Opinion
Tunisie:
l'idéologie islamiste à l'épreuve
Hedy
Belhassine
Photo:
Kapitalis
Mardi 3 janvier
2012
Il n’est de
musulman qui n’égale le tunisien dans
l’impiété incantatoire.
Le Tunisien est un blasphémateur
impénitent.
C’est sans doute pourquoi, se repentant
de tant d’offenses, il a choisi d’être
gouverné par des religieux.
Innaa din ommok, din bouk, din weldik
sont des injures banales proférées à
tout bout de champ et dont nul ne
s’offusque. (Maudite soit la religion de
ta mère, la religion de ton père, de tes
parents). Ce phénomène sémantique
singulier mériterait une thèse qui
révèlerait peut-être l’enracinement des
Tunisiens à un mode de vie séculier :
mosquée le vendredi, apéro le samedi et
foot le dimanche !
En maudissant la religion de l’autre,
qui est aussi la sienne on blasphème,
c’est évident. On se punit soi même de
tant détester son prochain, ou pire, on
sous entend que la religion de l’injurié
est étrangère à la sienne.
Car l’insulte ne fuse qu’entre
musulmans. Elle ne favorise donc pas le
dialogue entre les religions. Nul
musulman n’oserait marquer sa colère en
proférant « din ommok » à un juif, ce
serait de l’intolérance de mauvais goût
! De la même façon les juifs tunisiens
n’emploient cette injure qu’entre
coreligionnaires.
« din ommok » fait partie de
l’onomatopée identitaire, comme « té » à
Marseille, ou « cong » à Toulouse !
Les islamistes tunisiens tenteront de
remettre de l’ordre et de la poésie dans
la langue détournée du Coran, c’est un
chantier dont ils ne viendront pas à
bout facilement.
Il en est d’autres tout aussi ardus.
Le Tunisien est maraboutiste. Pour un
oui ou un non, il prête serment sur la
tête du saint homme défunt de son
village natal. Les formules « par dieu,
sur la tête de mon père, de ma mère »
n’emportent pas certitude irrévocable ;
mais à Tunis, jurer sur la tête de Sidi
Belhassen, Sidi Mahrez ou sur celle de
la dévote Lella Manoubia … cela vaut
cachet de notaire !
En province, chaque ville ou village
vénère un marabout dont le tombeau
rassemble les pauvres et reçoit les
offrandes des riches. Les juifs aussi
ont leurs vénérés : rebbi Binhas, rebbi
Slama…
Certains marabouts confèrent une telle
baraka que juifs et musulmans se le
disputent. C’est le cas de Sidi Bou
Sehak qui prodigue ses bienfaits depuis
plus de mille ans ! Sa sépulture se
trouve à Jebenniana, où (coïncidence ?)
est né au lendemain de l’indépendance,
un brillant juriste qui vient d’être
nommé Ministre de la Justice.
Quelle sera sa posture ? Osera t-il
désacraliser le Sidi qui a protégé nos
têtes d’enfants de la teigne et du
trachome ?
Depuis la révolution, le souvenir du «
Combattant Suprême » se rappelle à
l’inconscient collectif comme le symbole
de l’indépendance et de l’unité
nationale. Chaque Tunisienne et chaque
Tunisien sait qu’il doit à Bourguiba le
sort que lui envient tous ses frères
africains et arabes. La bourguimania se
développe au point que le leader du
parti islamiste déclare à tout bout de
champ que le père de l’indépendance
était « un ennemi de l’islam ».
Certes, mais le propos excessif est vain
car le mausolée de Monastir est en passe
de devenir au fil des mois la zaouïa de
Sidi Bourguiba, marabout temporel que
les petites gens honorent en chantant
l’ancien hymne national : Ala khallidi
(Rendez éternel).
De cela, le nouveau pouvoir de la Kasbah
ne voudra pas. Mais entre vouloir et
pouvoir…
La société tunisienne est superstitieuse
et fétichiste. Les deggaza, les liseuses
dans le marc de café, les enucléateurs
de mauvais œil et autres charlatans
chevauchant des balais sont légions.
Dans les années 80, les hommes
politiques français dont un futur
Président faisaient antichambre chez un
mage de Tozeur très écouté par Matignon.
Bourguiba s’en amusait.
L’ancien dictateur Ben Ali fétichiste du
chiffre 7 et de la couleur mauve ne
prenait aucune décision sans l’avis d’un
comité de sorcières.
Par l’ironie du sortilège, le satrape
s’est enfui vers l’Arabie Saoudite, pays
où la chiromancie est punie de mort et
où pas plus tard que la semaine
dernière, une diseuse de bonne aventure,
convaincue de sorcellerie a été
proprement décapitée en place publique.
Quelle sera l’attitude du gouvernement
tunisien vis-à-vis de ce grave problème
diplomatique ? Va-t-il réclamer
l’extradition du couple Ben Ali afin de
lui éviter les tribunaux saoudiens ?
Va-t-il au contraire dénoncer les
pratiques sataniques de l’ex-Président ?
Décision difficile à trancher !
Le pays est singulier par la joie de
vivre de ses habitants qui remercient
chaque jour le ciel de leur avoir donné
la plus douce portion de la terre. Le
Tunisien pêche par excès d’optimisme,
mais sa foi en un lendemain meilleur ne
l’empêche pas de vivre intensément le
présent. Toujours en quête du bonheur de
l’instant.
Un rayon de soleil, une friandise, un
verre de thé, un enfant qui joue, une
fille qui passe, la voix de Saliha ou
d’Ali Riahi et c’est l’ivresse, le « kif
».
Une douleur qui s’apaise momentanément «
alhadoulillah », le sourire revient.
Les jeux de mots, les plaisanteries, «
tmenik », le plat de couscous ou la
simple soupe de pois chiches partagée,
le son du tobbel et les you you des
femmes et c’est la « chikha, la nasba »
volupté simple que chacun cherche à
prolonger.
Le paysage ethnologique de la Tunisie
est complexe. Il est héritier d’une
histoire fertile dont il est impossible
de dater le commencement. Le pays a été,
est et restera un pôle essentiel de la
culture arabe. L’islam tunisien se
suffit à lui-même, il n’a nul besoin de
référents autres que ceux de ses
ancêtres. Pionnière dans l’exemplarité
de sa décolonisation, de son
développement, et de sa révolution, la
Tunisie doit maintenant imaginer un
modèle politique original.
Le peuple paisible au bouquet de jasmin
sur l’oreille a sacrifié trois cents de
ses fils pour que l’avenir des
survivants soit meilleur, puis il a fait
le choix de la religion car elle est
promesse de justice mais à condition que
celle-ci épargne son mode de vie joyeux.
Le rire et l’humour sont ses besoins.
L’austérité du cœur ne lui sied pas.
Alors, si l’on cherche à le dépouiller
de son identité et lui imposer le mode
de vie sinistre de pays lointains une
réplique de sa révolte est assurée.
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