Opinion
Cessez le feu, les
Turcs !
Israel Adam Shamir
Samedi 13 octobre 2012
Dans la corrida qui se déroule au Moyen
Orient, le moment de vérité se rapproche
à grand pas. La Syrie d'Assad est le
taureau blessé qui fonce lourdement dans
l'arène, fatigué par une longue année de
harcèlement. Les banderilles des
moudjahidines sont fichées dans son
échine déchirée. Le public, Européens,
Américains, dirigeants du Golfe,
s'égosillent: à mort, à mort Assad! Et
le matador turc de faire un pas en
avant, et de tirer son épée. Ses canons
envoient des rafales mortelles sur les
pentes syriennes, une tempête de feu et
de plomb s'abat sur les collines.
Erdogan se prépare à donner le coup de
grâce à son voisin harassé.
"Arrête, Erdogan, ne fais pas ça, laisse
tomber! lui crient des milliers de Turcs
qui manifestent contre cette guerre
sanglante. La Syrie a été un bon voisin
pour la Turquie: Assad n'a pas permis
aux séparatistes kurdes d'ouvrir lure
second front contre les Turcs, il leur a
remis Ocalan, il n'a pas fait de la
perte d'Antioche une cause nationale, il
a maintenu l'armée israélienne au large,
il a encaissé le choc de la guerre au
Liban en soutenant les vaillants
guerriers du Hezbollah. La Syrie après
Assad sera bien pire pour la Turquie.
Si les janissaires d'Erdogan organisent
une attaque par traîtrise contre la
Syrie, et provoquent son effondrement,
il s'ensuivra une tornade terrifiante
qui s'abattra sur la Turquie aussi.
L'inévitable massacre de Syriens
chrétiens par les moudjahidines avec
soutien de la Turquie rappellera au
monde les nombreux villages et bourgs
chrétiens que les Turcs victorieux ont
jadis écrasé et dépeuplé, et qui sont
maintenant bien oubliés. Les fantômes
des Arméniens et des Grecs massacrés se
dresseront au dessus des ruelles de
Smyrne et des rives de Van. Depuis la
Syrie brisée, un Kurdistan définitif
verra le jour, qui réduira la Turquie
aux proportions que lui avait dévolues
le Traité de Versailles.
Ce sont les Saoudiens qui seront les
grands gagnants de la guerre, et non pas
les Turcs. Le rêve du califat aura pour
centre le Golfe, et non pas le Bosphore.
De leurs propres mains, les Turcs sont
en train de creuser leur défaite.
Les bonnes relations avec la Russie en
souffriront gravement. La Russie a
invité la Turquie à restreindre ses
actions, et lui a rappelé la terrible
responsabilité que doit endosser
l'agresseur. La Russie veut que la Syrie
trouve sa propre issue à la crise. La
Russie est le plus grand partenaire
commercial de la Turquie; des milliers
d'ingénieurs turcs et de techniciens
travaillent en Russie, des milliers de
Russes passent leurs vacances en
Turquie.
Et surtout, les relations entre la
Russie et la Turquie sont importantes
au-delà des considérations mercantiles
pratiques. Ce sont deux grands pays, les
deux héritiers de l'empire romain
d'Orient, ou empire byzantin. Les
Ottomans en ont hérité l'essentiel de
leur territoire, plus tard morcelé en
1918; la Russie pour sa part héritait de
son esprit et de sa foi, ses
ramifications les plus importantes. Si
l'on cherche à établir des symétries, il
faut regarder du côté de l'empire romain
d'Occident: son corps central, l'Europe
de l'Ouest, a été fragmenté et se trouve
en processus de réunification, et sa
ramification la plus importante, ce sont
les USA qui ont hérité de son esprit
impérial.
Les Russes et les Turcs sont très
semblables entre eux; les Turcs sont
"des Russes en shalvars", comme ils
disent. Les deux nations ont traversé la
modernisation et l'occidentalisation,
mais sans perdre leur identité propre.
Les deux nations sont passées par un
violent déni de leur foi entre les
années 1920 et 1990, et ont redécouvert
leurs pentes religieuses naturelles
ensuite.
Les Russes voient les Turcs comme des
humains égaux, et ils sont en empathie
avec eux. Le brillant historien russe
Lev Goumilev a exalté la camaraderie des
frères d'armes russes et turcs qui
avaient su briser la vague des croisades
occidentales des XIII° et XIV° siècles.
A l'époque moderne, Lénine avait donné
un coup de main à Mustapha Kemal et a
déjoué toutes les prétentions russes sur
la Turquie vaincue, parce qu'il espérait
que la Turquie reprendrait son rôle
historique de protecteur de l'Orient.
Les Russes et les Turcs doivent rester
amis. Si les Russes disent à Erdogan
"n'y va pas", il devrait écouter.
Seulement c'est lui qui a abattu leur
avion.
Les Russes ne sont pas obsédés par
Bachar al Assad, et il n'est pas non
plus leur meilleur ami. Il est arrivé au
pouvoir en 2000, mais sa première visite
à Moscou n'a pas eu lieu avant 2005, car
il frayait jusque là avec Paris et
Londres. Le commerce de la Russie avec
la Syrie n'est pas énorme, d'ailleurs.
Le premier ministre Netanyahu a promis
au président russe Poutine de protéger
les intérêts russes en Syrie en cas de
victoire des rebelles. Les Russes ne
sont pas égoïstes; ils insistent sur une
transformation pacifique, selon la
volonté des Syriens, et s'opposent au
viol de la Syrie qu'envisagent les
Saoudiens et l'Occident.
Les relations de la Turquie avec l'Iran
vont en souffrir. Pour l'Iran, la Syrie
est un partenaire important, une fenêtre
sur la Méditerranée. La victoire des
forces pro américaines en Syrie
refermera cette fenêtre. Les Iraniens en
voudront terriblement à la Turquie, ce
n'est pas une bonne idée de saccager ces
relations.
Le peuple turc ne veut pas de la guerre
contre la Syrie; les généraux turcs
eux-mêmes ne sont pas chauds pour qu'on
lâche la meute. Seuls les pro-Otan
occidentalisés à l'intérieur de la
classe dirigeante turque désirent
renverser le gouvernement légitime de
Damas. Il y a d'autres Turcs qui se
souviennent que la soumission envers les
Occidentaux jamais été le bon choix pour
la Turquie, ni pour la Russie.
Je comprends pourquoi les dirigeants
turcs ont décidé de soutenir les
rebelles il y a un an: ils s'étaient
laissé égarer par la ritournelle commune
du Golfe et de l'Ouest, selon laquelle
le gouvernement syrien allait
s'effondrer très vite, et ils voulaient
se retrouver du côté des gagnants. Mais
après la bruyante campagne médiatique,
la réalité s'est imposée, et elle a
démenti les prophéties: malgré les
milliards de dollars dépensés par le
Qatar, les Saoudiens et les Occidentaux,
malgré les tas d'armes amenés par la
frontière turque, le régime d'Assad est
resté solide, et jouit encore du soutien
populaire.
C'est le moment de se ressaisir. Dans
tous les jeux, il arrive un moment où il
faut revoir ses positions, quand le
joueur décide ne pas mettre sur la table
sa bonne monnaie après s'être débarrassé
de la mauvaise. Et le repositionnement a
commencé, avec le mouvement des Turcs
qui demandent des comptes, le bilan des
pertes, que l'on arrête de soutenir les
rebelles et qu'on essaye de restaurer la
normalité avec un excellent mot d'ordre:
"pas d'embrouilles avec les voisins". Le
New York Times a déjà rapporté il
y a quelques jours une flambée
annonciatrice du virage à 180° dans
l'état d'esprit des Turcs: les gens sont
déçus, à cause du flot de réfugiés, de
l'avalanche de moudjahidines syriens
sans foi ni loi, de la pagaille et du
regain de la résistance kurde.
Les Turcs sont réputés pour leurs
pirouettes intrépides. En 1940, ils
étaient aux côtés de l'Allemagne, parce
qu'ils étaient sûrs de la
victoire du Reich, mais en 1944, ils ont
compris que l'URSS était en train de
gagner, et ils ont viré de bord. C'est
le moment d'en faire autant, de revenir
à la neutralité stricte, de cesser de
soutenir les rebelles et de refermer la
frontière: voilà ce que le peuple a
expliqué au reporter du New York
Times.
Mais les gens qui ont planifié la
débâcle syrienne, de l'autre côté de la
mer, ont tiré des conclusions opposées
de ce changement d'état d'esprit: ils
ont décidé d'accélérer leurs opérations,
et ont provoqué les échanges de tirs
d'artillerie. Nous ne savons pas qui a
armé les mortiers dans les villages à la
frontière turque; si c'est l'armée
syrienne dans le feu de la bataille, ou
les rebelles pour déclencher la guerre.
Le quotidien turc Yurt a fait
savoir que les tirs venaient d'engins de
l'OTAN récemment fournis aux rebelles
par les Turcs: "le gouvernement d'Erdogan
a fourni les mortiers aux groupes armés
(de l'Armée syrienne 'libre') en Syrie,
qui ont bombardé la ville d'Akcakale",
titrait-il. Les munitions étaient, selon
la même source, des munitions de l'Otan,
des 120 AE HE-TNT.
Même le New York Times a admis
qu'on ignore qui est responsable de
l'atterrissage des mortiers en Turquie.
La chaîne allemande ZDF a annoncé que
les tirs de mortier venaient de
territoires contrôlés par des
combattants de l'Armée syrienne "libre".
Un clip vidéo dérobé ajoute qu'ils ont
reconnu leur responsabilité pour
l'attaque d'Akcakale et le meurtre de
cinq citoyens turcs.
Mais il se peut que les tirs soient
partis des troupes gouvernementales,
lorsqu'ils ont tiré sur les rebelles, et
que les villageois turcs en aient été
les victimes innocentes. Dans la mesure
où les Turcs permettent aux rebelles
d'opérer librement sur leur territoire,
c'est tout à fait possible.
Mais ce n'est pas une raison pour
déclencher la guerre. Souvenons-nous en
2010, lorsque les Israéliens ont abattu
comme d'authentiques maffieux neuf
volontaires turcs désarmés à bord du
Mavi Marmara. C'était un assassinat
brutal en plein jour, et tout à a été
filmé, aucun doute ne subsiste. Erdogan
avait menacé d'envoyer la marine turque
sur les rivages palestiniens et de
délivrer Gaza par la force.
Mais est-ce qu'il l'a fait? Que nenni.
Le voici maintenant qui fait le brave
face à la Syrie épuisée et dévastée;
mais pourquoi n'a-t-il donc pas eu le
courage de s'en prendre à Israël, comme
les Syriens l'ont fait?
Et maintenant les Israéliens espèrent
qu'Erdogan va aider les rebelles à
détruire la Syrie; ils ont demandé aux
Turcs de coordonner des actions
conjointes avec eux. De sorte qu'au lieu
de punir Israël, Erdogan est en train de
combler les désirs des Israéliens.
Je me rappelle un certain mois de
février couvert de neige, à Istanbul, en
2003, lorsque j'étais venu pour
argumenter contre le passage de l'armée
US pour aller dévaster l'Irak. Je leur
disais: "le vieux projet sioniste tenace
est en train de se réaliser. D'abord
l'Irak doit être réduit en cendres.
Ensuite ce sera l'Iran, l'Arabie
saoudite, la Syrie, puis tout ce qui
constituait jadis l'empire ottoman
jusqu'à ce que tous, avec les voisins,
du Pakistan jusqu'à l'Afrique, soient
devenus zone d'influence pour les
intérêts spéciaux d'Israël, zone dont la
police sera confiée aux Turcs.
Ce plan, le général Sharon l'avait
ébauché bien des années auparavant, puis
il avait été reformulé par les
néo-conservateurs sionistes Richard
Perle et Douglas Feith en 1996, et il
est maintenant mis à jour par le clan de
Wolfowitz, les gens qui continuent à
faire la politique étrangère US. Si tout
cela est parachevé ce sera avec la
connivence de la Turquie, de son
gouvernement soi-disant islamique.
J'en suis désolé pour vous, mes amis.
Vous étiez les bergers du Moyen Orient,
et maintenant vous êtes passés dans le
camp des loups. Vous étiez des meneurs
d'hommes, et vous voici devenus les
larbins de vos maîtres. Vous étiez les
protecteurs de l'islam, et vous êtes sur
le point de permettre la profanation de
la Mosquée d'Al-Aqsa.
Ce que j'annonçais alors est devenu
vérité; rien de bon n'est sorti de la
guerre d'Irak. Et maintenant, je peux le
redire: rien de bon de sortira de la
guerre de Syrie.
Les histoires de massacres multipliés
bien souvent ne sont que des histoires.
Wikileaks a publié un rapport de
Stratfor qui disait: "la plupart des
affirmations les plus sérieuses de
l'opposition syrienne se sont avérées de
grossières exagérations, ou simplement
des mensonges." Et ce qui se passe sur
le terrain n'est certainement pas pire
que tout ce qui a pu être fait aux
Kurdes en Turquie. Et les Turcs n'ont
probablement pas envie du tout d'une
intervention dite humanitaire dans leur
pays.
Mon conseil: n'essayez pas d'abattre la
Syrie, retournez à votre politique de
neutralité stricte, cessez le feu et le
soutien logistique aux rebelles. Laissez
les Syriens régler leurs problèmes entre
eux, sans intervention étrangère.
Traduction: Maria Poumier
Israel Shamir est maintenant en Turquie.
On peut lui écrire à l'adresse
adam@israelshamir.net
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