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The Guardian
La
« mission impossible » de Blair au Moyen-Orient : une lune de
miel tournant à la lune de fiel
Ian Black
par Ian Black (depuis Hébron)
in The Guardian, samedi 13 octobre 2007
http://www.guardian.co.uk/israel/Story/0,,2190320,00.html
[Tandis qu’il commence à prendre conscience de
l’ampleur démesurée de sa tâche d’envoyé spécial de la
paix, l’ancien Premier ministre britannique semble stupéfait,
et même horrifié par la situation qu’il découvre en
Cisjordanie.]
C’était encore tôt, dans l’après-midi,
mais il faisait déjà terriblement chaud, quand le convoi
s’approcha et vint stationner, lourdement et toutes sirènes
hurlantes, devant le portail de la mairie. Des flics palestiniens
armés de mitraillettes, en tenue de camouflage à fond bleu
[camouflage marin ? ndt] entourèrent le véhicule 4X4 blanc,
d’où émergea la Very Important Person, aux traits fossilisés
dans un large sourire Colgate de bienvenue à destination des
dignitaires qui l’attendaient.
« Bienvenue à Hébron, Mister Blair »,
déclama le maire, Khaled Osaily, avant qu’ils ne disparurent
dans l’immeuble couleur sable, à l’abri d’un écran
d’hommes de la sécurité armés jusqu’aux dents, tandis que
des fillettes en fichu se pressaient sous les guirlandes de
lampions du Ramadan, tentant de les apercevoir. Les jeeps de
l’armée israélienne qui avaient escorté le visiteur de marque
jusque-là s’étaient discrètement tenues en arrière, laissant
Blair faire seul les derniers deux cents cinquante mètres…
Des quartiers entiers de la « ville des
patriarches » cisjordanienne ont été remis au contrôle
palestinien voici une dizaine d’années de cela, à une époque
où Yasser Arafat bénéficiait des bénédictions ambigües des
accords d’Oslo, qui laissaient des colons juifs extrémistes (et
armés) occuper le centre historique d’Hébron.
M. Blair, représentant du Quartette (des médiateurs
européens dans le conflit du Moyen-Orient) avait beaucoup entendu
parler de leurs provocations violentes. « Notre briefing sur
les problèmes causés par les colons ont été tout, sauf
« briefs », plaisanta ensuite M. Osaily.
« M. Blair a été horrifié par ce que
nous lui avons exposé », a dit Mats Lignell, porte-parole
des observateurs internationaux installés là-bas à titre
« temporaire » depuis 1994, après qu’un fanatique
venu de la colonie israélienne voisine, Kiryat Arba, eut massacré
quelques vingt-neuf fidèles palestiniens en prières à la Mosquée
Ibrahimiyy.
Cette visite, mercredi dernier, a donné un
très rare aperçu sur la manière dont l’ancien Premier
ministre britannique s’en tire avec ce que d’aucuns ont appelé
sa « mission impossible ». Cette mission peut aussi être
qualifiée de « mission invisible » - en effet, en dépit
de son profil tout ce qu’on voudra, sauf bas, Blair a quasiment
disparu, mis à part deux ou trois interviews fadasses accordées
à des médias palestiniens et israéliens.
Khaled Amayreh, un journaliste palestinien
sympathisant du mouvement islamiste Hamas, aura du mal à en
obtenir une, d’interview ! « Je voulais demander à
M. Blair ce que les générations futures de musulmans allaient
penser de lui, après ce qu’il a fait, en Irak ? »,
bouillait-il, en vain, devant la mairie. « Je voulais lui
demander s’il croit vraiment qu’on ne sait trop bien quelle
« prospérité économique » est susceptible
d’acheter les Palestiniens, au point de leur faire brader Jérusalem
et leur droit au retour ?!? »
En dépit de son profil extrêmement effacé,
M. Blair a dû apprendre vite, depuis le début de sa mission, au
mois de juillet de cette année. Ce silence assourdissant masque
une remise en cause de ses idées reçues, qui fut radicale et
traumatisante pour lui, depuis que l’envoyé s’est attelé à
sa nouvelle tâche.
Blair
furax
« Blair était vraiment stupéfait, et
en colère », dit un responsable de l’Onu qui lui avait
fait une présentation sur les effets dévastateurs de l’ainsi
dite « barrière de sécurité » construite par les
Israéliens, ainsi que des colonies, des checkpoints et des
barrages routiers – effets dévastateurs pour la vie des
Palestiniens habitant les territoires occupés. « Il a posé
des questions très pertinentes… Mais, ce qui m’a étonné,
c’est que quelqu’un qui avait été si longtemps Premier
ministre d’un pays quel qu’il soit aurait dû connaître ces réalités
depuis bien longtemps ! »
Contrairement à ses nombreux détracteurs
britanniques, occidentaux et arabes, le gouvernement palestinien
semble heureux, à dire le moins, que M. Blair soit sur
l’affaire. Celui-ci a dit à Mahmoud Abbas, le président, que
s’il est confronté à une telle opposition, c’est parce
qu’il est trop proche des Américains et des Israéliens.
« C’est précisément pour cela que je suis en train de
vous recevoir ! », a répliqué Abbas. Les citoyens
ordinaires, quant à eux, sont très majoritairement indifférents.
La profession de foi de M. Blair consiste à
dire qu’il faut très rapidement créer la capacité des
Palestiniens de gérer leur propre Etat, et booster une économie
paralysée par les restrictions israéliennes – aussi difficiles
la piste politique et le processus de paix soient-ils, et quelle
que soit l’issue de la conférence d’Annapolis, que
Condoleezza Rice, la Secrétaire d’Etat américaine, réunira le
mois prochain.
Blair est très attentif à coller au mandat
de développement économique et de bonne gouvernance que lui a
donné le Quartette, laissant des aspects politiques fondamentaux,
comme les colonies, le statut de Jérusalem et les frontières définitives
à Mme Rice, dont il est persuadé qu’elle est engagée à
travailler intensivement en vue d’un accord de paix. « Condi
est quelqu’un de religieux ! » a-t-il confié à
certains de ses amis.
Sans surprise, Blair se voit comme un acteur
majeur, les arguties légalistes autour des paragraphes en petits
caractères et les combats à fleuret moucheté de la diplomatie
le gonflent. « Nous ne pouvons séparer les questions
politiques des considérations sécuritaires, lesquelles
interagissent et se recoupent avec les premières », a-t-il
dit, lors d’une interview accordée au quotidien palestinien
Al-Quds, durant sa troisième visite ici, cette semaine.
« Blair peut certainement faire quelque
chose d’utile, si quelqu’un d’autre s’efforce de faire
avancer l’agenda politique », dit Ghassan Khatib, un
ancien ministre palestinien. « L’économie et la sécurité
sont les deux éléments qui vont constituer, ou faire éclater,
n’importe quel gouvernement palestinien. Ce sont les deux seuls
domaines où un progrès est possible – mis à part le
politique. »
Tandis que ses souvenirs de Downing Street
s’estompent, M. Blair passe actuellement environ une semaine par
mois à travailler à partir du charmant hôtel désuet du
quartier de l’American Colony.
Ses murs blanchis à la chaux sont couverts
de photos sépia remontant à l’époque du général britannique
Sir Edmund Allenby, qui vainquit les Turcs, en Palestine, voici de
cela quatre-vingt-dix ans, quelques mois après que la Déclaration
Balfour, en promettant un « foyer national » au peuple
juif, eut mis en branle les événements qui conduisirent au
conflit actuel.
En lieu et place de flics, ce sont deux
gardiens en uniforme de l’Onu qui font le guet devant la porte,
et une grille en acier. Les visiteurs qui viennent voir Blair
attendent, assis sur une terrasse spacieuse dissimulée à la vue
des indiscrets par une haie nouvellement plantée d’oliviers et
de cyprès. Un tapis roulant a été amené, afin que le boss
puisse pratiquer son jogging même les jours où il est surchargé
de rendez-vous.
Les sofas sont décorés, dorés et ont un
look ottoman acceptable. Les secrets, toutefois, risquent d’être
difficiles à conserver : l’après-midi même de l’arrivée
de M. Blair, je suis tombé sur Ehud Barak, le ministre israélien
de la Défense, qui faisait paisiblement sa sieste juste derrière
la porte du fond. Les journalistes palestiniens étaient intrigués
de voir des alliés du prisonnier charismatique du Fatah, Marwan
Barghouthi, ressortant d’un entretien avec Blair.
Les conseils politiques proviennent d’une
équipe multinationale forte de quatorze experts : un
fonctionnaire du Département d’Etat américain, un Espagnol
pris en location à l’Union européenne, un économiste
hollandais et un Norvégien, plus des experts de l’Onu et un
couple de britanniques du Foreign Office.
C’est l’ambassade britannique qui a
organisé sa première visite, mais aujourd’hui, la mission de
Blair est autofinancée. « Il travaille autant pour les
Polaks que les nôtres », a persiflé un diplomate
Grand-Breton. Les coûts prévisionnels pour la première année
du bureau de Jérusalem, avec son personnel et sa sécurité
(comprenant des véhicules blindés…) s’élèvent à environ 8
millions de dollars (soit 3,9 millions de £ivres) ; ils sont
couverts par un fonds de placement administré par l’Onu.
L’attention se focalise sur des plans en
vue d’un « agenda palestinien de développement national
et économique », qui doit être présenté à une conférence
de donateurs au mois de décembre. La « propriété »
en sera palestinienne, mais c’est M. Blair qui le gèrera.
« Il sait qu’il se doit d’apporter quelque résultat
rapidement », dit un responsable. « Il n’a pas
beaucoup de temps pour marquer la réalité. »
Investissement
japonais
On travaille à mettre du liant entre
plusieurs projets existants. Le concept fondamental, cher au cœur
du président israélien, Shimon Peres, c’est une « zone
économique sécurisée » autour de la région de Jéricho,
où il y a déjà un projet, financé par le Japon, d’un parc
d’agrobusiness et d’un débouché pour les exportations à
travers le pont Allenby (contrôlé par Israël), qui conduit à
la Jordanie, puis, de là, vers les marchés du Golfe
arabo-persique.
Jéricho présente une relative facilité : c’est une
petite ville tranquille, sans présence israélienne. Le problème,
corrige M. Khatib, c’est qu’il s’agit d’une ville trop
petite pour que cela soit déterminant.
Salam Fayyad, économiste palestinien nommé
Premier ministre après la prise de contrôle de Gaza par le Hamas,
au mois de juin, était désireux de voir prendre une initiative
ambitieuse à Naplouse, la capitale économique et la plus grande
ville de la Cisjordanie. Mais M. Blair est d’avis que Naplouse
est une noix trop difficile à casser : cette ville est
entourée de barrages routiers israéliens, et des incursions régulières
de l’armée israélienne et des services de sécurité du Shin
Bet s’y produisent.
Sa conclusion reflète des discussions acharnées
avec les principaux acteurs israéliens : Ehud Olmert, le
Premier ministre ; M. Barak et le chef d’état-major de
l’armée. Il a également rencontré le partenaire d’Olmert
dans le gouvernement de coalition, le dirigeant du parti d’extrême-droite
Yisrael Beitenu, Avigdor Lieberman, lequel est opposé à toute
concession, veut chasser d’Israël ses citoyens arabes, et
menace de faire chuter le gouvernement.
Pour reprendre les propos de Zahi Khouri, un
des hommes d’affaires palestiniens qui conseillent M. Blair,
celui-ci « essaie de trouver des moyens permettant de
revitaliser l’économie palestinienne, tout en étant sensible
à la paranoïa israélienne en matière de sécurité ».
Cela, apparemment, semble signifier qu’il ne sera pas question
de tacler la barrière de sécurité en Cisjordanie, tout au
moins, dans l’immédiat.
Beaucoup de Palestiniens disent qu’ils ne
sont absolument pas surpris. « Pourquoi Blair devrait-il
tout soudain devenir audacieux, lui qui s’est montré tellement
timide alors même qu’il était au pouvoir ? » fait
mine de s’interroger Salim Tamari, professeur à l’Université
de Bir Zeit, près de Ramallah.
L’équipe de Blair encourage par ailleurs
de projets – formation, financement, restructuration – afin de
s’assurer que les services de sécurité palestiniens totalement
désorganisés opèreront à l’avenir d’une manière plus
efficace. Des réformes légales et judiciaires sont également
indispensables. La théorie voudrait que des hommes et une police
plus professionnels soient en mesure de contrer des formations
extrémistes comme les Brigades des Martyrs d’Al-Aqçâ. Cela
une fois fait, Israël pourrait permettre que les marchandises
circulent librement, ce qui créerait des emplois, attirerait des
investisseurs et relâcherait quelque peu l’étouffement créé
par l’occupation.
Mais, dans la pratique, la question clé est
celle de savoir si M. Barak, (encore) plus faucon que M. Olmert,
tiendra ses promesses mieux qu’avec M. Jim Wolfensohn, prédécesseur
de Blair en tant qu’envoyé du Quartet, lequel a échoué parce
qu’Israël n’a jamais respecté l’accord fondamental sur
« le mouvement et les accès » (pourtant) négocié
par Mme Rice.
Alchimie
personnelle
MM. Barak et Blair s’entendent bien, mais
l’alchimie personnelle n’est pas suffisante. « Si les
Israéliens n’enlèvent même pas un seul de leurs barrages
routiers autour de Naplouse, comment pourrions-nous espérer
qu’ils vont nous restituer Jérusalem Est et 90 % de la
Cisjordanie ? » se lamente un des principaux
conseillers d’Abbas.
Ce qu’il y a de crucial, c’est que M.
Blair se tient soigneusement à l’écart de la bande de Gaza,
laquelle – depuis que le Hamas en a pris le contrôle – est
soumise à un boycott international et se trouve coupée de la
Cisjordanie. Il a dit, en privé, qu’Israël et l’Autorité
palestinienne finiront bien par prendre langue avec les
islamistes. L’espoir étant qu’un succès en Cisjordanie,
apporterait une preuve que les modérés peuvent faire quelque
chose, et affaiblirait le Hamas – mais c’est là ignorer l’évidence
que – comme on le constate en Irak et ailleurs – des sanctions
et des punitions collectives en mènent absolument nulle part.
Le danger – évident – c’est que la
situation à Gaza, d’ores et déjà catastrophique, va continuer
à se détériorer (les tirs de roquettes artisanales Qassam étant
une invitation lancée à Israël de procéder à des représailles
comme bon lui semble), que MM Abbas et Fayyâd n’auront pas
grand-chose à montrer comme fruit de leurs efforts et, enfin, que
la conférence d’Annapolis va s’écraser, en flammes.
Il ne semble pas très difficile de prévoir
que la lune de miel au profil bas de M. Blair au Moyen-Orient
risque de ne pas se poursuivre encore bien longtemps.
« Il est difficile, pour lui, de présenter
un plan détaillé, car c’est dès lors qu’il le ferait que
les deux camps se mettraient à lui balancer des œufs et des
tomates pourries, car ni l’un ni l’autre n’apprécieront ses
suggestions actuelles », affirme un responsable israélien
haut placé.
« Il est dans une position intenable, dès lors qu’il s’est
contenté de travailler tranquillement, entre consultations et
audiences. Le moment où il mettra quelque chose sur la table sera
aussi celui où les problèmes commenceront pour lui ! »
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
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