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IRIN
Côte d'Ivoire: Les blessures se rouvrent - Le prix de la
division
A Abidjan, un panneau en faveur de Laurent
Gbagbo montre une femme dont le bras a été amputé.
“Pour la paix, je choisis Gbagbo” . Le candidat accuse son rival
Alassane Ouattara d’avoir provoqué la rébellion de 2002
Photo: Nancy Palus/IRIN
ABIDJAN, 23 décembre 2010 (IRIN)
Coups de feu la nuit, passages à tabac, disparitions
inexpliquées de civils ordinaires et barricades de fortune
autour des maisons sont devenus monnaie courante dans la plus
grande ville de Côte d’Ivoire, Abidjan, dans l’atmosphère de
chaos qui a suivi l’élection présidentielle. Alors que la
violence menace de s’emballer, les Ivoiriens disent que les
divisions ethniques et régionales n’ont jamais été aussi fortes.
Le président sortant Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara – un
homme du nord – prétendent tous deux avoir gagné le deuxième
tour des élections présidentielles du 28 novembre. Les résultats
de la commission électorale indépendante ont désigné M. Ouattara
comme le vainqueur, mais le camp Gbagbo a rejeté cette décision,
annulé les résultats de vote dans sept départements du nord du
pays, sous prétexte de fraude, et affirmé que le candidat
sortant avait gagné. Le troisième candidat important,
l’ex-président Henri Konan Bédié, un Baoulé du centre de la Côte
d’Ivoire, a soutenu M. Ouattara.
Tout espoir de dialogue entre les protagonistes s’est rapidement
évanoui et l’épisode diplomatique a fait place à la
confrontation armée. Le soutien international de M. Ouattara et
les appels au départ de M. Gbagbo lancés par les Nations Unies,
l’Union africaine, la Communauté économique des Etats d’Afrique
de l’Ouest, l’Union européenne et les Etats-Unis, semblent avoir
encore renforcé la détermination du vétéran, leader d’opposition
devenu président, à rester au pouvoir. Cette impasse politique
s’est accompagnée de sévères flambées de violence.
Comme l’armée est derrière M. Gbagbo, les membres de groupes
ethniques du nord disent subir le harcèlement des forces de
sécurité, de groupes de jeunes partisans de M. Gbagbo et de
mercenaires libériens et angolais, qui, selon eux, attaquent les
gens au hasard, envahissent les maisons et détiennent des
personnes de façon illégale dans les quartiers d’Abidjan où les
ethnies sont mélangées.
La base de soutien de l’ancien Premier ministre M. Ouattara –
qui a été longtemps
empêché de se présenter aux élections présidentielles parce
qu’il était accusé de ne pas remplir la condition d’éligibilité
qui consiste à avoir deux parents ivoiriens – provient
principalement du nord du pays où beaucoup descendent
d’habitants des pays voisins.
Le conflit s’est déchaîné quand les soldats du nord ont
organisé une rébellion en
2002 , parce que, disaient-ils, les gens du nord étaient
victimes de discrimination. Depuis cette date, le nord est sous
le contrôle de ces soldats.
« La violence actuelle contre les gens du nord remonte au
conflit du début de 2002 et elle montre que la faille principale
que constituent la citoyenneté et
l’Ivoirité [être Ivoirien de pure souche] n’a pas été
résolue, » a dit à IRIN Anne Frühauf, analyste à l’Eurasia
Group.
Durant la campagne, les supporters de M. Gbagbo ont
régulièrement fait référence à M. Ouattara et aux membres de son
camp comme étant des « étrangers » et M. Gbagbo a accusé
M.Ouattara d’être le meneur de la rébellion. Un journal
pro-Gbagbo a affiché ce titre : « Le démocrate contre le
putschiste ».
Les élections présidentielles ont été prévues puis annulées à
plusieurs reprises depuis 2005, date à laquelle le premier terme
de M. Gbagbo aurait dû prendre fin. Les efforts d’enregistrement
des votants, dans un pays comptant plus de 60 ethnies
différentes, ont été à maintes reprises interrompus par les
jeunes partisans de M. Gbagbo; certains affirmaient que des
Maliens et des Burkinabé se faisaient inscrire sur les listes
électorales.
Harcèlement du personnel des Nations Unies ?
Selon les Nations Unies, au moins 50 personnes ont été tuées
depuis l’élection, et des centaines blessées ou kidnappées.
Le représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies,
Y.J. Choi, a dit aux journalistes que depuis le 18 décembre,
quand M. Gbagbo a réclamé le départ des troupes des Nations
Unies et des soldats français, le camp de M. Gbagbo harcèle le
personnel onusien : « [Ils] envoient des jeunes gens armés chez
certaines personnes travaillant pour l’ONU, ils frappent à la
porte et demandent quand les gens vont partir ou bien rentrent
chez les gens pour soi-disant y chercher des armes, » a dit M.
Choi. « Jusqu’à présent, leur heure favorite pour ce genre de
visite est toujours la nuit. »
Selon le ministre de l’Intérieur de M. Gbagbo, Émile Guiriéoulou,
le gouvernement Gbagbo refuse de collaborer avec une mission des
Nations Unies « partisane ».
Intimidations et raclées
IRIN a parlé à certaines habitants d’Abidjan qui disent avoir
été témoins ou victimes d’attaques :
Un père de trois enfants, dans le district d’Abobo
: « La nuit dernière [20 decembre], nous avons entendu des coups
de feu soudains, puis des cris. Le bruit était horrible, juste
des lamentations, et les coups de feu. Nous nous sommes blottis
dans notre chambre et avons prié qu’il ne nous arrive rien. Le
matin, une voisine nous a dit que son fils avait été emmené. Il
y avait du sang devant leur maison. »
Keïta*, 29ans, dans le district de Yopougon : «
J’étais en train de rentrer chez moi vers 9 heures du soir le 19
décembre, c’est à dire trois heures avant le couvre-feu. Trois
soldats m’ont arrêté et m’ont demandé de l’argent.
Un dessin d’enfant de 2007
représentant Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo : « Je recouds
le pays »
Photo: Nancy Palus/IRIN
Je leur ai dit, “Mais qui donc a de l’argent, de nos jours ? Je
n’ai pas d’argent.” Alors ils m’ont demandé ma carte d’identité.
Quand ils ont vu mon nom, Keïta, ils m’ont jeté par terre et
m’ont sauté dessus, en m’enfonçant le visage dans le sol. Un
homme qui passait par là leur a demandé quel était le problème.
Ils ont dit que j’étais un Keïta, que je faisais partie des
rebelles, de ceux qui ont mené le pays à la guerre. L’homme leur
a demandé : “Est-ce qu’il était armé ?” Ils ont crié : “Alors
maintenant, tu vas nous dire comment faire notre boulot ?” et
ils se sont attaqués à lui. C’est à ce moment que j’ai pu
m’enfuir.
Dans mon quartier je suis entouré de gens du parti de Gbagbo.
Aussi quand on m’a demandé pourquoi j’avais le visage tout abimé,
j’ai dit que j’avais eu un accident de moto. Je ne voulais pas
attirer l’attention sur ce qui s’était passé ; ça n’aurait servi
qu’à provoquer des questions et à m’attirer encore des ennuis.
Je suis pressé de déménager pour aller dans un autre quartier où
je serai avec d’autres Dioula [le mot utilisé pour désigner les
Ivoiriens du nord qui parlent le dioula]. Je ne me sens pas du
tout en sécurité. Nous ne savons pas comment les choses vont
évoluer, donc c’est mieux d’être entre nous… Les gens
construisent des barricades autour de leur maison à cause des
intrusions nocturnes.
« Même au bureau, des gens qui sont amis depuis des années ne se
disent plus bonjour. Dans ce conflit postélectoral, les gens se
montrent sous leur vrai jour. Un Bété [le groupe ethnique de M.
Gbagbo] m’a dit : “Tu vas voir. Nous allons vous tuer.”
C’est comme si on nous forçait à nous rebeller, même si ce n’est
pas ce que nous souhaitions pour ce pays. »
Un témoin anonyme, 33 ans : « J’habite à
Yopougon et depuis que les problèmes ont commencé, on entend
toutes les nuits de nombreux coups de feu dans une forêt près
d’ici.
Je suis technicien et un soir, on m’a appelé pour me demander de
venir faire une réparation. Des hommes armés m’ont arrêté et
m’ont demandé ce que je faisais dehors. Ils portaient des
pantalons de camouflage et des T-shirts verts, et certains
avaient un masque. Je ne sais pas si c’était de vrais soldats,
mais en tout cas, ils parlaient français et nouchi [un argot
très largement utilisé à Abidjan]. J’ai essayé de leur expliquer
où j’allais et pourquoi, et je leur ai donné le numéro, de façon
à ce qu’ils puissent vérifier. Mais ils n’écoutaient rien. Ils
ont fouillé mes poches et m’ont pris mon portable. Ils ont vu
mon nom sur ma carte d’identité. L’un d’eux m’a donné un méchant
coup dans la poitrine avec son arme. Ils m’ont fait entrer de
force dans un véhicule en me disant, “sale Dioula, tu vas voir.
Les Dioula ne gouverneront pas ce pays.”
En cours de route, ils ont ramassé d’autres personnes, dont deux
jeunes femmes [selon lui, les femmes ont été ensuite transférées
dans un autre véhicule]. A un moment, les hommes nous ont bandé
les yeux et nous ont déshabillés pour nous laisser en
sous-vêtements ou tout nus. Ils nous ont emmenés dans un champ à
200-300 mètres d’une route principale ; nous étions assis par
terre pendant qu’ils nous interrogeaient : “D’où es-tu ? Où sont
tes parents ?” Ils ont appelé la famille de certains d’entre
nous et demandé des rançons.
Plusieurs heures plus tard, ils nous ont enfin relâchés, en nous
rappelant de “faire gaffe”. J’ai encore des marques de cette
attaque. J’aimerais bien pouvoir déposer plainte, mais je ne
sais vraiment pas quel commissariat de police accepterait de
m’aider.
*il s’agit d’un nom d’emprunt
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