Opinion
Snowden à Moscou
Israël Adam Shamir
Moscou, dimanche 21 juillet 2013
Au milieu de son bref été, Moscou est
frais et calme. Les trottoirs sont
envahis par les tables des bistrots, les
clients sont là, joyeux, et les
encombrements diminuent quelque peu du
fait des vacances. Le seul danger pour
les hommes, ce sont les minijupes
étourdissantes.
Dans quelques jours au plus tard, les
charmes et les tentations de la ville
seront à la portée d'Edward Snowden, qui
va recevoir sa carte de réfugié lui
permettant de marauder librement à
travers toutes les Russies et de se
familiariser avec les habitants.
Ce sera là un dépaysement bienvenu après
l'aéroport international de Seremetyevo,
où il a été longtemps relégué. C'est un
vaste aéroport, et il y a là des
malheureux, principalement des réfugiés
sans papiers, qui y passent dix ans ou
plus, en transit. On a cru un moment que
notre héros serait retenu à jamais dans
ces limbes. Les Russes et l'intrépide
Snowden se regardaient en chiens de
faïence, en maintenant les distances,
jusqu'au moment où ils ont brisé la
glace. Snowden est parvenu à rencontrer
quelques représentants du public russe:
des membres du Parlement (la douma, en
russe), des militants pour les droits
humains, des avocats prestigieux.
Il leur a rappelé qu'il "était habilité
à fouiller dans tous vos échanges, à
lire vos messages et à entreprendre des
poursuites, jusqu'à changer le destin
des gens, sans avoir à se justifier." Il
a invoqué la Constitution US qui est
constamment bafouée par les hommes de
l'ombre, dans la mesure où celle-ci
"interdit tous les systèmes de
surveillance massifs et invasifs". Il a
rejeté très justement la ruse légale des
tribunaux secrets d'Obama, car aucun
secret ne saurait blanchir ce qui est
impur. Il a rappelé le principe de
Nuremberg: "les citoyens ont le devoir
de violer les lois de leur pays pour
empêcher des crimes contre la paix et
contre l'humanité". Et ce système de
surveillance totale est certainement un
crime contre l'humanité, la pierre
d'angle du régime implacable qu'ils
projettent d'implanter sur toute la
planète. Lorsque cette déclaration a été
interrompue par les haut-parleurs
annonçant mécaniquement un vol
imminent, il a eu un sourire exquis pour
dire: "j'ai entendu cela si souvent
pendant toute cette semaine".
Les Russes l'ont adoré; ils se sont mis
à le voir d'un autre œil, comme je le
prévoyais quand j'ai lancé un appel pour
cette rencontre dans les pages du
principal quotidien russe, le KP (Komsomolskaya
Pravda). Et maintenant nous apprenons
que les Russes ont décidé de lui donner
le statut de réfugié et de lui garantir
toute liberté de mouvement.
Pourquoi ont-ils hésité si longtemps?
Snowden est un Américain, et les
Américains, comme les Anglais, ont de
forts préjugés contre la Russie, leur
ennemi commun pendant la Guerre froide.
Pour eux, c'est le pays du Goulag et du
KGB. Les deux menaces se sont évanouies
il y a plusieurs dizaines d'années, mais
les traditions résistent, parfois sans
fin. D'ailleurs le Goulag et le KGB
n'étaient guère que des versions
modernisées du knout des Tsars et de
l'affreux régime des serfs au XIX°
siècle, qui peut fort bien être remis à
jour par la nouvelle mafia d'État
brutale, telle que l'a mise à jour
Luke Harding.
Pour un Américain moyen, il est
pratiquement impossible d'envisager un
rapprochement avec la Russie. Surtout
pour un Américain qui servait dans les
rangs de la CIA et de la NSA, comme
c'était le cas de Snowden. Et lui
estimait que s'il choisissait
d'embrasser la Russie, il perdrait son
statut de lanceur d'alerte et serait
considéré comme un agent ennemi, ce qui
n'était pas du tout la même catégorie.
La même chose était arrivée à Julian
Assange, en fait. Quand il fut proposé
au créateur de Wikileaks de trouver
refuge en Russie (ce qui techniquement
était possible), il remit la proposition
à plus tard, traîna des pieds et resta
en Angleterre, se montrant de fait
incapable de franchir le grand fossé qui
sépare l'Ouest de l'Est, l'Orient de
l'Occident.
Snowden ne cherchait pas à se retrouver
sous les projecteurs, bien au contraire.
Il souhaitait mettre un terme aux crimes
commis par la NSA au nom du peuple
américain, ni plus ni moins. Il
espérait devenir une nouvelle Gorge
Profonde, dont l'identité ne serait
jamais révélée. Ses premières
révélations importantes, il les avait
faites par correspondance; il avait pris
un avion pour Hong Kong parce que c'est
une ville qu'il connaît bien, il parle
couramment chinois, et projetait de
rentrer ensuite chez lui à Hawaï. Il
apparaît que c'est le Guardian (anglais)
qui l'a poussé à révéler son identité.
Même à ce stade il se croyait encore en
sécurité, parce que Hong Kong relève de
l'autorité souveraine de la Chine, et la
Chine est un État puissant, qu'on ne
bouscule pas facilement.
Les Chinois ont mis à profit les
révélations de Snowden pour contrecarrer
les accusations américaines d'espionnage
électronique, mais ils n'allaient pas
mettre à mal leurs relations avec les US
pour ses beaux yeux, et ils se sont
débarrassés de la patate chaude. Geste
final délicat, ils ont eu la courtoisie
de lui donner 24 heures pour déguerpir.
Il était bien obligé de décamper, et il
a sauté dans un vol d'Aéroflot pour
Moscou en compagnie de Sarah Harrison,
une exquise lady anglaise qui fait
partie du comité directeur de Wikileaks.
Snowden a donc atterri à Moscou, mais
n'avait jamais envisagé de demander
asile à la Russie. Pour lui, c'était
juste une étape vers un pays neutre,
l'Islande ou le Venezuela, bref,
quelque part en Occident. Il prévoyait
de s'envoler vers La Havane et d'y
changer d'avion pour Caracas. Il n'avait
pas réalisé que l'État profond aux US a
le bras fort long, et qu'il était bien
décidé à s'emparer de sa personne et à
lui appliquer un châtiment exemplaire.
Au début, les Américains ont exercé des
pressions énormes sur Cuba pour que
l'escale lui soit refusée. Ils ont
menacé Cuba d'un débarquement assorti de
blocus complet, et Castro a demandé à
Snowden de se chercher un autre
itinéraire. Il n'y a qu'Aeroflot qui
aurait pu sortir Snowden de Russie, et
sa ligne passe forcément par La Havane.
D'où l'échec du premier projet.
Le sommet gazier qui se tenait à Moscou
lui offrait une autre issue de
secours: il y avait là les présidents
de la Bolivie et du Venezuela, qui
étaient venus pour la conférence dans
leurs avions privés capables de faire ce
long vol. Le président bolivien Evo
Morales était parti le premier; son
avion a été forcé d'atterrir, et
fouillé, ce qui constitue un précédent
historique inédit jusqu'alors. Ceci a
servi d'avertissement pour le président
Nicolas Maduro, qui quittait bientôt
Moscou sans embarquer Snowden.
Ce fut une découverte pour Ed Snowden:
il a appris à ses dépens qu'il n'y a
qu'un pays au monde qui soit hors
d'atteinte de l'oncle Sam. Il n'y a
qu'un pays qui soit une véritable
alternative à l'Empire, le seul pays que
ni les bataillons de la Navy ni les
drones d'Obama ne bombarderont, le seul
pays dont les avions ne peuvent pas être
arraisonnés et fouillés. Il était donc
prêt à chercher l'entente avec les
Russes; il a renouvelé sa demande
d'asile provisoire, qui va probablement
lui être accordée.
Les Russes aussi ont hésité. Ils
n'avaient pas envie d'irriter les US,
ils étaient conscients que Snowden
n'avait pas cherché à se rapprocher
d'eux, et s'était juste retrouvé piégé
lors d'une escale. C'était la patate
chaude, et bien des gens étaient
convaincus qu'il vaut mieux suivre
l'exemple chinois, et l'envoyer
ailleurs.
Le lobby US a tout mis en branle pour le
faire extrader. Il y avait des militants
pour les droits de l'homme et des
membres d'ONG parmi les employés du
Département d'Etat. Les Américains
mettent ces gens et ces organisation en
avant, comme leur cinquième colonne.
Lyudmila Alexeeva en est un exemple en
Russie; c'était une dissidente anti
soviétique, elle a obtenu la nationalité
américaine, elle est revenue en Russie
et a repris sa bataille pour les droits
humains et contre l'État russe. Elle
crie sur les toits que Snowden est un
traître, ne le voit nullement comme un
lanceur d'alerte ou un défenseur des
droits humains. Et il devrait être
renvoyé aux USA, a-t-elle averti.
D'autres dissidents notoires et
combattants contre le régime de Poutine
ont applaudi, et se sont démasqués,
apparaissant sous leur vrai jour.
Il y avait aussi quelques siloviki
qui étaient contre Snowden. Ce sont des
membres et ex-membres de la communauté
des services secrets russes, qui ont
endossé le concept de convergence entre
services de sécurité, et ont collaboré
avec les Américains et d'autres
services, en particulier ceux d'Israël.
Ils ont dit que la loyauté envers le
service auquel on appartient est la
vertu la plus importante, et qu'un
traître ne saurait être cru. Ils ont
souri devant les révélations de Snoden
en disant qu'ils savaient tout ça depuis
longtemps. Ils ont dit qu'on ne saurait
prendre au sérieux son désaccord avec
Washington. C'est également la ligne
défendue par Konstantin Remchukov,
important patron de média, le
propriétaire de la Nezavisimaya
Gazeta, qui en a rajouté, traitant
Snowden d'espion chinois.
Enfin, on a entendu les
conspirationnistes croasser que Snowden
est un cheval de Troie, envoyé pour
forcer les portes des secrets d'État
russes. C'était de fait un agent double
de la CIA, arguent-ils. Pas du tout,
c'est un agent du Mossad, concluent
d'autres encore. Et rendez-le donc aux
Américains, assènent-ils. C'est bien là
la pierre de touche qui a mis en lumière
nombre d'agents américains, qu'ils
passent pour des défenseurs des droits
humains ou pour d'aussi fallacieux
membres des services de sécurité.
Parmi ceux qui soutiennent Snowden en
Russie, on trouve mon ami le poète
Eduard Limonov, qui a qualifié Snowden
d'annonciateur de l'effondrement du
monde unipolaire. Mon journal, KP, a
également embrayé. La télévision d'État
a choisi une approche prudente, et
n'accordait guère de poids aux
découvertes de Snowden.
Le président Poutine a également joué
avec précaution. Il a d'abord écarté les
rumeurs envisageant la livraison de
Snowden à Obama avec une formule
laconique: "La Russie n'extrade
personne, vers aucun Etat." Puis il a
offert l'asile à Snowden à condition
qu'il cesse d'attaquer les US. C'est la
condition habituelle que l'on pose aux
demandeurs d'asile politique. Il a
ajouté que Snowden n'accepterait
probablement pas, parce qu'il veut
continuer à livrer bataille, "exactement
comme feu Sakharov", le célèbre
dissident de l'ère soviétique. Il a
aussi tenté de dissuader les Américains
de poursuivre Snowden, comparant cette
chasse à l'homme comme" la tonte d'un
porcelet", qui déclencherait des
hurlements et ne rapporterait guère de
laine. La manœuvre a porté ses fruits:
Snowden a accepté la condition préalable
et a choisi de demander un asile
provisoire en attendant que la route de
l'Amérique latine s'ouvre devant lui; le
président pour sa part a sauvé la face
et a fait de son mieux pour éviter une
bagarre avec les US et avec le puissant
lobby pro-américain de Moscou. Je
voudrais dire que malgré son image de
macho autocrate, Poutine ne contrôle
nullement les media russes libres, qui
sont généralement propriété de barons
tout-à-fait dévoués à l'Occident. Ses
prises de position dans les débats
nationaux sont à peine relayées.
Le dirigeant russe n'a pas cherché la
confrontation. D'une façon générale, il
ne cherche pas à semer la pagaille. Il
se montre plutôt comme quelqu'un de
circonspect et porté sur le
conservatisme. Il préférerait
probablement que Snowden s'envole sous
d'autres cieux, d'autant plus que
Snowden, qui est un patriote américain,
ne partagerait pas les joyaux de la
couronne avec les Russes. Il a fait
traîner longuement son autorisation
protectrice pour que Snowden puisse
rencontrer le public russe. Ce qui n'a
pas empêche les Américains, tout au long
de cette étape, de rajouter des listes
entières de noms à la liste Magnitsky,
liste secrète de Russes dont les
propriétés et les comptes en banques
peuvent être confisqués ("gelés" est le
terme technique qu'ils utilisent). Les
membres du Congrès ont pu déblatérer
librement contre Poutine, et diffamer la
Russie tout leur soûl. Attendez un peu,
vous allez voir qu'Obama va téléphoner à
Poutine ce soir et qu'il va nous
renvoyer le paquet Snowden aussi sec,
disait le porte-parole de la
Maison Blanche. Pendant ce temps-là, les
US ont continué à échafauder leurs
machinations contre la Syrie au Moyen
Orient, et Israël a pu bombarder
tranquillement les positions syriennes,
probablement avec le soutien américain.
Au lieu de lui manifester le moindre
égard, Obama a essayé d'intimider
Poutine. C'était une tactique erronée,
et contre-productive.
Au même moment, la Russie a effectué un
contrôle soudain de ses disponibilités
militaires, et n'écarte apparemment
aucune option. Ce grand pays ne cherche
pas la bagarre, mais ne bat pas en
retraite non plus. Snowden est en
sécurité ici à Moscou, où personne ne
peut lui faire de mal, de sorte qu'il va
pouvoir exposer devant le monde entier
les crimes contre l'humanité commis par
les services secrets américains. Et
Moscou est un lieu de villégiature
exceptionnel, particulièrement en été.
adam@israelshamir.net
Traduction: Maria Poumier
Le sommaire d'Israël Shamir
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