Début janvier 2007, l’administration Bush restructurait son
appareil diplomatique et militaire face au désastre en Irak.
John Negroponte quittait la direction du service
d’intelligence nationale qui contrôle l’ensemble des
organismes d’espionnage des Etats-Unis pour appuyer
Condoleezza Rice, ministre des Affaires étrangères. Negroponte
a été ambassadeur à Bagdad en 2004-2005. John Michael
McConnell remplace à son poste Negroponte. Zalmay Khalilzad,
ambassadeur en Irak où il a remplacé Negroponte, prend la
place de John Bolton comme représentant des Etats-Unis à l’ONU.
Ryan Crocker, considéré comme un diplomatique ayant une grande
expérience au Moyen-Orient, ambassadeur au Pakistan, remplace
Khalilzad à Bagdad. Le général George Casey, commandant des
forces de la coalition en Irak, est remplacé par David Petraeus,
général en charge de la formation des troupes irakiennes de
juin 2004 à septembre 2005. Ces mutations traduisent
l’embarras dans lequel se trouve l’administration Bush. Dans
une interview donnée au quotidien italien La Stampa, le 31
janvier 2007, Bush affirme : « Si nous échouons en
Irak, aux Etats-Unis ce sera le chaos. » Pendant ce temps,
les attaques contre l’occupant continuent et les affrontements
intercommunautaires, issus de l’occupation américaine et de
la crise socio-économique qui s’est approfondie,
s’exacerbent. A l’occasion de la fête chiite de l’Achura,
le 30 janvier, on a compté des dizaines de morts et de blessés.
Heureusement que la ville de Kerbala a été, en quelque sorte,
protégée par la présence de 2 millions de pèlerins. La
multiplication de ces informations tragiques fonctionne comme un
obstacle à une compréhension de la situation en Irak. Gilbert
Achcar, dans cet entretien, fournit le cadre permettant d’appréhender
une des tragédies de ce début de XXIe siècle
Les sondages montrent que la population
irakienne s’impatiente pour un retrait des Etats-Unis, alors
que les dirigeants élus en Irak semblent rejeter avec force
cette revendication. Que se passe-t-il, à ton avis ?
Gilbert Achcar : Je pense qu’il faudrait clarifier un
point concernant les sondages. Il semble indiscutable qu’une
très grande majorité d’Irakiens demandent qu’on fixe un
calendrier pour le retrait des troupes étasuniennes. Cela ne
signifie évidemment pas qu’ils souhaitent une évacuation immédiate
et précipitée des troupes de la coalition, en l’espace de
quelques jours, sans qu’il y ait un accord entre les
principales forces irakiennes. En effet, dans les conditions
actuelles, cela pourrait déboucher sur une guerre civile
ouverte dans le pays. Mais, en même temps, la grande majorité
des Irakiens sont conscients que la présence même de ces
troupes étrangères attise la dégradation de la situation :
elle encourage depuis longtemps le développement de
l’insurrection, et maintenant elle est en train de fomenter la
guerre civile. En fait, les combats sectaires sont constamment
alimentés par la présence des troupes étasuniennes et par le
comportement politique des autorités occupantes. C’est la
raison pour laquelle les gens favorables au départ de ces
troupes estiment que c’est là une des conditions clés pour
la restauration de la paix dans le pays – pour autant que cela
soit encore possible. Beaucoup de gens pensent que le fait de
fixer un délai, un calendrier pour le retrait des troupes, créerait
des conditions favorables pour une accélération du processus
politique, ce qui pourrait permettre aux Irakiens de conclure un
accord politique et trouver des moyens de stabiliser la
situation et de renverser les dynamiques de guerre qui se sont
enclenchées. Cette opinion est actuellement partagée par une
grande partie de l’establishment aux Etats-Unis. Lorsque les
membres de l’establishment disent : « Nous devrions
fixer des objectifs, nous devrions avertir le gouvernement
Maliki que si ceux-ci ne sont pas atteints, nous allons retirer
nos troupes », cela montre bien qu’ils savent que la
perspective même d’un départ d’Irak des troupes de la
coalition mettrait une forte pression sur les Irakiens pour
qu’ils concluent un accord. C’est précisément ce que les
militants du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis disent depuis
longtemps, à savoir que le retrait des Etats-Unis et des
troupes de la coalition est une des principales conditions pour
toute tentative sérieuse de sortir de la situation
cauchemardesque qui est en train de se développer en Irak. Ce
n’est qu’une condition indispensable parmi d’autres, bien
entendu, et elle ne suffira pas toute seule. Personne ne pense
qu’il suffirait que les troupes partent ou que le calendrier
du retrait soit fixé pour qu’un miracle se produise, et pour
que tout aille bien en Irak. Mais une chose est déjà évidente,
c’est que la présence de ces troupes est en train
d’aggraver la situation. Paradoxalement, la présence des
troupes fournit la couverture permettant à différentes forces
sectaires (communautaristes) de lancer leurs attaques, en
sachant que la présence de troupes de la coalition empêche,
dans une certaine mesure, une riposte irakienne massive, et leur
procure une certaine impunité par rapport à leurs opposants
communautaristes. Voilà la situation dans laquelle nous nous
trouvons. Pour en revenir à la question, un calendrier pour le
retrait des Etats-Unis et des troupes de la coalition est ce que
souhaite la très grande majorité des Irakiens, et ce que
diverses forces contre l’occupation de l’Irak revendiquent
depuis longtemps. C’est également ce qu’exigent – et ce
pour quoi luttent politiquement – les chiites sadristes [référence
à Moqtada al-Sadr]. C’est également ce que réclame depuis
longtemps l’Association des oulémas sunnites.
Que pensez-vous du premier
ministre irakien Nouri al-Maliki ? Est-ce que ses désaccords
avec Washington constituent une mise en scène soignée visant
à obtenir un appui populaire ou s’agit-il d’indices d’une
réelle divergence d’intérêts ?
Gilbert Achcar : Je ne crois pas qu’il
s’agisse d’une mise en scène, car Maliki n’est pas
exactement le genre d’acteur avec lequel on aimerait prendre
le risque de monter un spectacle théâtral, surtout avec George
W. Bush comme autre vedette ! Non, je pense qu’il existe
une réelle divergence d’intérêts. Ils partagent, certes,
certains objectifs, ou, plus précisément, Maliki croit qu’il
partage certains objectifs de l’administration étasunienne.
Il croit que Washington partage son projet de construire les
forces officielles irakiennes et de laisser les Irakiens prendre
graduellement le contrôle de la situation dans leur pays.
C’est là depuis longtemps l’objectif avoué de
l’administration Bush, et le gouvernement Maliki accepte
visiblement cette déclaration d’intention, non sans quelque
scepticisme, il est vrai. Par exemple, le gouvernement de Maliki
se plaint que le gros des forces armées irakiennes ne sont pas
encore sous son contrôle, et ne sont pas équipées des armes nécessaires.
Mais il y a aussi beaucoup de divergences plus fondamentales,
dont notamment le fait que Maliki, qui est membre de la
Coalition chiite en Irak, n’apprécie guère les pressions
constantes qu’exerce l’administration Bush pour des
concessions faites aux forces sunnites ou aux anciens membres du
Baas [parti de Saddam Hussein]. De même, le premier ministre
n’apprécie pas que l’administration Bush fasse pression sur
lui afin qu’il n’entrave pas une offensive contre les
milices de Sadr, alors qu’il considère Moqtada al-Sadr comme
un allié dans son propre parti Dawa [Parti islamique Dawa,
ancien parti d’opposition établi, dès 1958, en Iran], au
sein de la Coalition chiite. N’oublions pas que Nouri
al-Maliki a été choisi à son poste suite à une âpre lutte
politique au sein de la Coalition chiite entre son parti et le
Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak (SCIRI)
qui soutenait son propre candidat, Adel Abdel-Mahdi. Cette lutte
se passait en réalité entre Ibrahim al-Jaafari, du parti Dawa,
et Abdel-Mahdi du SCIRI. Jaafari était soutenu par Sadr et
fortement contesté par Washington. Un compromis permettant de
sauver la face aussi bien de l’administration Bush que de Sadr,
a finalement été conclu, donnant le poste à Maliki, qui était
l’adjoint de Jaafari. Ainsi, Maliki s’appuie encore sur les
sadristes et a besoin de leur soutien, pour éviter d’être écarté
en faveur de Abdel-Mahdi.
Un autre point de divergence entre
l’administration Bush et ce que représente Maliki est, bien sûr,
la question des rapports avec les pays limitrophes de l’Irak,
et en particulier à l’égard de l’Iran. Maliki représente
une coalition de forces qui sont très proches de l’Iran. Il
est donc tout à fait naturel que son camp ne partage pas les
positions qui dominent dans l’administration Bush, elle qui désigne
l’Iran et la Syrie comme étant les félons régionaux, les
principaux ennemis et la principale source de difficultés.
C’est justement parce qu’il existe des divergences réelles
entre Maliki et ce qu’il représente, d’une part, et
Washington, d’autre part, que l’on entend, à Washington et
au sein de l’establishment, autant de réclamations au sujet
de Maliki, y compris des appels à l’écarter de la scène
politique. Ces mêmes plaintes s’étaient d’ailleurs déjà
fait entendre contre son prédécesseur, Jaafari, et avaient
conduit les Etats-Unis à combattre vigoureusement le
renouvellement de son mandat après que les élections de décembre
2005 eurent ouvert la voie à la formation d’un nouveau
gouvernement.
Il existe aussi, bien entendu, une certaine
collusion entre Maliki et l’occupation étasunienne, et sur ce
point il y a une nette différence entre la collusion dans
laquelle est engagé Maliki et l’hostilité à l’égard de
l’occupation manifestée par ses alliés dans le courant
sadriste. Mais malgré cette collusion, il n’y a pas une
convergence complète d’intérêts. Maliki n’est pas une
simple marionnette comme le prétendent certains. C’est là
une caractérisation beaucoup trop simpliste pour une situation
aussi complexe.
L’administration Bush
exerce de fortes pressions pour que l’Assemblée nationale
irakienne adopte une nouvelle loi sur le pétrole. Certains
rapports semblent indiquer que la loi serait extrêmement
rentable pour les compagnies pétrolières étrangères. Est-ce
que l’Assemblée législative irakienne se prépare à brader
l’économie à des entreprises multinationales ?
Gilbert Achcar : « Brader l’économie
à des entreprises multinationales » est une caractérisation
exagérée. Il faudra encore voir à quoi ressemblera le texte définitif
de la loi qui sera soumis à l’approbation du parlement. Il
est vrai que la presse a fourni quelques indications concernant
les différents projets, mais aucun rapport ne prétendait connaître
exactement le contenu de la version définitive.
Une chose paraît certaine : quelle que
soit la loi qui sera adoptée, celle-ci va ouvrir le chemin à
des accords avec des compagnies étrangères. Et cela pour une
raison simple et évidente : c’est que l’Irak n’a
actuellement pas les moyens technologiques ni financiers de réparer,
et encore moins de développer, seule, son infrastructure et sa
production pétrolière. Ce sont les conditions ou les
concessions qui seront faites aux compagnies étrangères qui
constituent le véritable enjeu. Tout dépend de s’il y aura
un réel débat sur cette question dans l’assemblée législative.
Tout cela est donc encore ouvert, et il existe, bien entendu,
des courants qui s’opposent au fait d’accorder des
concessions importantes à des compagnies pétrolières étrangères
au détriment des intérêts de l’Irak. La Fédération des
syndicats du pétrole (qui s’appelait précédemment Union générale
des employés du pétrole) a mené plusieurs campagnes contre
toute privatisation déguisée de la production pétrolière et
pour le maintien et l’augmentation de leurs avantages actuels,
notamment la participation des représentants des travailleurs
à la direction de l’industrie. Il faudra observer ce qui se
passera lorsque le projet définitif arrivera au parlement. Après
cela, il faudra voir comment la loi, quelle qu’elle soit, sera
appliquée, par exemple avec quelles entreprises étrangères et
sous quelles conditions. Car il y aura encore une large marge de
choix : est-ce que Washington sera capable d’imposer ses
propres compagnies ou est-ce que le gouvernement irakien va
commencer à diversifier ses partenaires dans le secteur pétrolier,
en négociant avec des entreprises russes, chinoises, et –
pourquoi pas ? – iraniennes ?
Un récent rapport au
Pentagone estimait que la milice de Moqtada al-Sadr est une
menace plus importante pour les militaires étasuiens que les
forces de l’insurrection, et Newsweek a appelé Al-Sadr
"l’homme le plus dangereux en Irak". Qu’en
penses-tu ?
Gilbert Achcar : Ils ont tout à fait à
raison, et ce à plusieurs titres. Malgré les actions
militaires qu’ils engagent continuellement contre les troupes
d’occupation, Moqtada al-Sadr et ses forces ne leur nuisent
pas plus que, par exemple, certains des groupes sunnites
"insurgés", comme ils les appellent. Le véritable
enjeu n’est pas d’ordre purement militaire, mais une
combinaison de considérations politiques et militaires. Sadr
est un ennemi de taille pour l’occupation parce qu’il est très
populaire. Parmi les forces ayant une position radicale contre
l’occupation, les siennes sont les seules qui jouissent d’un
soutien populaire massif et qui sont capables d’organiser ce
soutien. En outre, cet appui leur vient des Arabes chiites, qui
constituent la communauté majoritaire, comprenant 60% de la
population irakienne. Ajoutons à cela le fait que Moqtada
al-Sadr a conclu une alliance avec l’Iran, ce qui a fortement
accru la menace qu’il représente aux yeux de Washington.
C’est pour cette raison qu’il est unanimement considéré
par l’establishment étasunien comme « l’homme le plus
dangereux d’Irak ». Il l’est effectivement. Ils
essaieront donc par tous les moyens de s’en débarrasser. Il
sait parfaitement bien qu’il constitue une cible prioritaire.
Il cherche à se protéger, en sachant que s’ils trouvaient un
moyen de l’assassiner, ils le feraient sans hésiter. Ses
milices, l’armée Du Mahdi, sont également une cible [des
arrestations de quelques centaines de miliciens ont été opérées
dernièrement].
L’un des principaux objectifs de la prétendue
« nouvelle stratégie » de l’administration Bush
en Irak est de chercher à susciter des divisions au sein de la
coalition chiite, en vue de créer une alliance de forces qui
comprendrait les Kurdes, quelques forces arabes sunnites et les
Arabes chiites qui seraient disposés à collaborer avec
l’occupant. Elle vise à isoler Sadr de manière à pouvoir
frapper ses milices. Ce qu’on ne sait pas encore, c’est si
d’autres membres de la coalition chiite accepteront ce projet.
Pour le moment, ils n’ont pas l’air de chercher à exclure
les sadristes. La raison principale en est probablement l’Iran,
qui détient un puissant levier sur ces forces, et en
particulier sur le SCIRI. Téhéran est vigilant, elle exerce
une forte pression pour contrecarrer le scénario que Washington
essaie de mettre en oeuvre. L’Iran s’efforce de maintenir
l’unité de la coalition chiite, d’empêcher que des heurts
ne se produisent entre les forces chiites, et d’éviter une
situation où les sadristes se trouveraient isolés face à
l’occupation.
Quelle est votre évaluation de Moqtada al-Sadr ?
Gilbert Achcar : Tout d’abord, Moqtada al-Sadr est évidemment
un fondamentaliste islamique chiite - il n’y a qu’à voir
« l’ordre moral » que ses partisans imposent dans
les régions qu’ils contrôlent. Mais ce n’est pas là sa
principale caractéristique.
En effet, il y a toutes sortes d’autres variétés
de fondamentalismes islamiques en Irak. Ainsi, par exemple,
toutes les autres composantes majeures de la Coalition chiite
unifiée d’Irak sont également des forces fondamentalistes
islamiques. En réalité, ce qui distingue le courant de Moqtada
al-Sadr est qu’il s’agit d’une variété populiste de
fondamentalisme islamique. Son populisme se traduit, d’une
part, par une opposition dure contre l’occupation qui reflète
les aspirations de larges secteurs de la population, surtout à
Bagdad, où ils sont le plus directement confrontés à
l’occupation, et dans certaines régions du sud du pays.
D’autre part, son populisme s’exprime par le fait que son
mouvement essaie de parler au nom des masses dans leurs
manifestations contre les conditions de vie déplorables. Ils
s’expriment et s’organisent contre le manque de services
publics, contre tout ce qui ne va pas, sans oublier de mettre
chaque fois la responsabilité des conditions déplorables sur
le compte de l’occupation – et non pas sur le gouvernement
Maliki ou, précédemment, celui de Jaafari. C’est en
endossant de telles revendications et en maintenant sa position
radicale contre l’occupation que le courant sadriste a pu
devenir, en quelques années, une force impressionnante. Dans
les premiers mois de l’occupation, Sadr n’avait qu’un
petit groupe, et certains pensaient qu’il resterait quantité
négligeable. Mais au bout de quelques mois, le groupe a pris de
l’ampleur, et en 2004 il a eu des affrontements avec
l’occupant, et le courant sadriste a commencé à être
reconnu comme une menace sérieuse pour l’occupation. Depuis
lors, ce courant a continué à se construire, surtout par des
moyens politiques, obtenant une présence très forte dans le
pays. On pense que c’est le courant militant les plus
populaire parmi les chiites.
L’attaque sectaire anti-chiite à Samarra [au
nord-est de Bagdad, à quelque 125 km] en février 2006, il y a
presque une année, a été un tournant majeur dans la situation
en Irak et a fortement contribué à accélérer le glissement
vers une guerre communautariste. L’armée du Mahdi, composée
de milices qui se disent loyales à Moqtada al-Sadr, ou du moins
des secteurs significatifs de celle-ci, a participé aux représailles
communautaires qui ont suivi l’attaque de Samarra. Depuis
lors, des sections de l’armée du Mahdi ont été profondément
engagées dans la guerre sectaire. Aux yeux de leur communauté,
ils apparaissent comme des forces défensives protégeant les régions
chiites contre les forces communautaires sunnites. Mais aux yeux
des Arabes sunnites, ils apparaissent comme une force sectaire
chiite, et on les accuse de crimes sectaires, de représailles,
de tueries en masse et ainsi de suite. Cela a évidemment porté
atteinte à la crédibilité dont jouissait Sadr en 2004 et
2005, quand il apparaissait comme une force irakienne arabe
nationaliste opposée à l’occupation. Son image est
maintenant réduite à celle d’une force sectaire chiite, une
branche armée de la communauté chiite. Ce qui a évidemment
affecté négativement son propre projet politique, qui était
de construire son leadership comme étant irakien et
trans-sectaire.
Quelques comptes rendus
suggèrent que Sadr ne contrôle plus certains membres de l’Armée
du Mahdi. Pensez-vous que ce soit le cas ?
Gilbert Achcar : Je pense que cela est
parfaitement exact. L’armée du Mahdi, liée à Sadr, est tout
à fait différente de l’organisation du SCIRI de Badr. Cette
dernière est une organisation quasi-militaire qui a été
rassemblée et entraînée en exil en Iran, alors que Saddam
Hussein était encore au pouvoir, et qui est revenue en Irak après
l’invasion des Etats-Unis. Il s’agit d’une organisation
avec une structure de commandement forte et un fonctionnement et
une centralisation de type militaire, alors que l’armée Mahdi
est une armée composée de couches paupérisées (d’une
populace) qui s’est développée sous l’occupation, presque
à partir de rien. Comme je l’ai déjà dit, cette force
s’est d’abord construite en arborant l’étendard de la
lutte contre l’occupation, avant d’être prise dans la
guerre communautariste. Mais dans ce double contexte politique,
elle s’est développée de manière impressionnante, et ce
malgré son manque d’organisation ou structure de
commandement, et cette croissance s’est poursuivie durant
l’année dernière. Il est donc très difficile de la contrôler.
Moqtada al-Sadr n’a pas une structure appropriée
pour exercer un réel contrôle sur une force aussi importante
et, par conséquent, il y a des pans entiers de l’armée du
Mahdi qui sont au-delà de son contrôle. Pour ces forces,
Moqtada al-Sadr est un symbole politique, et un dirigeant. Elles
se réfèrent à lui, mais ne sont pas intégrées dans une
pyramide hiérarchique comme la structure militaire de
l’organisation Badr. Dans ce sens, effectivement, il y a des
secteurs de l’armée du Mahdi – sinon l’armée Mahdi dans
son ensemble – qui échappent au contrôle direct de Moqtada
al-Sadr. Il maintient son influence politique, mais ce n’est
pas la même chose qu’un contrôle sur des forces armées,
surtout lorsqu’on se trouve au milieu d’une bataille, ou
face à des représailles.
Est-ce que l’ayatollah
Ali al-Sistani est encore la figure la plus influente du pays ?
Gilbert Achcar : J’ai déjà répondu en
partie à cette question dans ce qui précède. En effet, si
Moqtada al-Sadr lui-même n’arrive pas vraiment à contrôler
« l’armée » qu’il revendique comme étant la
sienne, comment peut-on attendre de Sistani qu’il contrôle réellement
l’ensemble de la population chiite ?
En termes d’influence spirituelle et même
politique au sens large, il est encore influent et respecté.
Mais il est clair que la situation a également échappé à son
contrôle lorsque le pays a commencé à sombrer dans la guerre
communautaire, il y a une année, depuis l’attaque de Samarra.
Cet évènement n’a pas seulement constitué une défaite pour
le projet politique de Moqtada al-Sadr, mais représente également
un échec majeur pour Sistani, qui avait jusque-là œuvré pour
éviter un éclatement de la situation et notamment pour prévenir
des représailles massives de la part des chiites. Il avait émis
beaucoup de fatwas et de déclarations, allant jusqu’à
affirmer que même si des milliers d’Irakiens chiites étaient
tués dans des attaques communautaristes, ils n’entreraient
pas dans une logique de représailles et ne seraient pas attirés
par la dynamique d’une guerre communautaire, qui serait un piège
pour tous. Mais quelle que soit son influence, Sistani ne peut
l’exercer qu’au moyen de proclamations et de l’autorité
religieuse, spirituelle. A un moment donné, la situation
s’est tellement détériorée que cette d’influence a été
neutralisée.
L’attaque de Samarra a été la goutte d’eau
qui a fait déborder le vase (le brin de paille qui a cassé le
dos du chameau), l’évènement qui a constitué un tournant
majeur. Il est clair que cet incident a été préparé par une
longue accumulation d’évènements qui l’ont précédé :
attaques « sectaires » contre les chiites, attentats
suicides, voitures piégées, et ainsi de suite, tuant des
centaines et des centaines de chiites et suscitant un profond
ressentiment parmi eux. Jusqu’à Samarra, les chiites se contrôlaient
encore au niveau des masses, même s’il y avait bien sûr
beaucoup de représailles qui avaient lieu au moyen de différents
canaux, dont un était le Ministère de l’intérieur
lorsqu’il est passé sous le contrôle de l’organisation
Badr. Mais l’attaque de Samarra a constitué un point de
non-retour, après lequel le contrôle n’était plus possible,
qu’il s’agisse de l’influence spirituelle de Sistani ou du
contrôle politique par Moqtada al-Sadr sur ses propres troupes.
La violence communautariste
en Irak a-t-elle dépassé le point de non-retour ? Une
guerre civile totale est-elle dès lors inévitable ?
Gilbert Achcar : C’est difficile à dire.
On peut espérer que ce ne soit pas le cas et pour vérifier
cela, il n’y a, comme je l’ai déjà dit, qu’une seule
solution : établir un calendrier pour le retrait des
troupes de la coalition, ce qui contraindrait les principales
forces irakiennes à essayer de trouver une sorte de modus
vivendi, un moyen de vivre ensemble en attendant un règlement
futur durable. Sinon, il est très difficile de faire un
quelconque pronostic. Laissez-moi répéter que personne ne peut
sérieusement entrevoir s’il existe encore une façon de
sortir de la situation sans une explosion totale. Le seul fait
établi est que la présence des troupes étasuniennes n’aide
pas à prévenir l’apparition du pire, et que plus ces troupes
resteront, pire cela sera de toute façon. Jamais, depuis le début
de l’occupation, il n’y a eu une telle détérioration de la
situation. Et ce n’est certainement pas le fameux
accroissement des troupes, annoncé récemment par George W.
Bush qui va y changer quelque chose par magie !
Qui selon toi obtiendrait
l’avantage dans une guerre civile totale ?
Gilbert Achcar : Cela dépend aussi de trop
nombreux facteurs. C’est une situation très complexe. Pour
pouvoir apporter une quelconque réponse à cette question, il
faut deviner de quel type de guerre civile il s’agirait et
entre quels adversaires. En effet, ce ne serait pas juste les
chiites contre les sunnites. Il y a également le facteur kurde.
Et, aussi bien parmi les chiites que parmi les sunnites, il
existe d’importantes divisions. Dans le cas d’une guerre
ouverte, il est difficile de savoir qui se battrait contre qui.
En termes de régions communautaires / ethniques, il y aurait
bien sûr la poursuite du « nettoyage » qui se déroule
depuis quelques années déjà. Au-delà de ce « nettoyage »
ethnique, la confrontation pourrait passer d’une guerre de manœuvres
à une guerre de positions qui stabiliserait plus ou moins la
partition du pays.
Les chiites auraient peu de
raisons d’essayer d’envahir des régions sunnites arabes,
laisseraient tranquilles les zones kurdes et les sunnites arabes
devraient reconnaître le fait qu’ils n’ont aucune chance en
se battant contre les chiites, bien plus nombreux et soutenus
par l’Iran. La région autour de laquelle une guerre prolongée
pourrait durer le plus est Kirkouk : les sunnites arabes et
les Kurdes, qui en gros sont en même nombre que les sunnites,
se battraient sauvagement pour mettre la main sur – ou pour récupérer
– cette région qui est l’unique région pétrolière
importante que les deux communautés pourraient raisonnablement
considérer comme étant à leur portée. L’occupation étasunienne
de l’Irak a visiblement été un désastre, même du point de
vue des intérêts de des élites nord-américaines. Il y a
beaucoup de gens qui essayent maintenant de comprendre comment
cette catastrophe a pu se produire. Etait-ce erroné de démobiliser
l’armée de Saddam Hussein et d’ordonner la debaasification ?
Gilbert Achcar : Erroné ? Cela dépend
pour qui ! Du point de vue des intérêts impériaux des
Etats-Unis, du point de vue du contrôle étasunien sur l’Irak,
l’administration Bush n’a opéré qu’une suite de mauvais
choix, à commencer par celui d’envahir l’Irak. L’on
pourrait arguer du fait que, vue sous cet angle, la décision
d’envahir le pays a été en elle-même une erreur majeure.
Cependant, on peut aussi penser qu’il aurait
pu y avoir des moyens efficaces pour imposer le contrôle impérial
des Etats-Unis sur l’Irak à travers une intervention
militaire, mais cette voie aurait impliqué une tentative sérieuse
de conclure un accord avec les secteurs les plus importants de
l’appareil d’Etat baasiste irakien. C’était possible,
cela a été envisagé et même préparé, mais a été mis au
rancart peu avant l’invasion. Du point de vue des intérêts
impériaux des Etats-Unis, il y avait en effet une possibilité
d’au moins essayer de diriger l’Irak à travers les plus
gros secteurs de l’appareil du Baas, mais sans Saddam Hussein,
et d’accaparer ainsi ce qui intéresse le plus les Américains,
à savoir une influence majeure sur le pays et le contrôle sur
la production de pétrole et de ses exportations. Vu sous cet
angle, le fait de démobiliser l’armée et procéder à la
debaasification fut en effet une erreur mortelle.
Mais, était-ce moralement condamnable ?
Etait-ce erroné du point de vue des intérêts des chiites
arabes ? C’est pourquoi j’ai dit que le « était-ce
erroné ? » dépend du « pour qui ? ».
La debaasification – exception faite de ses excès – n’était
certainement pas condamnable du point de vue moral, car le parti
Baas exerçait une dictature cruellement meurtrière. Le reste
est un problème de calcul qui dépend de quels intérêts vous
mettez dans la balance. Vu depuis l’angle des intérêts des
chiites arabes, démanteler minutieusement l’appareil d’Etat
baasiste était sans doute une condition indispensable pour
obtenir une réelle majorité capable de gouverner en Irak.
Penses-tu que le retrait
des Etats-Unis d’Irak conduira à une aggravation de la
violence communautaire ? Le retrait conduira-t-il à la
victoire des fondamentalistes, qu’ils soient baasistes ou
islamiques ?
Gilbert Achcar : La victoire des
fondamentalistes islamiques est quelque chose que l’on peut déjà
considérer comme acquis. Les baasistes n’ont bientôt plus
assez de pouvoir pour être en mesure de regagner le contrôle
sur la situation – probablement même pas dans les régions
sunnites arabes. Selon les renseignements que l’on peut glaner
de sources irakiennes, il ne semble pas qu’il existe encore de
contrôle important exercé par l’appareil baasiste, dans un
sens centralisé ou organisé. Les restes de l’appareil
baasiste ont pour la plupart éclaté en de nombreux groupes qui
ne se réclament d’aucune allégeance au baasisme.
D’ailleurs, dans une certaine mesure, il semble que Al-Qaida
ait atteint plus de force en Irak que tout ce qui pourrait
rester de l’appareil loyaliste du parti Baas « pro-Saddam ».
Cela me ramène à la question concernant une guerre civile
ouverte. Ce qui arriverait, ce serait l’éclatement de facto
du pays : le pays serait divisé en différentes régions
basées, d’un côté, sur des différences communautaires
religieuses ou ethniques et, probablement, de l’autre côté,
sur des courants politiques différents. Ce qui signifie qu’il
n’y aurait pas une région sunnite arabe, mais plutôt différentes
forces sunnites contrôlant des segments d’un territoire et
s’affrontant entre elles, la même chose étant vraie du côté
chiite. C’est là l’issue la plus probable d’une guerre
civile ouverte. Cela ressemblerait au genre de situation qui a
prévalu dans mon propre pays, le Liban, après 1975, lorsque le
pays n’était pas seulement divisé en deux larges camps, mais
également tombé sous le contrôle de différents seigneurs de
guerre avec des sous-entités à l’intérieur de chaque camp ;
un modèle répété plus tard en Afghanistan. Un néologisme a
même été créé pour décrire cette situation : la
« libanisation ». L’Irak court en effet le risque
d’une totale « libanisation ». Les Etats-Unis ont
capturé et détenu des Iraniens en Irak et ont accusé l’Iran
de s’immiscer dans les affaires du pays. L’administration
Bush a prétendu que certains des engins explosifs sophistiqués
utilisés contre les troupes étasuniennes en Irak venaient d’Iran,
avec des entraînements fournis par le Hezbollah. Dans quelle
mesure penses-tu que l’Iran soit impliqué ? Existe-t-il
des groupes chiites soutenus par l’Iran engagés dans des
confrontations militaires avec les forces étasuniennes ?
Gilbert Achcar : Oui, sans aucun doute. Les forces chiites
irakiennes sont en train de mener un combat de résistance
contre les troupes de la coalition. Si vous visitez les sites
consacrés à l’Armée du Mahdi ou aux sadristes, vous
trouverez une longue liste des opérations militaires contre les
troupes d’occupation, autant que des plaintes concernant le
black-out par les médias. Ils se plaignent du fait que les médias
ne rapportent pas les actions de résistance ayant lieu dans les
territoires chiites, mais seulement celles ayant lieu dans les
territoires sunnites. Il y a sans aucun doute une lutte de résistance
dans les territoires chiites, principalement au moyen des
« EEI » (Engins Explosifs Improvisés) et autres
dispositifs de ce genre, plutôt que par des attaques frontales
directes contre les troupes d’occupation, même si on peut également
lire des choses au sujet de ce dernier type d’actions. Il
n’est pas du tout absurde de croire que l’Iran puisse avoir
un intérêt à soutenir ces actions d’une manière ou d’une
autre, à condition que ce soutien n’apparaisse pas trop
clairement. L’Iran agit de façon qui ressemble de près à ce
que l’on nomme aux Etats-Unis une action secrète, et dont les
Etats-Unis sont de grands spécialistes, comme vous le savez.
Que cherche à obtenir l’Iran de cette manière ? D’un
côté, bien sûr, c’est dans l’intérêt de Téhéran que
les troupes étasuniennes restent coincées dans un bourbier en
Irak à un moment où l’administration Bush essaie de bloquer
l’Iran en exerçant de fortes pressions sur lui, avec des
menaces d’action militaire, etc.
D’un autre côté, l’Iran est engagé dans
une confrontation régionale avec Washington et il y a deux
aspects à cette question. L’un est défensif, dans la mesure
où c’est Washington qui est sur l’offensive, qui cible l’Iran,
parle de changement de régime et tout cela. Ce n’est pas Téhéran
qui essaie de forcer le régime de Washington à changer, mais
le contraire – même si on peut penser que Téhéran est intéressé
à accélérer la défaite politique de l’administration Bush,
mais ce n’est pas exactement le même genre de « changement
de régime » !
L’autre aspect de cette confrontation régionale
iranienne, qui pourrait dépasser l’aspect défensif, est que
Téhéran est intéressé à étendre son influence dans la région
pour former une sorte de zone-tampon, une région protectrice
formée d’Etats amis. Cela a aussi une portée économique. En
parlant du pétrole, j’ai dit que les Irakiens pourraient également
trouver un accord avec des compagnies de pétrolières
iraniennes, parce que l’Iran a des moyens dans ce domaine,
bien que ces derniers ne soient pas comparables à ceux dont
disposent les compagnies pétrolières occidentales.
Enfin, il y a le facteur idéologique, qui ne
doit pas être négligé. Il y a, d’une part, la dimension
fondamentaliste islamique, qui s’adresse à toutes les
composantes du fondamentalisme islamique, qu’il soit chiite ou
sunnite, et, d’autre part, il y a la dimension communautariste.
J’entends par là la solidarité communautaire chiite, celle
qui s’étend au-delà de l’Irak et du Liban à tous les
chiites opprimés peuplant les régions d’Arabie saoudite
produisant du pétrole, autant qu’à ceux qui constituent la
majorité opprimée au Bahreïn et aux nombreuses minorités
chiites dans le vaste Moyen-Orient. Si vous mettez tous ces
facteurs ensemble, vous pouvez vous faire une idée de la
palette de raisons et de motivations qui se cachent derrière
les actions iraniennes dans la région. Quelles conséquences
les plus probables vois-tu dans les différentes propositions
politiques qui ont été mises récemment en avant : (a)
l’accroissement de troupes de Bush qui ajoute 21’500 hommes
aux troupes étasuniennes sur place ; (b) les
recommandations du comité Baker-Hamilton ; (c) la
proposition Peter Galbraith-Joe Biden-Leslie Gelb de diviser
l’Irak en trois pays séparés. Gilbert Achcar : Ce ne
sont pas les 21’500 soldats de plus qui sont l’aspect
principal de la croissance de la présence militaire. Si ce n’était
que cela, ce serait en effet tout à fait ridicule, car
lorsqu’il y a déjà plus de 130’000 hommes sur place, le
fait d’y ajouter 20’000 de plus en croyant qu’ils vont
pouvoir qualitativement changer la situation n’aurait aucun
sens.
Ledit « renforcement » fait partie
d’une manœuvre dont la portée est plus large et grâce à
laquelle l’administration Bush essaie de rassembler une
coalition de forces irakiennes, incluant les Kurdes et certaines
des forces sunnites et chiites arabes, dans le but d’isoler
l’insurrection extrémiste sunnite d’un côté, et de
l’autre, Moqtada al-Sadr, qui est considéré comme l’ennemi
principal. L’administration Bush essaie de faire tout cela en
laissant de côté l’élément le plus important et le plus
original de la proposition Baker-Hamilton, à savoir la
recherche d’un accommodement régional (et un engagement
diplomatique) avec l’Iran et la Syrie dans le but d’obtenir
leur aide dans la stabilisation de l’Irak sous suzeraineté
des Etats-Unis. C’est précisément pour cela que je pense que
cette stratégie, qui est celle de Washington actuellement,
n’a pas de réelle chance de succès. En substance,
l’administration Bush est en train de donner un coup d’accélérateur
alors qu’elle se trouve devant une sorte de barrage routier.
Elle se montre complètement bornée et incapable de tirer la
moindre leçon de ses propres expériences.
Pour en revenir aux recommandations
Baker-Hamilton, elles sont basées sur le type de scénario avec
lequel les Etats-Unis ont quitté le Vietnam. Sous Nixon, cela a
consisté à engager un dialogue avec l’Union soviétique et
la Chine, après avoir reconnu la profondeur du bourbier au
Vietnam et l’immense difficulté à laquelle les Etats-Unis
devaient faire face, situation gravement compliquée par la détérioration
de la situation aux Etats-Unis mêmes. Face à cette situation générale
et à l’adversité, l’administration Nixon-Kissinger avait,
plus réalistement, décidé de s’engager avec les sponsors de
la résistance vietnamienne [la Chine et l’URSS] et
d’essayer de jouer les uns contre les autres. Ils tentèrent
d’enfoncer le coin plus loin encore impliquant la Chine et
l’Union soviétique, ce qui est la manœuvre stratégique que
les partisans de la ligne Baker-Hamilton voudraient aussi
essayer de mettre en place. Ils voudraient de même tenter de détacher
la Syrie de l’Iran et de passer des accords séparés avec
chacun des deux pays, jouant sur les possibles contradictions
entre les deux régimes. Cela aurait plus de sens que la
position totalement conflictuelle adoptée par Bush alors
qu’il se trouve en position de faiblesse. Ce serait une stratégie
plus rationnelle étant donné les difficultés que les
Etats-Unis doivent maintenant affronter en Irak. Mais même
ainsi, comme au Vietnam, il n’y aurait absolument aucune
garantie de succès. Cela pourrait peut-être aider les
Etats-Unis à se dépêtrer de l’Irak, mais cela ne pourrait
en aucun cas garantir un quelconque contrôle à long terme sur
l’Irak de la part de Washington. Cela pourrait juste conduire,
comme au Vietnam en 1975, à une perte totale du pays dans un
court ou moyen terme.
Il en va de même en ce qui concerne les
propositions de diviser l’Irak en trois parties, du moins dans
les conditions actuelles. En effet, de telles propositions
seraient certainement dénoncées par les principaux secteurs
irakiens comme étant un complot impérialiste pour une
partition du pays, comme il y en a eu tant dans l’histoire
moderne du Moyen-Orient. De plus, et c’est le problème le
plus sérieux, du point de vue des intérêts impériaux des
Etats-Unis, cela finirait par créer un Etat chiite dans le sud
de l’Irak. Un Etat chiite qui contrôlerait naturellement la
part la plus importante du pétrole irakien puisque c’est
justement dans les régions chiites du sud de l’Irak que se
trouve l’essentiel des réserves de pétrole de l’Irak. Cela
créerait potentiellement un immense problème pour les
Etats-Unis, parce qu’un tel Etat chiite – par les dynamiques
mêmes des politiques régionales et par le fait que les plus
importantes forces chiites irakiennes sont aujourd’hui proches
de l’Iran – s’allierait avec Téhéran et se trouverait
opposé au Royaume saoudien. A la lumière de ce que j’ai
mentionné au sujet des régions productrices de pétrole du
Royaume saoudien peuplées par des chiites, cela conduirait au
pire scénario pour les intérêts de Washington. Mais, en
premier lieu et en tout cas, le fait même d’essayer de
diffuser cette idée de trois entités séparées entraînerait
véritablement une guerre civile ouverte : au lieu d’éviter
une telle guerre, elle en serait la source !
Toutes ces propositions ne font que montrer que
les projets étasuniens pour le contrôle de l’Irak sont
actuellement très sérieusement compromis. C’est la raison
pour laquelle il y a autant d’articles dans la presse de
l’establishment reprochant à l’administration Bush
d’avoir créé un tel pétrin et d’être responsable de ce
qui semble déjà être la plus importante défaite du projet
impérialiste des Etats-Unis, du moins au cours de l’histoire
récente.
Que fera Washington à
court terme, à ton avis ?
Gilbert Achcar : C’est une question à
laquelle je n’ai pas de réponse, car je ne crois pas que les
membres de l’administration Bush eux-mêmes le sachent. Ils
tentent de naviguer à vue, refusant de reconnaître que le
bateau est en train de couler.
Dans quelle mesure le mouvement anti-guerre
a-t-il eu un impact sur la politique ou sur les politiciens ?
Gilbert Achcar : En ce qui concerne les Etats-Unis, vous êtes
le plus à même de répondre, puisque vous y vivez *.
Cependant, si nous regardons au-delà, vers les autres pays
impliqués dans la guerre, nous avons vu que le mouvement
anti-guerre a fait une réelle différence. Je pense à l’Espagne
ou à l’Italie, et à d’autres pays où le mouvement
anti-guerre a conduit au retrait de leur pays de la « coalition
des volontaires ». De plus, la contribution décisive du
dossier irakien à la perte de crédibilité de Tony Blair est
bien connue. Aux Etats-Unis, aussi longtemps que
l’administration Bush était capable d’obtenir une majorité
électorale, celle-ci pouvait plus ou moins ignorer la pression
du mouvement anti-guerre, d’autant que, à l’exception de
quelques rares moments culminants, le mouvement n’a pas été
en mesure de maintenir ses activités de façon soutenue à un
niveau élevé.
Néanmoins, la campagne politique prolongée
contre la guerre et les révélations sur ce qui était en train
de se passer en Irak ont conduit au rejet de l’administration
Bush et de sa majorité républicaine lors des dernières élections
[en novembre 2006]. Cela ne veut pas dire que la majorité
actuelle au Congrès soit contre la guerre, loin de là, mais
ces gens ont été amenés à se trouver dans la majorité
actuelle par le rejet de la politique de Bush. Aussi bien sa
politique étrangère, incarnée par l’aventure irakienne, que
sa politique intérieure, marquée par le désastre qu’a été
l’ouragan Katrina [à La Nouvelle-Orléans, août 2005]. Le
fait qu’aujourd’hui il existe une aussi forte division au
sein de l’establishment sur le dossier de l’Irak est également
une preuve de l’importance du mouvement anti-guerre et des
pressions que celui-ci a exercées, et qui deviennent plus
efficaces lorsque les faits tendent à confirmer de façon
indiscutable ce qu’il a dénoncé, comme c’est le cas en
Irak.
Quels devraient être les
mots d’ordre du mouvement anti-guerre maintenant ?
Gilbert Achcar : Les mêmes que ceux
qu’il a lancés – ou aurait dû lancer – depuis le début.
A savoir : dire « Out now » (Dehors maintenant !),
c’est-à-dire la revendication d’un arrêt de
l’intervention des Etats-Unis en Irak. Cela signifie exiger
que l’administration étasunienne prenne la décision de
quitter l’Irak et établisse un calendrier de retrait des
troupes des Etats-Unis sur une période qui n’excède pas
quelques mois. Cela rejoindrait la demande de la majorité de la
population irakienne, aussi bien que les vœux de la majorité
de la population des Etats-Unis. (Traduit par « A
l’encontre »)
* Gilbert Achcar a grandi au Liban. Il enseigne
les sciences politiques à l’Université de Paris-VIII. Il est
l’auteur, parmi d’autres ouvrages, Le choc des barbaries, Ed.
10-18, 2004 ; L’Orient incandescent, Ed. Page deux, 2003 ;
et, en 2007, aux Ed. Textuel, La guerre des 33 jours : La
guerre d’Israël contre le Hezbollah au Liban et ses conséquences.
Cet entretien a été réalisé par Stephen R. Shalom et Chris
Spannos et publié sur le site Znet le 22 janvier 2007.