femmes travaillaient dans
l'enseignement, les universités étaient
pleines, on construisait des usines, et
on n'entendait pas parler d'opium; le
Pakistan s'en sortait bien aussi.
Quelques années plus tard, l'Afghanistan
a implosé dans une guerre civile (sous
prétexte de "combat contre les infidèles
communistes), et le Pakistan a pris le
même chemin. Après avoir dévasté
l'Afghanistan, les combattants ont
commencé à terroriser leur hôte
pakistanais. Maintenant le Pakistan est
l'un des pays les plus misérables au
monde. Il a été dévoré par la calamité
qu'ils ont nourri et exporté, par le
jihadisme sans cervelle.
La maladie idéologique s'apparente à la
guerre biologique. Vous espérez que vos
voisins seront infectés par la peste que
vous avez lâchée, mais vous pouvez être
sûrs que votre population aussi
l'attrapera. C'est pour cette raison que
personne n'a entrepris de guerre
biologique à grande échelle. Ce serait
suicidaire. Et c'est l'équivalent de ce
que le gouvernement turc est en train de
faire maintenant. Ils amènent des
jihadistes en Syrie, mais c'est juste
une question de temps, les jihadistes
vont se retourner vers la Turquie.
Je respecte les sentiments islamiques
des turcs. Je les vois dans les
mosquées, je connais leurs ordres
soufis, et leur puissant attrait. Tant
de Turcs se rassemblent à Konya, où ils
vénèrent la mémoire de Roumi, le grand
poète soufi, vénéré depuis Théran
jusqu'à la Californie. Le gouvernement
islamique a été une vraie réussite en
Turquie. Pourquoi donc veulent-ils
absolument suivre le chemin de perdition
du Pakistan?
Un essai de Ahmet Davutoglu, actuel
ministre des Affaires étrangères et
promoteur en chef de l'intervention
turque en Syrie, répond à cette
question. Il l'a rédigé alors qu'il
était étudiant à l'université, il y a
vingt ans environ, et une vieille
connaissance qui faisait ses études avec
lui s'en souvient bien. Ce qu'il avait
écrit dans sa jeunesse, c'est que nous
pouvons et devrions nous entendre avec
le diable, si nécessaire.
A son avis, l'islam sunnite tel qu'il se
pratiquait dans l'empire sous le sultan
Salim le Terrible et ses successeurs
(l'islam qui postule une cassure
irrémédiable entre le créateur et sa
création) est non seulement la seule foi
véridique, mais aussi une protection
d'acier, une garantie de résultat. Un
État guidé par cet islam n'a-là ne peut
pas mal agir. Car même les mauvais
agissements d'un tel État seront
retournés par le Tout Puissant en effets
positifs. C'est pour cette raison,
écrivait-il, que l'empire turc avait pu
survivre et faire la loi pendant 600
ans.
Voilà pourquoi, écrivait le jeune
Davutoglu, la Turquie islamiste peut
construire des alliances avec des
partenaires puissants, que ces
puissances soient bonnes ou mauvaises
n'importe nullement. Ce qui signifie que
nous pouvons aller jusqu'à signer un
pacte faustien avec le diable lui-même,
parce que nous triompherons toujours
grâce à nos croyances et avec l'aide du
tout Puissant. L'Amérique est bien un
Satan, pour Davutoglu, comme pour bien
des musulmans, mais se sentant armé par
sa philosophie douteuse, le voilà prêt à
rejoindre Satan pour la gloire de la
Turquie à venir.
Se pourrait-il que cette lecture fort
peu orthodoxe de l'islam ait été
influencée par ses contacts avec les
Yezidis,
dont l'attitude face au Diable est pour
le moins ambigüe, ou, plus probablement,
avec les Dönmeh, les disciples de
Sabbatai Zevi qui croyaient que tout est
permis, et que le péché est le chemin le
plus court vers le salut? Ceux qui ont
des croyances plus orthodoxes savent que
toute personne qui pactise avec Satan en
paiera le prix, parce que nul ne saurait
souper avec le Diable, notre cuiller ne
sera jamais assez longue.
Puis vint le moment où sa théologie
douteuse s'est faite politique douteuse.
Les USA lui ont demandé d'amener des
militants en Syrie, et il a obtempéré.
Mes amis turcs ont souligné qu'Erdogan
personnellement ne souscrit pas à ces
schémas théologiques, mais se laisse
guider par des considérations pratiques.
La question d'une alliance avec les USA
et l'Otan a créé une cassure entre
Erdogan et son maître de jadis Necmetin
Erbakan. Erbakan était contre, mais
Erdogan considérait qu'il n'y avait pas
lieu de revenir en arrière. Erdogan a
gagné la partie; une majorité de
disciples d'Erbakan se sont ralliés à
Erdogan, ils ont constitué le parti
réformiste AK, sont arrivés au pouvoir
il y a dix ans, et ont globalement
réussi. La minorité a constitué la ligne
dure (ou même islamiste révolutionnaire)
du parti Saadet, qui n'a pas gagné dans
les urnes, mais garde une influence
certaine.
De façon inattendue, pour qui est en
dehors, c'est la ligne dure du parti
Saadet qui s'oppose fermement à
l'aventure syrienne d'Erdogan et de
Davutoglu. Même si l'intervention en
Syrie est souvent décrite comme un
"secours islamique aux musulmans
massacrés", les dirigeants de Saadet la
perçoivent comme un complot américain
contre la Syrie ET la Turquie. Le parti
Saadet a organisé de grosses
manifestations contre l'intervention.
Peut-être que c'est le moment pour le
premier ministre Erdogan d'écouter ses
vieux camarades, de désavouer le flirt
avec le diable contre la Syrie, et
d'arrêter la machine de guerre avant
qu'elle mette en pièces toutes les
réussites dont il est en droit de
s'enorgueillir. Le rêve d'amener la
Syrie à une union plus étroite avec la
Turquie peut encore se réaliser, mais
cela ne se fera pas en lâchant les
chiens de guerre.
Traduction: Maria Poumier
Le sommaire d'Israel Shamir
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