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Salon.com
Les
juifs américains sont-ils susceptibles de tirer la prise du lobby
juif ?
Gary
Kamiy
La
politique moyen-orientale déséquilibrée de Bush voguant de désastre
en désastre, des gens qui ne suivent pas la ligne de l’Aipac
commencent à se faire entendre
on
Salon.com, 20 mars 2007
http://www.salon.com/opinion/kamiya/2007/03/20/aipac/print.html
[C’est
là le deuxième article consacré au lobby juif américain à
paraître sur le site très connu et fréquenté de la revue [américaine]
Salon. Mais celui-ci semble relever plus d’une forme subtile de
« contrôle des dégâts » que d’une dénonciation
radicale des agissements de l’Aipac. A l’instar de Soros
[auteur d’un précédent article dont la traduction et
l’affichage sur ce site sont prévus, ndt], et avec cette différence
que celui-ci citait nommément l’American Jewish Committee [AJC]
(l’hyperactif bras agissant du Lobby en matière de politique étrangère),
on pourrait être amené à penser que le lobby se limiterait à
ces deux organisations et que les autres – que Soros a mentionnées
en termes élogieux –, seraient en quelque sorte « opposées »
à l’Aipac et à l’AJC, alors qu’en réalité, ce n’est
absolument pas le cas. Tout comme l’Aipac, ces organisations
juives soutiennent le financement et les encouragements politiques
continuels des Etats-Unis à Israël ; elles sont, à
l’extrême rigueur, un peu plus préoccupées par l’image de
plus en plus négative de ce pays et par ce que la dégradation de
cette image signifie pour elles-mêmes qu’elles ne se soucient
du sort des Palestiniens (de plus, il faut savoir que, pour toutes
les associations juives américaines, les Libanais n’ont jamais
existé, et les invasions successives du Liban par Israël n’ont
jamais eu lieu !) De plus, on pourrait penser que le lobby
n’est un problème que pour les seuls juifs et que ce que ce
lobby a fait au peu de démocratie subsistant en Amérique ne
serait pas quelque chose qui aurait affecté tous les Américains,
et ne serait donc pas un problème que tous les Américains
devraient s’attacher à solutionner. Inutile de se bercer d’
illusions : ce n’est pas les juifs qui règleront le problème
du lobby [sioniste] ! Cela, c’est un mythe, qui a été
instillé, depuis des lustres, afin de maintenir les non-juifs sur
la touche. Cette histoire appartient au passé : il faut en
terminer avec ça ! Que cet article ait pu être écrit reflète
ce souci désuet de gens désireux de protéger la communauté
juive (américaine) contre des « agitateurs extérieurs »,
dont elle a pourtant grandement besoin ! Jeffrey Blankfort]
La
semaine dernière, un rituel bien connu à Washington a déroulé
ses pompes : des hommes politiques américains de tout
premier plan, des deux partis [comprendre : des démocrates
et des républicains, ndt] se sont alignés en rangs d’oignons
lors de la conférence politique annuelle de l’Aipac [American
Israel Public Affairs Committee] afin de se livrer à une compétition
entre eux sur la question de savoir qui pourrait bien démontrer
la fidélité la plus increvable envers Israël. Comme d’hab’,
la plupart des membres du Congrès avaient radiné leur fraise :
la moitié des membres du Sénat et plus de la moitié de ceux de
la Chambre des Représentants, dont des personnalités telles
qu’Hillary Clinton et Barak Obama, sans oublier le vice-président
Dick Cheney…
Il
nous fut donné d’assister à une extravagance typique de cet
univers parallèle qu’est l’Aipac, entachée seulement de
quelques divergences partisanes qui ont commencé à se faire jour
à propos de l’Irak. (Même certaines personnes, dans le milieu
Aipac, qui soutenait à une quasi unanimité la guerre, au départ,
ont commencé à prendre conscience que cette guerre est un désastre,
depuis le début, tant pour les Etats-Unis que pour Israël…).
Cheney a eu droit à une ovation debout, le Premier ministre israélien
Ehud Olmert a dit, via une liaison vidéo, que la victoire américaine
en Irak était très importante pour Israël, Nancy Pelosi a été
huée après avoir critiqué la guerre, un dispensationnaliste
(sioniste) chrétien crachant le feu, persuadé que la guerre
contre l’Iran amènera la Transfiguration et la Seconde Venue du
Christ fut ovationné par un public en extase et Barack Obama
passa un sale quart d’heure pour avoir eu la témérité de
mentionner la souffrance des Palestiniens…
Mais
l’Aipac a fait étalage de sa véritable puissance – et de sa
capacité intacte à envoyer la politique moyen-orientale des
Etats-Unis dans le décor – quand un groupe de Démocrates
conservateurs et pro-israéliens a réussi à saper un projet de
loi sur les prérogatives de l’armée, qui aurait exigé de Bush
qu’il obtînt l’approbation du Congrès avant tout recours à
la force armée contre l’Iran.
Cette
victoire du lobby pro-israélien, remportée à propos du projet
de loi relatif à l’Iran, est presque incroyable. Même après
que la nation américaine ait décisivement répudié la guerre en
Irak à l’occasion des élections de mi-mandat, l’an dernier,
et même après qu’il soit devenu évident que la politique
moyen-orientale de l’administration Bush est gravement déséquilibrée
à l’avantage d’Israël et que cette politique a porté
atteinte au statut de l’Amérique dans le monde, le Congrès
n’est toujours pas à court d’imagination en matière
d’alignement sur l’Aipac.
Le
fait que l’Aipac – lequel est classé second (par ordre décroissant
de puissance) des lobbies du pays (il vient après l’AARP, mais
derrière le NRA) dicte virtuellement aux Etats-Unis leur
politique au Moyen-Orient est depuis longtemps un de ces traits
surréalistes de la vie à Washington, dont les hommes politiques
ne discutent qu’à la veille de leur départ à la retraite –
et encore, quand ils en parlent ! En 2004, le sénateur
Ernest « Fritz » Hollings eut le mauvais goût de révéler
cette vérité dérangeante : « Impossible d’avoir
une politique vis-à-vis d’Israël différant en quoi que ce
soit de celle que l’Aipac vous impose, dans ces parages… »
Michael
Massing, qui a écrit un reportage remarquable sur l’Aipac pour
la New York Review of Books, citait un membre du personnel du
Congrès : « Nous pouvons compter sur pas moins de la
moitié de la Chambre – soit de 250 à 300 membres – pour
faire de manière pavlovienne exactement ce que l’Aipac leur
demande de faire ». En certains moments d’inattention, y
compris de très hauts responsables de l’Aipac ont confirmé ces
assertions. Ainsi, Jeffrey Goldberg, du quotidien The New Yorker,
a cité Steven Rosen, ancien directeur pour la politique étrangère
de l’Aipac, qui est aujourd’hui en instance de passer en
jugement, accusé d’avoir transmis à Israël des informations
top-secret du Pentagone : « Vous voyez cette serviette
en papier, là ? En vingt-quatre heures, nous pourrions avoir
les signatures de soixante-dix Sénateurs, sur cette serviette en
papier !… »
Jusqu’au
11 septembre et la guerre d’Irak, cette situation ne préoccupait
pratiquement personne, mis à part les gens passionnés par
Moyen-Orient – soit un tout petit groupe, qui n’a jamais dépassé
une minuscule minorité d’Américains, juifs ou non-juifs. Et
quand bien même le
lobby pro-israélien aurait détenu un ascendant énorme sur la
politique américaine au Moyen-Orient ; qu’est-ce qu’on
en aurait eu à cirer ? Les politiques américaines au
Moyen-Orient n’auraient pu qu’être pro-israéliennes, de
toutes les manières, pour diverses raisons, dont pas mal de
raisons n’ayant strictement rien à voir avec le lobbying de
juifs américains. Et puis, l’enjeu ne semblait pas aussi
important que cela…
En
revanche, au lendemain des attentats du 11 septembre, et avec la
guerre en Irak, tout cela changea de manière dramatique. Le 11
septembre, et la réponse qu’y apporta l’administration Bush,
rendirent évident pour tout le monde que la politique américaine
au Moyen-Orient affecte absolument tous les citoyens de ce pays :
il s’agit littéralement d’une question de vie ou de mort. La
politique moyen-orientale néoconservatrice de l’administration Bush
est fondamentalement indiscernable de celle de l’Aipac. Aussi
n’est-il désormais plus possible d’ignorer cette réalité–
même s’il s’agit là d’un sujet notoirement sensible et générateur
de dissensions.
L’aspect
le plus délicat, entre tous, c’est le rôle joué par les néoconservateurs
pro-israéliens dans la préparation du terrain en vue de la
guerre contre l’Irak. La plupart des médias se sont
soigneusement gardés d’aborder cette question, pour des raisons
évidentes et, par certains côtés, honorables : cela
ressemblait un peu trop au classique « C’est la faute des
juifs !». Mais ce tabou s’est estompé au fur et à mesure
qu’il devenait de plus en plus évident que ce ne sont pas
« les juifs » qui doivent être blâmés pour avoir
pavé la voie à la guerre, mais bien un groupe de puissants néoconservateurs,
dont certains étaient juifs (mais pas tous), qui avaient adhéré
à la vision d’extrême droite du parti israélien Likoud. Ce
groupe ne représente pas plus « les juifs » que le
Sentier Lumineux ne représente « les Péruviens » !
La
logique et la franchise se retrouvent traditionnellement assis
derrière une autocensure timorée dès lors qu’on aborde ces
questions délicates. Mais en plus du débat autour de la guerre,
plusieurs autres événements critiques ont contribué à éroder
le tabou empêchant toute mise en débat de la puissance du lobby
pro-israélien. Les plus importantes de ces « tuiles »,
ce furent les publications de Johng Mearsheimer & Stephen Walt :
« Le Lobby pro-israélien » [The Israel Lobby] et de
Jimmy Carter : « Palestine : la paix, pas
l’apartheid ! » [Palestine : Peace Not
Apartheid]. La sur-réaction à l’article de Mearsheimer &
Walt, ironiquement, ne fit qu’en confirmer la thèse. De la même
manière, l’opprobre jeté sur Carter n’a fait que rendre
encore plus clair à quel point il y a peu d’espace ouvert à la
discussion de ces questions, en Amérique. Pour toutes ces
raisons, c’est un puissant projo qui a été braqué sur le
lobby pro-israélien. Et il y a des signes, qui indiquent qu’un
nombre croissant d’Américains, juifs comme non-juifs, sont
disposés aujourd’hui à poser ouvertement la question de savoir
s’il est dans l’intérêt national de l’Amérique, de
laisser l’Aipac (dont les positions sont bien plus à droite que
celles de la plupart des juifs américains) disposer d’un
pouvoir aussi disproportionné sur les politiques moyen-orientales
de l’Amérique ?
En
tant que collectivité, les juifs américains persistent à être
des progressistes [ang. liberal, ndt] invétérés. Un nouveau
sondage montre que 77 % des juifs américains pensent
aujourd’hui que la guerre contre l’Irak était une erreur, à
comparer à 52 % de la population américaine en général. (Le
soutien juif à la guerre s’est littéralement effondré :
un sondage effectué un mois avant la guerre montrait que 56 % des
juifs y étaient favorables, ce qui était significativement
au-dessous de la moyenne nationale d’alors). 87 % des juifs ont
voté démocrate, en 2006. Et, même si les données, à ce sujet,
sont nécessairement plus floues, des sondages montrent, par
ailleurs, que la plupart des juifs américains ont des opinions,
sur le conflit israélo-palestinien, qui se situent à gauche de
celles de l’Aipac.
Tout
ceci se résume dans le fait que pour des juifs américains libéraux,
ou modérés, qui ne soutiennent ni la guerre de Bush contre l’Irak
ni sa « guerre au terrorisme » et qui sont prêts à
voir Israël comme il est, avec ses défauts, le fait que l’Aipac
se soit adoubé lui-même porte-parole de
facto des juifs américains est en train de devenir de moins
en moins acceptable. Et un nombre croissant de juifs américains
commencent à donner de la voix.
Un
des commentateurs les plus tranchants est Philip Weiss, lequel
contribue régulièrement au journal The Nation. Son blog –
MondoWeiss – propose des débats très informés et passionnés
autour de ce qu’il qualifie de « questions délicates et
controversées tournant autour de l’identité des juifs américains
et d’Israël ». De manière courante, il rejette les
tentatives déployées par les organisations juives et les pontes
juifs consensuels pour faire tomber le couperet de la loi sur le
cou de ce qu’il considèrent des propos « inacceptables ».
Ceci inclut le fait d’aborder des sujets « dépassant les
bornes », comme la question de la « loyauté duplice ».
Après que l’American Jewish Committee [AJC], puissant groupe de
pression partageant la ligne de l’Aipac, eut publié une réponse
réactionnaire à l’article de Mearsheimer & Walt, ainsi
qu’au livre de Carter, accusant les intellos juifs dérogeant à
la ligne officielle à propos d’Israël d’être « haineux
d’eux-mêmes », Weiss fit observer que cette tentative
massue [de les faire taire] avait eu un effet boomerang :
bien loin de faire taire les voix dissidentes, l’article de l’AJC
avait dévoilé à quiconque désirait les voir « les
pratiques d’omerta, anti-intellectuelles et biaisées, des
dirigeants de la communauté juive américaine (organisée) ».
Entre
autres écrivains au très large lectorat ayant ouvert leur gueule
sur ces sujets naguère tabous, mentionnons Matthew Yglesias, de
l’American Prospect, et Glenn Greenwald, de la revue Salon.
Ainsi, tant Greenwald qu’Yglesias ont cloué au pilori une
tentative classique de l’establishment juif de traîner dans la
boue le général Wesley Clark, lequel, ayant déclaré qu’il
redoutait que Bush ne fût en train de préparer une attaque
contre l’Iran, avait ajouté : « La communauté juive
est partagée, mais la pression exercée par les gros richards de
New York sur les candidats à des postes prestigieux est telle… ».
Clark fut immédiatement – c’était prévisible – accusé
d’antisémitisme, pour avoir fait référence aux « gros
richards de New York », en ayant laissé supposer, de surcroît,
qu’ils voulaient une guerre contre l’Iran. Mais, comme l’ont
fait observer tant Yglesias que Greenwald : tout ce qu’a
dit le général Clark n’était que la stricte – et démontrable
– vérité ! Remuant le couteau dans la plaie, Greenwald démontra
que c’était là pure vérité en citant des sources
qu’oncques plus droitières et pro-israéliennes il y eut
jamais, comme le New York Sun et le New York Post…
Bien
entendu, certains blogs, articles et organisations ne constituent
pas nécessairement un courant – certainement pas, en tous les
cas, un mouvement susceptible de tenir tête à un centre de
pouvoir aussi en béton que l’Aipac. Mais il y a d’autres
signes que l’hégémonie de l’Aipac et consorts est en train
de faiblir. L’an dernier, des associations progressistes juives
comme Americans for Peace Now, Religious Action Center of Reform
Judaism and Peace et l’Israel Policy Forum ont réussi à
infliger à l’Aipac une défaite législative, en persuadant le
Congrès de rejeter un projet de loi impitoyable, soutenu par l’Aipac,
dont l’adoption aurait eu pour conséquence la suppression de
toute assistance financière au peuple palestinien. Ces
associations n’ont encore qu’une fraction du pouvoir et du
fric de l’Aipac. Mais, comme le fait observer Gregory Levey dans
la revue Salon, on commence à parler d’un nouveau lobby, qui
pourrait être financé par le milliardaire George Soros, et qui
pourrait entrer en compétition avec l’Aipac. Si une telle
association se crée – et il est encore bien trop tôt pour être
certain que ce sera effectivement le cas –, c’est l’ensemble
du terrain de jeu qui serait modifié de fond en comble. Combien
de temps l’Aipac tiendrait-il le coup ? Cela dépendrait de
sa capacité à continuer de convaincre les hommes politiques
qu’il parle bien au nom des juifs américains. Ce n’est
certainement pas le cas – mais, seuls, les juifs américains
sont en mesure d’en administrer la preuve. Les hommes politiques
américains ne vont certainement pas cesser de rendre hommage à
l’Aipac avant que n’existe une alternative – or, cette
alternative, seuls, les juifs peuvent la fournir. Les juifs de
gauche (ang. liberal, ndt) sont-ils réellement en train de se décider
à dénoncer l’Aipac ? Et si tel n’est pas le cas ;
qu’est-ce qui les en empêche ?
Afin
de tenter d’obtenir des réponses à ces interrogations, j’ai
appelé M.J. Rosenberg, directeur des analyses politiques d’Israel
Policy Forum [IPF], contrepoids progressiste de l’Aipac, une
association sise à Washington défendant un soutien américain
musclé à une solution à deux Etats en Palestine. Rosenberg a
travaillé à l’Aipac, de 1982 à 1986, et il l’a quitté, dégoûté
par l’opposition sectaire de cette organisation au processus de
paix d’Oslo. Je lui ai demandé comment, à son avis, l’Aipac
a-t-il été capable de maintenir son pouvoir. Rosenberg m’a répondu : « Bien
que l’Aipac ne représente en rien une majorité des juifs américains,
il représente sans doute une majorité des juifs américains
fortement intéressés par Israël. Les juifs américains qui se
préoccupent d’Israël, certes, mais entre autres choses, seront
plus vraisemblablement des partisans d’une approche du type IPF
[Israel Policy Forum, ndt]. Je pense que les juifs qui sont
obnubilés par Israël sont plus proches des positions de l’Aipac.
Dans notre (monde) politique, aujourd’hui, les électeurs et les
donateurs monomaniaques détiennent un pouvoir hors de proportion
avec leur nombre. Rien de nouveau, en cela ; mon père me
disait souvent que, dans les années 1930, quand vous aviez un
quelconque type de rencontre avec des progressistes, c’étaient
toujours les communistes qui finissaient par s’imposer, parce
qu’ils étaient les plus monomaniaques – tous les autres
allaient se coucher. C’est comme ça : les choses penchent
toujours en faveur des extrêmes. Nous n’arrêtons pas de clamer
que nous sommes la majorité – c’est vrai : nous sommes,
effectivement, numériquement, la majorité. Mais nous sommes une
majorité au ventre mou. Mais eux, ils représentent une minorité
d’acier… »
Pourquoi
n’y a-t-il pas plus de juifs américains d’opinions modérées
sur le Moyen-Orient, qui oseraient défier l’Aipac et sa
politique belliqueuse ? J’ai posé la question à
Rosenberg. Est-ce parce qu’ils auraient peur de faire l’objet
d’un chantage moral – en s’exposant aux accusations prévisibles
d’être des juifs haineux d’eux-mêmes, déloyaux envers Israël,
des « kapos » collabos, j’en passe et des meilleures ?
« A
mon avis, le nombre de personnes susceptibles de faire cela est
relativement limité », m’a répondu Rosenberg. « Je
pense que bien plus nombreux sont ceux qui s’en tapent
totalement. Et qui, par conséquent, ne risquent pas de subir un
quelconque chantage, pour la bonne raison qu’ils n’écouteront
jamais ce que l’Aipac, l’IPF ou une quelconque organisation
israélienne pourra bien raconter. Je ne sais pas quel est le
pourcentage exact… mais j’estime que les juifs américains qui
pensent quelque chose d’Israël, de près ou de loin, d’une
quelconque manière ou sous une quelconque forme, ne représentent
pas plus de 40 % du total. La plupart des juifs américains se
contentent de vivre leur vie, tout simplement, comme la plupart
des gens. Nous sommes donc en train de nous battre pour nous
partager des gens qui ont tout simplement quelque chose à cirer
d’Israël et, comme je l’ai déjà dit, les monomaniaques en
la matière ont tendance à être plutôt du côté de l’Aipac,
pour l’instant. Nous, nous essayons de conquérir les autres.
Mais je suis persuadé qu’avec le temps, chez de plus en plus de
gens jeunes, cette histoire de chantage moral, ça marche de moins
en moins… »
Rosenberg
m’a ensuite dit que les tendances démographiques sur le long
terme travaillent contre l’Aipac et ses tactiques de la peur.
Les dirigeants de l’Aipac, qu’il m’a décrits comme d’ « authentiques
croyants en les Israéliens friqués », représentent des
gens « beaucoup plus âgés ». « Leurs enfants
et leurs petits-enfants n’ont ces idées-là. Plus nous nous éloignons
de la Seconde guerre mondiale, plus il est difficile de forcer des
jeunes, par la peur, à soutenir Israël. Ils soutiendront Israël
s’ils y croient, et si Israël les séduit, quelque part. Mais
ces tactiques de terreur, du style : « Signe ton
chèque, sinon il y aura un nouvel Holocauste ! », ça
ne marche absolument pas, chez les moins de soixante ans !...
Des gens qui ont manifesté contre la guerre au Vietnam, dans les
années 1960, ne vont certainement pas marcher dans des combines
du genre : « Hitler revient ! »… Ils sont
trop intelligents pour ça. J’ai des enfants qui ont dans les
vingt ans – l’idée que je pourrais leur dire que l’Amérique
pourrait un jour devenir un endroit dangereux pour eux ? !…
Ils se foutraient de moi ! C’est ridicule. »
Rosbenberg
m’a ensuite fait observer que « la popularité d’Israël,
chez les juifs américains, a chuté, depuis 1977, année
d’accession de Begin au poste de Premier ministre. La façon
dont Israël avait été commercialisé… – l’Israël de
papa, à la Leon Uris –, c’était l’Israël des kibbutz,
c’était ce paradis socialiste. Aujourd’hui, tout cela a
disparu. Beaucoup de l’aura de l’époque a disparu pour de
bon, et cela m’attriste profondément, parce que je suis très
engagé vis-à-vis d’Israël, et parce que j’aime énormément
ce pays. »
Pour
Rosenberg, la meilleure chose que pourraient faire les juifs américains
afin de se cultiver quelque peu au sujet d’Israël, ça serait
de lire la presse israélienne, qui publie quotidiennement des
articles bien plus critiques sur Israël que tout ce qu’on
pourrait trouver dans les médias américains. « Si les gens
qui ne suivent pas la situation au jour le jour se mettaient à
lire la presse israélienne – le Ha’aretz, par exemple –,
ils verraient à quel point le débat est beaucoup plus important,
là-bas, et combien plus nombreux sont les Israéliens qui
souffrent terriblement de ce qui est arrivé aux Palestiniens, et
combien nombreux, aussi, sont ceux qui sont déterminés à en
terminer avec cette situation. Ils comprendraient, [ces juifs américains,]
que les Israéliens, de manière générale, se rendent compte du
fait que le discours des organisations juives américaines est
tellement obsolète qu’on dirait qu’elle remonte au dix-neuvième
siècle. Cette rhétorique ne parle pas, aux Israéliens ;
elle a tendance à les faire s’esclaffer. Si les juifs américains
voyaient quelle est la nature du débat là-bas [en Israël], cela
ne ferait que rendre Israël plus populaire. Plus on en sait,
mieux cela vaut. Les juifs américains verraient que les opinions
humanitaires qu’ils peuvent avoir sur des sujets américains
sont parfaitement légitimes, en Israël, et tout à fait
courantes, même si les organisations juives américaines
consensuelles les considèrent déplacées. »
Après
quoi, Rosenberg a comparé l’évolution de l’attitude des
juifs américains vis-à-vis d’Israël aux acquis du
mouvement des droits civiques : « Regardez, voici, de
cela, 25 ans, vous n’auriez même pas pu parler des
Palestiniens. Je veux dire… Golda Meir a dit que les
Palestiniens n’existaient pas ! Maintenant, il n’est plus
aucune organisation juive de quelque importance – excepté les
organisations d’extrême droite – qui n’accorde un soutien,
ne fût-ce que nominal, à la solution à deux Etats. Donc :
ça bouge ! C’est un peu comme le mouvement des droits
civiques, chez nous, aux Etats-Unis : ça n’est pas
parfait, mais vous pouvez constater un changement. Je dirais que
90 % des juifs américains comprennent qu’il y aura un Etat
palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, Jérusalem
Est en étant la capitale. C’est ce que la majorité des Israéliens
savent qu’il y aura, à l’avenir. Et ça, ça n’est pas rien ! »
Les
juifs américains de gauche vivent une situation difficile, ils
sont travaillés par des courants émotionnels transverses à la
fois puissants et compréhensibles, qui les tirent à hue et à
dia. S’ils sont démocrates, de gauche, anti-guerre, anti-Bush,
enclins à regarder Israël d’un œil critique, vous auriez
tendance à penser qu’ils seraient plus enclins à contester
l’Aipac. Mais pourquoi devraient-ils le faire ? Comme la
plupart des autres Américains, la plupart des juifs ont sans
doute une indigestion de ce conflit interminable entre Israël et
les Palestiniens, ils n’en savent vraiment pas grand-chose, et
ils ne sont pas vraiment intéressés à en apprendre davantage.
Tout le monde sait bien qu’avoir des idées fortement arrêtées
sur le conflit israélo-palestinien, c’est avoir un billet de
loterie gagnant pour des engueulades douloureuses – dans le cas
d’espèce, en plus, vraisemblablement au sein de sa propre
famille. Alors, il vaut mieux laisser l’Aipac se charger de
parler au nom des juifs à propos d’Israël, et en être débarrassé…
Comme le suggère Rosenberg, les juifs américains
sont peut-être moins susceptibles que jadis de succomber à
l’ancienne approche peur-et-culpabilité. Mais, pour beaucoup
d’entre eux, Israël reste, quelque part, un sujet intouchable.
Ils ne soutiennent peut-être pas Israël à 100 %, peut-être même
pas à 50 %, mais ils n’en sont pas pour autant prêts à faire
quoi que ce soit pour saper une organisation, qui, elle, le
soutient à 150 %. Pour certains d’entre eux, cela reflète tout
simplement un sionisme plus ou moins ardent. Pour d’autres, les
raisons peuvent être plus subtiles. Pour des juifs peu attachés
à leur religion ou à leurs traditions culturelles, soutenir Israël
– ce qui, pour beaucoup d’entre eux, malheureusement, signifie
soutenir (passivement, ou activement) la position de l’Aipac sur
Israël – cela peut être une manière de prouver qu’ils
n’ont pas totalement laissé tomber leur héritage [juif]. Le
statut de deuxième catégorie intégré qu’est celui du juif en
diaspora, lui aussi, peut jouer un certain rôle : « Qui
suis-je, moi, qui habite New York, pour critiquer en quoi que ce
soit un type, en Cisjordanie, confronté à des kamikazes ? »
Comme me l’a dit un jour Aluf Benn, le correspondant
diplomatique de Ha’aretz, qui fut aussi mon collègue à la
revue Salon : « Pour les juifs américains, Israël,
c’est une cause. Nous, les Israéliens, nous ne voyons pas Israël
sous ce jour-là. » Nous sommes en train de vivre une
situation très étrange. La politique moyen-orientale de l’Amérique
est à la merci d’un puissant lobby de Washington, lequel est
capable de conserver le pouvoir qui est le sien uniquement grâce
au fait que les gens qu’il est censé représenter n’osent pas
le défier. Mais si suffisamment de juifs américains se levaient,
un jour, et disaient : « Non, pas ça ! Pas en mon
nom ! », alors ils pourraient avoir un impact
absolument décisif [et positif, ndt] sur la calamiteuse politique
actuelle de l’Amérique au Moyen-Orient.
Traduit
de l’anglais (Etats-Unis) par Marcel Charbonnier
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