Tunisie
Le trône et le
cachot
Hedy
Belhassine
Moncef
Marzouki
Vendredi 11 mai
2012 De Tunisie, où la révolution teste
les points de rupture de l’équilibre
du système ultralibéral, parviennent
des signes de défi à la gouvernance
mondiale.
Ligne de démarcation entre l’orient
arabe et l’occident latin, Carthage
cherche à tâtons un modèle de
gouvernance à la mesure de son
Histoire. Depuis les élections de la
Constituante,
Président et gouvernement résistent
aux influences étrangères et aux
multiples traquenards dans lesquels
tombent habituellement les hommes de
pouvoir sans expérience. Le pays reste en ébullition car la
démocratie a ouvert la voie à toutes
les remises en question. La
révolution perdure avec sagesse, en
quête d’un modèle politique
vertueux. Les nouveaux caciques sont
à l’écoute attentive de la rue car
ils lui doivent leur libération
ou la fin
de leur exil. Ils savent que la
vigilance populaire les protège des
contre-révolutionnaires qui sont
légions et des groupuscules
islamistes et laïcistes
instrumentalisés par les agents de
l’argent.
Le pouvoir veut pacifier l’Etat, il
cherche désespérément à réduire sa
violence à la stricte observance de
la légalité républicaine. Pas facile
de rompre avec soixante cinq ans de
torture institutionnalisée, de
rééduquer trois générations de
bourreaux ! Pas facile d’empêcher
les pauvres diables désespérés de
s’immoler ! Pas facile de regarder
en l’air quand les magistrats
dressés à la servilité, attendent
pour juger, des consignes qui ne
viennent plus. Récemment un tribunal
a condamné à l’amende le directeur
d’une chaine de télévision pour
diffusion d’un film dans lequel Dieu
prend la parole. Au nom de la
liberté de parole de Dieu,
l’ambassadeur des Etats-Unis
a grondé la justice. L’Etat tunisien
a protesté. Magistrats, diplomate
US, ministère des affaires de
l’ingérence étrangère, tous ont bien
fait. Tempête dans un verre à thé ?
C’est sans doute plus sérieux. Le pain est une urgence mais si
chacun veut conserver sa part,
l’activité économique n’y suffira
pas. Le couffin de la ménagère est
chaque jour plus léger. La Tunisie
est contrainte d’emprunter au Qatar
à un taux dépourvu d’amitié.
L’Algérie voisine et fraternelle
soulage sans compter, la Libye n’est
pas ingrate. L’Europe promet, les EU
déçoivent. L’espoir le plus concret
est attendu de Hollande.
Pourtant le pays tourne rond et les
touristes reviennent. Les projets
portent au rêve accessible d’un pays
de cocagne avec Kairouan comme
capitale, le Chott el-Jérid rendu à
la mer, l’électricité solaire du
désert à profusion offerte aux
industriels, et les millions de m² à
construire en première ligne de
front de Méditerranée du pays le
plus doux. Mais la finance n’est pas convertie
à l’audace, elle reste soumise aux
conventions alors que le pouvoir
politique s’en est affranchi. Le premier mai, le
Président tunisien
a accordé une interview à Russia
Today, chaîne
de télévision d’information continue
émettant à l’ombre du Kremlin en
anglais, espagnol, italien et arabe.
Marzouki a choisi de s’exprimer en
anglais, langue qu’il pratique
fluently, tout comme le français et
l’arabe bien sûr.
Son polyglottisme mérite d’être
souligné car il est peu répandu dans
cette catégorie
socioprofessionnelle.
Peu banal aussi le journaliste avec
lequel il a accepté de dialoguer en
vidéoconférence. Julian Assange est
l’homme qui a publié sur son site
WikiLeaks les secrets diplomatiques
des USA. Pour Washington, Assange
c’est le Carlos de la toile, c’est
kif kif Ben Laden rasé de près.
L’homme vit caché à Londres, dans
l’attente d’un sort judiciaire
incertain. Moscou qui n’est jamais
en retard d’une guerre froide, l’a
engagé pour diriger l’émission « The
World Tomorrow » de Russia Today. L’entretien Marzouki/Assange est un
document sans précédent
non seulement par la stature hors
norme des deux hommes, mais par les
thèmes de l’échange qu’aucun leader
arabe n’a jamais évoqués
étant
peu familiers des droits de l’homme
et de la liberté de l’information.
Marzouki a complimenté Assange pour
son action, il lui a offert
l’hospitalité de la Tunisie pour le
cas où il chercherait
une terre d’asile. Le Chef de l’Etat
tunisien a ensuite dénoncé la double
(im)posture des Etats-Unis : défenseur des droits humains
et geôlier à Guantanamo. Ceci
l’avait conduit il y a deux ans à
refuser de se rendre à Washington. Confessant avoir craint de perdre la
raison dans l’isolement de la prison
où l’avait jeté Ben Ali, Moncef
Marzouki a dit sa difficulté
d’assumer le renversement des rôles.
Ecartant la vengeance, il a exprimé
son mépris pour ceux « qui ont obéi
aux
ordres du dictateur» sans jamais
penser à s’insurger ni même à se
désoler.
Au fil de l’entretien, on cherche en
vain l’intention que dissimulent le
discours et sa mise en scène. Le
plus surprenant serait qu’il n’y en
ait pas. « Il y a deux endroits où une
personne accède totalement à son
authenticité : le trône et le cachot
». Cette remarque de Yasmina Khadra
sonne juste à Carthage où les ors ne
paraissent pas avoir altéré la
spontanéité de Marzouki.
Le Président étonne et détonne, il
est resté fidèle à lui-même,
singulièrement imprévisible. A
l’image du
peuple tunisien dont les aspirations
pourraient bien rejoindre celles du
club des BRICS.
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