Opinion
Le Marais et la
Montagne, vers la guerre à Moscou
Israel Shamir
Israel
Shamir
Jeudi 9 février
2012
Moscou
Depuis un mois,
Moscou se préparait à la mobilisation du
4 février. L'opposition pro-occidentale,
libérale et anti-Poutine avait mis le
paquet, sous une bannière blanche.
Malgré les -20 ° hyperboréens, les
organisateurs espéraient pulvériser leur
record d'avant Noël et rassembler une
énorme foule pour écraser les
pro-gouvernement. Ils avaient raflé tous
les sous-vêtements chauds dans les
magasins, fait alliance avec les
nationalistes anti-musulmans style Pym
Fortuyn, et marchaient donc en force,
probablement en plus grand nombre que
les fois précédentes. Ils étaient
38.000, d'après la police, et 60 000,
selon leurs propres estimations.
Mais ce n'est pas
de ce côté qu'est venue la surprise.
Tandis que l'opposition pro-occidentale
se rassemblait sur la place de Bolonaïa
(le "Marais"), juste de l'autre côté du
fleuve, en face des murs crénelés du
Kremlin rougeoyant, une petite
manifestation était prévue pour
témoigner du soutien au gouvernement sur
la "Montagne", autrement dit la butte
Poklonnaïa, qui surplombe Moscou à
l'Ouest. La Fronde blanche du Marais
avait sollicité une autorisation pour un
rassemblement de 60 000 personnes, et y
parvint à peu près; les forces
pro-gouvernementales avaient prévu 15
000 personnes de leur côté, et cela même
paraissait trop optimiste, car les
rassemblements pro-gouvernementaux
précédents avaient fait de 3000 à 5000
participants. Certes, les manifs
rassemblent lorsqu'il s'agit d'être
contre le gouvernement, mais non pour.
Et pourtant, voilà qu'il s'est passé
quelque chose de complètement différent,
la levée en masse contre la Fronde
blanche. Et cette manifestation-là a
fait 138 000 manifestants, selon la
police, soit presque dix fois plus que
ce qui était attendu.
Il y a un débat
autour des chiffres. Le journal
moscovite Vechernyya Moskva a publié en
gros titre: "Par 138 000 à 36 000,
Poutine gagnant". L'organe de
l'opposition orange Echo Moskvy, déclare
62 000 pour le Marais contre 80 000 pour
la Montagne. La disparité des
estimations vient en partie des
différentes méthodes de comptage. Les
uns comptent combien de gens se trouvent
sur la place à un moment donné (ce qui
donnera une estimation basse) mais ne
tiennent pas compte de ceux qui sont
venus et repartis, le facteur fluidité.
Je dirais que la fluidité est élevée du
côté du Marais: cela se passait en plein
centre, un endroit vers lequel on
converge facilement, et que l'on quitte
de même. Il est probable que la Montagne
a réussi un rassemblement plus stable,
parce quil s'agit d'un endroit écarté,
c'est compliqué d'y arriver, et d'en
repartir. C'est pourquoi de mon côté je
dirais 50 000 pour le Marais, et 110
mille pour la Montagne.
Quoi qu'il en soit,
la victoire numérique de la Montagne a
été reconnue par ceux du Marais, qui
ajoutent que s'ils étaient moins
nombreux, ils étaient aussi des gens de
"meilleure qualité": effectivement,
certains de leurs organisateurs ont
prétendu que la Montagne a des
techniques de mobilisation, et que ses
supporteurs reçoivent de l'argent. Mais
personne en Russie ne parviendrait à
embaucher tant de manifestants. On peut
imaginer de trois à cinq mille personnes
achetées, à tout casser, surtout avec le
froid qu'il faisait, tout le monde le
sait à Moscou.
La Montagne a gagné
parce qu'il ne s'agissait pas d'être
"pro Poutine" (bien des orateurs qui
étaient là sont connus pour leur
aversion envers Poutine et son régime),
mais parce qu'ils détestent bien plus
l'opposition dite blanche ou orange. Si
l'Occident déteste Poutine, il devrait
peser les forces réveillées par la
confrontation. C'est devenu une
démonstration de force contre les
néo-libéraux, contre la politique
pro-occidentale, un rassemblement de
l'alliance Rouge-Brun, c'est à dire
patriotique, souhaitée par l'opposition
nationaliste "Russie d'abord". Et cela
va bien au-delà de Poutine.
Les habitants de
Moscou ont été bien étonnés. On croyait
que Poutine s'appuierait sur ses propres
mouvements de jeunes dociles comme Nashi
et Steel, organisés et financés par le
Kremlin quelques années plus tôt, comme
une réserve de choc en cas de révolution
Orange, mais ils ont plié bagage et
décampé à la première alerte. Les
officiels du gouvernement, de tout rang,
n'ont pas mieux soutenu Poutine.
Personne n'avait imaginé que Poutine
allait réveiller le fauve endormi des
sentiments populaires.
Comme un seul
homme, les media occidentaux se sont
égarés en prétendant que les
participants avaient été soudoyés ou
qu'on leur avait forcé la main, ou bien
encore qu'ils étaient clairsemés. Fox
News a fait de son mieux en diffusant
des images de la Montagne et en disant
qu'il s'agissait du Marais. D'autres
agences occidentales encore ont publié
des images de 1991 en disant qu'elles
dataient d'hier, et représentaient le
Marais. A Moscou, personne n'a été dupe:
on les connaissaient, ces images.
Il y a un énorme
potentiel de fraîche sensibilité
nationaliste, liée au ressentiment
contre les politiques impérialistes
occidentales. Ce n'est pas homogène, car
certains manifestent leur attachement à
la mémoire de l'URSS, tandis que
d'autres préfèrent le souvenir de la
Russie Tsariste, et d'autres sont à la
recherche d'un avenir alternatif. Tous
ces gens et ces tendances ont souffert
de répression et de délégitimation dans
les années 1990, lorsque les libéraux
pro-occidentaux se sont lâchés et
faisaient la loi.
Poutine représente
un compromis entre les occidentalisés et
les autres; il a manié la rhétorique des
nationalistes tout en menant une
politique libérale en économie. Les "Russie-d'abord"
ont survécu, pendant ces années, mais
n'ont jamais été autorisés à se glisser
dans les couloirs du pouvoirs, où
rôdaient les favoris du FMI Alexei
Koudrine et Anatoli Choubais, C'est
cette opposition qui a pris les devants
de façon éclatante le jour de la
Montagne.
Parmi les orateurs,
il y avait le flamboyant Prokhanov,
écrivain prolifique et éditorialiste du
Zavtra, le principal organe de la
coalition Rouge-Brun. Il a évoqué la
Russie comme la prochaine cible de
l'impérialisme, après la Libye, la Syrie
et l'Iran. Il a entièrement soutenu le
veto russe au Conseil de Sécurité, mais
il voudrait voir plus de soutien russe à
la Syrie et à l'Iran, plus d'amitié avec
la Chine. Il voyage fréquemment en Syrie
et en Iran, c'est un grand ami de la
Palestine, il a publié un livre qui
glorifie le Hamas et qui soutient le
Hezbollah. Communiste non repentant,
style soviétique, et chrétien orthodoxe
à la fois, admirateur de Staline, il
était très critique envers Poutine et
ses compromis. La crainte et
l'exécration pour toute éventuelle
révolution orange en Russie l'ont
précipité, avec ses nombreux fidèles,
dans la manifestation.
En fait, c'est la première fois depuis
que Boris Eltsine avait bombardé le
Parlement en 1993, avec la bénédiction
des USA, et que ce poids lourd de la vie
politique russe a relevé la tête et a
été autorisé par le gouvernement de
Poutine à montrer sa force.
Il y avait d'autres
orateurs, en particulier Maxime
Chevchenko, présentateur très populaire
de la télévision d'État, connu pour sa
sympathie envers les musulmans et ses
déclarations anti-sionistes; Alexander
Douguine, le "Heidegger russe",
philosophe controversé de l'université
moscovite d'État, le fondateur du
mouvement eurasien et ami de la Nouvelle
Droite européenne anti-américaine et non
raciste. Ils étaient enragés et
brillants, pas tellement pour soutenir
Poutine, mais pour vouer aux gémonies
leurs adversaires dits libéraux
"orangés".
Les enquêtes disent
que ce sentiment est largement répandu
en Russie, d'autant plus que le Marais
s'est targué de représenter les enfants
gâtés spoliés, les fils à papa, les gens
qui, dans leurs coûteuses fourrures,
s'adorent les uns les autres, et
crachent sur la plèbe. Ils avaient beau
protester, dire qu'ils ne souhaitaient
nulle révolution Orange; c'était le
sentiment général, et leur lien avec les
dirigeants des années 1990 ne parlaient
point en leur faveur. Les organisateurs
du Marais se rendaient bien compte de la
situation, et aucun des vieux renards de
la politique, aucun personnage
controversé n'a été autorisé à prendre
la parole pendant la manifestation, de
sorte qu'ils n'avaient donc pratiquement
rien à dire, une fois qu'ils avaient
ressassé "A bas Poutine".
Au final, le Marais
a laissé percevoir un certain
découragement, contrastant avec les
sentiments consécutifs aux
manifestations de décembre. Ils ont
découvert qu'ils n'avaient pas le
monopole des manifestations, et que
leurs adversaires sont capables de
remplir les rues bien plus qu'eux. Il
est probable que leur enthousiasme pour
les manifestations va maintenant
s'estomper. Les Russes ont peur des
révolutions dites "orange", telles que
les concoctent vos National Endowment
for Democracy et autres organes mis en
place par le Département d'État. Une
grande partie, peut-être la majorité des
manifestants de la Montagne avait peur
d'un retour aux années 1990, ou d'une
nouvelle Place Tahrir, et ils étaient
heureux de soutenir Poutine en tant que
symbole de la stabilité.
Le gouvernement a
su faire cristalliser ces craintes en
mettant sous les projecteurs une visite
des dirigeants de l'opposition à
l'ambassade US. Michael McFaul, le
nouvel ambassadeur US, s'est retrouvé
lui même au centre de la controverse,
avec de nombreux parlementaires présents
exigeant son renvoi parce que cette
rencontre s'est tenu e avant qu'il eût
présenté ses lettres de créances.
Les gouvernements
occidentaux n'ont pas compris ce
changement d'humeur à Moscou lorsqu'ils
ont sollicité le vote sur leur projet de
résolution sur la Syrie. Ils
s'attendaient à ce que le rassemblement
du Marais fasse peur au gouvernement
russe, et le rende plus souple. Ils
avaient de bonnes raison pour cela;
c'était le sentiment général parmi les
interlocuteurs des ambassades. Lorsque
le président Medvedev avait visité
l'Université d'État de Moscou quelques
jours plus tôt, un étudiant (un tenant
du Marais, en apparence) lui avait
demandé s'il était prêt à subir le sort
de Kadhafi ou de Saddam Hussein, ou s'il
prendrait l'avion pour la république
amicale de Corée du Nord. Après la manif
du Marais ce samedi, il n'aurait pas
posé cette question, qui paraît
maintenant saugrenue. Et le gouvernement
non plus n'a pas eu l'impression qu'il
devait se plier à la pression
occidentale sur la Syrie: i l'on en juge
par les porte-parole de la Montagne, il
semble bien que maintenant la Russie
soit capable d'envoyer ses missiles
antiaériens en Iran.
Nous avons donc
vécu un moment historique, un jour de
froid cruel, probablement le plus froid
de l'année, et le lendemain, comme sur
ordre, la température est remontée à des
-12, parfaitement délicieux. Poutine
peut être satisfait de cette évolution:
les manifestations ont tiré les Russes
de leur hibernation, ils ont envie de
participer aux élections présidentielles
du 4 mars, et le danger d'une abstention
massive a désormais disparu. Les
partisans de Poutine se sont réveillés
et ont découvert qu'ils constituent la
majorité, tandis que l'opposition
libérale s'est vu rappeler que Poutine
constitue un compromis, et qu'ils
pourraient être bien plus mal lotis si
les "hordes" de la Montagne se voyaient
autorisées à faire leur loi.
Les communistes
sont restés à l'écart des deux
manifestations, parce qu'ils sont très
occupés à ériger le chef du parti
Guénady Zouganov en alternative crédible
contre Poutine, pour les prochaines
élections, ce pourquoi ils ne voulaient
pas être vus en tant que force d'appoint
de Poutine. Il est possible qu'il y ait
deux tours de scrutin, et alors on
aurait une confrontation Zouganov /
Poutine. Pour les forces
pro-occidentales à Moscou, cela sera un
choix bien difficile; il faudra qu'ils
décident qui ils détestent le plus:
Poutine ou les cocos...
Cependant, les
libéraux ne sont pas vaincus. Ils sont
peu nombreux, mais ils tiennent des
positions importantes. Même si
l'ex-ministre des finances Koudrine est
maintenant loin du pouvoir et avec les
protestataires, toute sa cour reste bien
incrustée aux plus hauts échelons.
L'opposition a toutes sortes de media à
sa disposition, y compris les chaînes de
la puissante télévision fédérale, qui
met en avant le divertissement, pour le
moment. L'opposition a des partisans
chez les ultra riches, et même au cœur
des Services secrets. Les journaux
anti-Poutine libéraux reçoivent
énormément de publicité de la part des
oligarques amicaux. La bataille va durer
bien au-delà du 4 mars, le jour des
élections.
Traduction: Maria
Poumier
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