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Stratfor.com
Le coup de sang d'Erdogan
à Davos et l'avenir de l'Etat turc
La réémergence de la puissance turque
George Friedman
A Davos, Erdoğan s’exprime sans fioritures, et Peres n’en croit
pas ses écouteurs !
Erdogan's Outburst and the Future of the Turkish State
Turkey’s Re-Emergence
on Geopolitical Intelligence Report, 2 février 2009
Le Premier ministre turc a littéralement
explosé de colère, au cours d’un débat public avec le
président israélien
Shimon Peres, lors du sommet international du Forum Economique
Mondial de Davos (en Suisse), la semaine dernière. Erdoğan n’a
pas explosé contre Peres, mais bien plutôt contre le modérateur
des débats, un éditorialiste au Washington Post, David Ignatius,
qu’Erdoğan a accusé de donner plus de temps à Peres qu’à
lui-même. Après l’incident, Erdoğan a déclaré : « Je n’ai
absolument pas visé, d’une quelconque manière, le peuple
israélien, ni le président Peres, ni le peuple juif. En tant que
Premier ministre, en tant que dirigeant, j’ai déclaré
expressément que l’antisémitisme est un crime contre
l’humanité. »
Seulement voilà : la presse internationale
s’est focalisée non pas sur les points les plus subtils du
raisonnement d’Erdoğan, mais bien plutôt sur ses attaques contre
la politique d’Israël à Gaza et sur sa sortie colérique, dont
beaucoup ont pensé qu’elles visaient aussi bien Israël que
Peres. Nous soupçonnons Erdoğan d’apprécier une certaine
confusion. La Turquie est effectivement un allié d’Israël. Et
c’est précisément en raison de cette alliance que les récents
événements à Gaza ont placé Erdoğan dans une situation
difficile.
Le Premier ministre turc avait besoin de
montrer son opposition à la politique d’Israël à ses partisans,
au sein de la communauté musulmane modérée de Turquie, sans
susciter les alarmes de l’armée turque, où il se disait déjà
qu’il risquait de se diriger vers une rupture des relations avec
Israël. Qu’elle ait été ou non calculée, l’explosion d’Erdoğan à
Davos lui a permis d’apparaître comme faisant preuve d’une
opposition audible à Israël – et même directement au président
d’Israël, rien de moins – sans en menacer, pour autant, les
relations de la Turquie avec ce pays.
Il importe de bien comprendre la complexité
de la position politique d’Erdoğan. Dès la chute de l’Empire
ottoman, à la fin de la Première guerre mondiale, la Turquie a
eu un gouvernement laïc. Le sécularisme du gouvernement était
constitutionnellement garanti par l’armée, dont le rôle
essentiel était de protéger le legs de Mustafa Kemal Atatürk, le
fondateur de la Turquie moderne, laïque, qui se servit de
l’armée comme d’un instrument pour l’édification de la nation
turque. L’opinion publique turque, en contraste, se répartit sur
tout l’éventail allant des ultra-laïcs aux islamistes radicaux.
Erdoğan est un islamiste modéré, qui a été
démocratiquement élu. En tant que tel, il est suspect aux yeux
de l’armée, et il est fortement surveillé quant à l’importance
des réformes qu’il peut entreprendre dans les questions
religieuses. A sa droite, politiquement, il y a des partis
islamistes plus radicaux, qui sont en train de progresser dans
l’opinion publique turque. Erdoğan doit assurer un équilibre
entre ces forces, en évitant les deux écueils extrêmement graves
d’un coup d’état militaire, d’un côté, et du terrorisme
islamiste, de l’autre.
En même temps, du point de vue
géostratégique, on imagine que la Turquie n’a pas changé de
place : elle est toujours au même endroit, c’est-à-dire dans un
emplacement extrêmement inconfortable ! L’Asie mineure est le
pivot de l’Eurasie. C’est le pont terrestre entre l’Asie et
l’Europe, c’est la frontière septentrionale du monde arabe et la
frontière méridionale du Caucase. Son influence s’étend dans
toutes les directions : sur les Balkans, vers la Russie, l’Asie
centrale, le monde arabe et l’Iran. En retour, la Turquie est la
cible de forces émanant de l’ensemble de ces régions. Ajoutons à
cela le fait que la Turquie contrôle le Bosphore, qui fait
d’elle l’interface entre la Méditerranée et la Mer Noire, et le
casse-tête de la position géostratégique de la Turquie devient
évident : en permanence, la Turquie est, soit soumise à des
pressions de ses voisins, soit en train d’exercer des pressions
sur lesdits voisins… En permanence, elle est tiraillée vers
l’extérieur, dans de multiples directions. Inutile de préciser
que, bien entendu, la Méditerranée orientale ne fait pas
exception…
La Turquie dispose de deux solutions pour
relever son défi géopolitique : l’isolationnisme laïc, et
l’internationalisme islamiste.
A/
L’isolationnisme laïc
Du point de vue de l’armée, l’Empire
ottoman fut un désastre, qui entraîna la Turquie dans la
catastrophe que fut pour elle la Première guerre mondiale. Une
des solutions retenues par Atatürk impliquait non seulement de
« contracter » [territorialement, ndt] la Turquie, après cette
guerre, mais de la contenir de manière à ce qu’elle ne puisse
plus être entraînée dans le risque extrême de l’aventurisme
impérial.
Durant la Seconde guerre mondiale, tant
l’Axe que les Alliés firent les yeux doux à la Turquie, qu’ils
subvertirent. Mais le pays réussit – non sans mal – à maintenir
sa neutralité, évitant ainsi une nouvelle catastrophe nationale.
Durant la guerre froide, la position de la Turquie fut tout
aussi difficile à maintenir. Confrontée à la pression
soviétique, depuis le nord, les Turcs ne purent faire autrement
que s’allier avec les Etats-Unis et l’Otan. La Turquie possédait
quelque chose que les Soviétiques voulaient absolument : le
Bosphore, qui aurait donné à la marine soviétique un accès
totalement libre à la Méditerranée. Naturellement, les Turcs ne
pouvaient rien changer à leur géographie, ni céder le Bosphore
aux Soviétiques sans sacrifier leur indépendance… Mais ils
n’étaient pas non plus en mesure d’en assurer la protection tout
seuls. Ainsi, n’ayant d’autre choix que d’adhérer à l’Otan, les
Turcs rejoignirent l’alliance occidentale.
Sur cette question, on doit noter un haut
degré d’unité nationale. Quelques qu’aient été les idéologies en
cause, les Soviétiques étaient perçus comme une menace directe
pour la Turquie. Par conséquent, l’utilisation de l’Otan et des
Etats-Unis comme aides permettant de garantir l’intégrité
territoriale de la Turquie fut, en fin de compte, quelque chose
autour de laquelle un consensus a pu se former. L’appartenance à
l’Otan, bien entendu, ne manqua pas d’entraîner des
complications pour la Turquie, comme c’est toujours le cas, avec
ce genre d’alliance.
Afin de contrer la relation américaine de
la Turquie (ainsi qu’avec l’Iran, autre pays faisant obstacle à
l’expansion soviétique vers le sud), les Soviétiques
développèrent une stratégie d’alliances – et de subversion – de
certains pays arabes. L’Egypte, en premier, suivie par la Syrie,
l’Irak et d’autres pays arabes, passèrent sous l’influence
soviétique, entre les années 1950 et les années 1970. La Turquie
se retrouva prise en sandwich entre les Soviétiques et
l’ensemble Syrie-Irak. Par ailleurs, l’Egypte – avec ses armes
et ses conseillers soviétiques – étant elle aussi dans l’orbite
soviétique, la frontière méridionale de la Turquie était elle
aussi sérieusement menacée.
Face à cette situation, la Turquie avait
deux réponses possibles. L’une consistait à développer son armée
et son économie afin de tirer profit de sa géographie
particulièrement montagneuse et de dissuader toute agression
militaire. A cette fin, la Turquie avait besoin des Etats-Unis.
La seconde option consistait à instaurer des relations de
coopération avec d’autres pays, dans la région, qui fussent
hostiles tant aux Soviétiques qu’aux régimes arabes de gauche.
Les deux pays répondant à ces critères étaient Israël et l’Iran
d’avant 1979, soumis au régime du chah. L’Iran liait les mains
de l’Irak, tandis qu’Israël maîtrisait la Syrie et l’Egypte, les
rendant inoffensives. De fait, ces deux pays, l’Iran et Israël,
neutralisèrent la pression soviétique provenant du sud…
C’est ainsi que naquit la relation entre la
Turquie et Israël. Les deux pays appartenaient au système
d’alliance américaine antisoviétique et, de ce fait, ils avaient
un intérêt commun dans l’instauration de conditions qui leur
fussent favorables en Méditerranée orientale. Ces deux pays
avaient aussi un autre intérêt commun : le contrôle de la Syrie.
Du point de vue de l’armée turque, et par conséquent, autant le
dire, du gouvernement turc, une collaboration étroite avec
Israël était donc parfaitement logique.
B/
L’internationalisme islamiste
Toutefois, il existe une autre vision de la
Turquie : celle d’une Turquie-puissance musulmane ayant des
responsabilités transcendant sa propre sécurité nationale. Ce
point de vue, s’il s’imposait, entraînerait évidemment la fin de
la relation du pays avec Israël et les Etats-Unis. Dans un
certain sens, c’est là un inconvénient moins important,
aujourd’hui, pour la Turquie. Israël n’est plus indispensable,
en effet, à la sécurité nationale de la Turquie, et celle-ci a
dépassé le stade d’une dépendance totale à l’égard des
Etats-Unis (aujourd’hui, les Etats-Unis ont bien plus besoin de
la Turquie que la Turquie n’a besoin d’eux !).
Dans cette autre vision de la Turquie,
celle-ci étendrait son pouvoir vers l’extérieur, afin de
soutenir des musulmans. Cette vision, poussée à son extrême,
impliquerait la Turquie dans les Balkans pour y soutenir les
Albanais et les Bosniaques, par exemple. Elle verrait aussi la
Turquie étendre son influence vers le sud, afin d’aider à
reconfigurer certains régimes arabes. Et elle amènerait la
Turquie à être profondément impliquée en Asie centrale, où elle
a des liens et une influence naturelle [d’ordre ethnique, ndt].
Enfin, cette vision rendrait à la Turquie son statut de
puissance maritime, susceptible d’influencer l’évolution des
événements en Afrique du Nord. Il s’agit, en profondeur, d’une
vision très expansionniste, d’une vision qui requerrait le
soutien actif d’une armée turque qui est, pour le moment,
quelque peu réticente à quitter les pantoufles nationales et à
chausser les rangers…
Avec l’Indonésie, le Pakistan, l’Iran et
l’Egypte, la Turquie est une des cinq puissances majeures
(seulement) du monde islamique disposant de suffisamment de
puissance économique et militaire pour affecter en quoi que ce
soit leurs voisins immédiats. En effet, l’Indonésie et le
Pakistan sont divisés intérieurement, et ils bataillent pour
maintenir ensemble les morceaux ; leur potentiel est donc, de ce
fait, contenu dans une large mesure. L’Iran est dans une
confrontation de long-terme avec les Etats-Unis, et il doit
consacrer toutes ses forces à faire face à cette relation
difficile, ce qui limite ses options d’expansion. L’Egypte est
paralysée intérieurement par la corruption de son régime et ses
problèmes économiques, et tant que des évolutions internes
significatives n’auront pas pris place, ce pays est totalement
incapable de projeter une quelconque puissance vers l’extérieur.
Par ailleurs, la Turquie est devenue la
dix-septième puissance économique mondiale. Elle peut se vanter
d’un PIB bien plus important que celui de tout autre pays
musulman, Arabie saoudite comprise ; plus important que celui de
tous les pays de l’Union européenne, mis à part l’Allemagne, le
Royaume-Uni, la France, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas, et
près de cinq fois celui d’Israël. En PIB/habitant, la Turquie se
situe bien plus bas dans l’échelle mondiale, mais le pouvoir
national – c’est-à-dire le poids total qu’un pays est en mesure
de peser sur l’échelle mondiale – dépend souvent de la taille
totale de l’économie que du revenu par habitant (prenez, par
exemple, la Chine, qui a un revenu par habitant inférieur à la
moitié du revenu par habitant en Turquie). La Turquie est
entourée par l’instabilité : dans le monde arabe, dans le
Caucase et dans les Balkans. Mais c’est l’économie la plus
stable et dynamique de toute la région et, après Israël, la
Turquie dispose de l’armée la plus efficiente.
A l’occasion, la Turquie sort de ses
frontières. Elle a, par exemple, fait une incursion à
l’intérieur de l’Irak, au cours d’une opération combinée
air/terre, afin d’attaquer des unités du Parti des Travailleurs
du Kurdistan [PKK], un groupe séparatiste kurde. Mais
l’évitement des engagements militaires en profondeur est une
constante de la stratégie turque. Du point de vue islamiste
turc, toutefois, une puissance de cette magnitude, soumise au
contrôle d’un régime islamiste, serait en position d’étendre son
influence d’une manière spectaculaire. Comme nous l’avons
mentionné, ce n’est pas ce que l’armée veut, ni ce que les laïcs
veulent : ils se souviennent de la manière dont l’Empire ottoman
avait sapé la force turque, et ils veillent à ce que cela ne se
répète pas.
Le
défi, pour Erdoğan, et l’avenir de la Turquie
Il serait injuste d’accuser la Turquie
d’être une société profondément divisée. De fait, la Turquie a
appris à mettre du liant entre voix discordantes. Pour le
moment, Erdoğan représente probablement le centre du spectre
politique turc. Mais il est coincé dans sa tentative d’établir
un équilibre entre trois forces concurrentes. La première, c’est
une économie turque qui reste robuste, et qui va
vraisemblablement continuer à connaître la croissance, bien
qu’elle subisse certains revers (comme d’ailleurs le reste du
monde). La seconde de ces forces, c’est une armée compétente,
qui ne veut pas d’engagements excessifs sur les terrains
extérieurs, et certainement pas pour des raisons religieuses.
Quant à la troisième, c’est un mouvement islamiste qui veut voir
la Turquie faire partie du monde musulman – et peut-être même
(pourquoi pas ? – niçin olmasin ?, dirait-on en turc, ndt), en
prendre la tête.
Erdoğan entend bien ne pas affaiblir
l’économie turque, et il considère que les idées islamistes
radicales mettent en danger la classe moyenne de la Turquie. Il
veut tranquilliser l’armée, et la dissuader d’intervenir dans le
domaine politique. Il veut aussi donner un os à ronger aux
islamistes radicaux, qui pourraient faire sortir l’armée de ses
casernes, voire, pire, affaiblir l’économie… Ainsi, Erdoğan veut
contenter tout le monde à la fois : et le monde des affaires, et
l’armée, et les milieux religieux.
Ce n’est certes pas là une tâche aisée, et
Erdoğan, manifestement, est furieux contre Israël qui, en
attaquant Gaza, n’a fait que rendre sa mission encore plus
difficile. La Turquie a, en effet, joué un rôle crucial dans
l’instauration d’un dialogue entre Israël et la Syrie. Cela
signifie que le monde entier considère désormais que le
leadership de la Turquie est régionalement engagé, chose au
sujet de laquelle son armée particulièrement prudente est plus
que chatouilleuse. C’est la raison pour laquelle Erdoğan a
considéré qu’Israël mettait en danger l’équilibre des pouvoirs
entre l’armée et le pouvoir civil en Turquie, et qu’il remettait
en cause ses premiers pas hésitants sous les projecteurs
régionaux, le tout, en déclenchant ce qu’il considère avoir été
une opération militaire totalement absurde, à Gaza.
Néanmoins, Erdoğan ne veut pas rompre les
ponts avec Israël. C’est pourquoi, on l’a vu, il a engueulé le
modérateur. Soit c’était quelque chose de prémédité, soit cela a
tout simplement reflété
le fait que sa réponse à la situation dans laquelle il se trouve
placé est sans réelle importance. Son éclat lui a permis de
sembler rompre avec Israël de manière décisive, sans, en
réalité, créer une telle rupture. Ainsi, il a continué à réciter
sa tirade pour la galerie, tout en se tirant discrètement…
Toute la question est de savoir combien de
temps Erdoğan pourra maintenir l’équilibre. Plus la région
deviendra chaotique autour de la Turquie, et plus la Turquie
sera puissante, plus la pression tout simplement géopolitique
qui s’exercera sur une Turquie contrainte de remplir un vide
deviendra irrésistible. Ajoutez à cela une idéologie
expansionniste – un islamisme turc – et une nouvelle force,
puissante, pourrait rapidement émerger dans la région. La seule
chose qui puisse freiner ce processus, c’est la Russie. Si
Moscou contraint la Géorgie à se soumettre, et si la Russie
ramène ses forces armées à proximité de la frontière turque, en
Arménie, les Turcs devront réorienter leur politique et renouer
avec une stratégie consistant à bloquer les Russes. Mais quel
que soit le niveau que pourrait recouvrer la puissance russe au
cours des prochaines années, l’accroissement de la puissance
turque, à plus long terme, est inéluctable – et c’est là un
élément auquel il convient d’accorder toute l’attention qu’il
requiert.
Traduit
de l’anglais par Marcel Charbonnier
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