Opinion
De la guerre
impérialiste contre la Syrie :
Erdogan Pacha, le dernier des sultans
ottomans
Fida
Dakroub
Mercredi 12 juin
2013 Généralités
Lors d’une réception au palais
présidentiel à Damas, le 9 août 2011, le
chef de la diplomatie turque, Ahmet
Davutoglu, adressa au président syrien,
Bachar al-Assad, un message dur et
ferme, et lui demanda de mettre fin à la
« répression sanglante des
manifestations pacifiques en Syrie [1] »
avant qu’il fût trop tard.
En ce jour inoubliable, M. Davutoglu
arriva à Damas, après avoir chevauché
jours et nuits à travers le plateau
anatolien. Lors de son arrivée aux
murailles de la ville, il contourna les
souks et les caravansérails de l’ancien
quartier, et se précipita rapidement
vers Qasr al-Muhajerine – le palais
présidentiel – entouré de fleurs
d’acacia et de gardénia. Sans laisser
sécher la sueur qui perlait sur son
front ni repousser la poussière qui
couvrait sa poulaine [2] ; il s’appuya
sur le bâton et le gant de
Charlemagne [3], et se tint debout
devant Assad, comme Ganelon [4] devant
Marsile [5] ; et plein d’arrogance, il
commença son discours en tant que
messager de la Sainte-Alliance
arabo-atlantique.
En effet, Ahmet Davutoglu fut arrivé
à la capitale des Omeyyades porteur d’un
message «déterminé», selon l’expression
du premier ministre turc, Recep Tayyip
Erdogan ; M. Davutoglu fut envoyé par la
Sainte-Alliance pour livrer au président
syrien Assad un message occidental, mis
dans une enveloppe arabique et payé en
timbres turcs issus de la PTT (posta
ve telgraf teşkilatı) [6].
Au début de la guerre
impérialiste contre la Syrie
Il suffit de faire ici le parallèle
avec les déclarations des chefs
atlantiques et arabiques, de la même
période, pour savoir à quel point la
Turquie était impliquée, dès le début,
dans la guerre contre la Syrie. La
preuve en est que lors de sa rencontre
avec le président Assad, M. Davutoglu
déclara que la Turquie ne pourrait pas
rester spectatrice face à des événements
survenant dans un pays avec lequel elle
partageait une frontière d’environ 900
km, des liens historiques, culturels et
familiaux [7]. Il ajouta aussi que le
message d’Ankara serait désormais plus
strict, plus fort et plus clair ; la
Turquie se tenait au bout de sa
patience, ajouta-t-il [8].
Le soir même, la secrétaire d’État
des États-Unis, Hillary Clinton, demanda
à M. Davutoglu de dire au président
Assad qu’il dût « renvoyer ses soldats
dans leurs casernes » [9]. De
son côté, l’Union européenne envisagea
de nouvelles sanctions. Le service
diplomatique européen fut chargé de
préparer une liste d’options pour aller
au-delà de ce qui était en
vigueur [10] ; et la France, qui
dissimulait une rancune de nature
colonialiste envers la Syrie, se
prononça pour la mise en œuvre d’une
transition du pouvoir : « le temps
de l’impunité est révolu pour les
autorités syriennes », indiqua Christine
Fages, alors porte-parole ajointe du
ministère des Affaires étrangères [11].
Il est à noter ici que les émirs et
sultans arabiques, crainte de rater
l’ouvre-bouche [12], exhortèrent la
Syrie à mettre fin à l’ « effusion de
sang ». Le roi Abdallah d’Arabie
saoudite déclara que la Syrie n’avait
que deux choix pour son avenir : « opter
volontairement pour la sagesse ou
s’enliser dans le chaos et la
violence », résuma-t-il dans un
communiqué au ton inhabituellement
sévère à l’égard de l’État syrien. De
son côté, le chef de la diplomatie
koweïtienne, cheikh Mohammed Al-Sabah,
rendit hommage à la décision similaire
de l’Arabie saoudite. Plus tard, l’État
du Bahreïn se joignit au festin et prit
part du Rôt [13] : « Bahreïn a décidé de
rappeler son ambassadeur à Damas pour
consultation et appelle à la sagesse en
Syrie », déclara le ministre des
Affaires étrangères bahreïni, cheikh
Khaled Ben Ahmad Al-Khalifa [14]. En
effet, ces émirs et sultans arabiques,
ces despotes et tyrans des monarchies
absolues du monde arabe, se
précipitèrent au festin Faisan [15] de
l’Union européenne, non seulement pour
célébrer le déclenchement de la guerre
impérialiste contre la Syrie, mais aussi
pour mettre de l’huile sur le feu de la
haine religieuse envers les minorités
musulmanes hétérodoxes partout dans le
monde musulman.
En dépit des menaces directes et sous
entendues, la Syrie rejeta l’ultimatum
de la Sainte-Alliance ; et la
conseillère politique du président
syrien, la Dr. Bouthaina Shaaban, prévint
que le diplomate [turc] devrait
s’attendre à un accueil glacial et que
la Syrie serait prête à livrer à Ankara
un message encore plus ferme que celui
de M. Davutoglu, rejetant ainsi
l’ultimatum :
Si [...] Davutoglu vient délivrer un
message déterminé à la Syrie, alors il
entendra des propos encore plus
déterminés concernant la position de la
Turquie. La Turquie n’a toujours pas
condamné les meurtres sauvages de civils
et de soldats par les groupes
terroristes armés, a-t-il dit à l’agence
SANA [16].
Suite au rejet de l’ultimatum par
l’État syrien, la guerre impérialiste
contre la Syrie fut déclenchée, et les
ingérences étrangères prirent une ligne
ascendante.
M. Davutoglu retourna à Ankara
portant déçu et échoué de « faire peur »
au président syrien Assad, et ses
menaces furent emportées par le vent ;
la Syrie eut déjà prit une décision
ferme et déterminée : résister,
confronter et mener le pays vers une
victoire décisive, malgré le taux élevé
des sacrifices.
En réaction à la décision de l’État
syrien, la Sainte-Alliance décida
d’enlever le masque et de montrer son
visage effrayant : ou Assad démissionne
ou la Syrie sera détruite complètement.
Ainsi, des opposants prétendus se furent
réunis à Istanbul dans le but de créer
un front uni contre l’État syrien ; le
lendemain, le misérable Conseil national
syrien (CNS) naquit, présidé alors par
un universitaire basé à Paris, monsieur
Burhan Ghalioun [17].
Deux jours plus tard, le 4 octobre
2011, la création du CNS fut suivie
d’un projet de résolution au Conseil de
sécurité de l’ONU condamnant la Syrie,
mais qui fut opposé par un double veto
russe et chinois. Moscou s’opposa à «
l’approche d’affrontement » qui irait «
à l’encontre d’un règlement pacifique de
la crise », tandis que Pékin rejeta l’«
ingérence dans les affaires intérieures
» d’un pays [18].
Nous étions encore au début de la
guerre impérialiste contre la Syrie.
Erdogan Pacha : le sceau du
califat ottoman
Tout ce que nous avons mentionné
ci-devant appartient d’ores et déjà à
l’histoire ; l’État syrien n’a pas
seulement résisté face à la guerre
impérialiste la plus atroce du siècle,
mais son armée mène des victoires
décisives sur le terrain contre des
vagues de « nouveaux Mongols » qui
avaient envahi le territoire syrien par
la grâce et la bénédiction du calife
d’Istanbul, Erdogan Pacha.
Pourtant, aujourd’hui Erdogan n’est
plus un sadrazam [19], ni
Davutoglu un reis efendi [20]. À
la deuxième semaine d’un mouvement de
contestation sans précédent, les forces
démocratiques turques apprennent leurs
préparatifs ; elles continuent à se
précipiter vers les places publiques et
à crier leur ras-le-bol contre le
gouvernement Erdogan. Les manifestants
sont des militants de la société civile,
des élèves, des étudiants, des
sans-emplois, des partisans de
l’opposition de gauche et de l’extrême
gauche ainsi que des écologistes. Leurs
revendications : d’abord l’abandon par
le gouvernement d’un projet immobilier
sur la place Taksim, épicentre de
l’actuel soulèvement à Istanbul et
symbole historique de la république et
du laïcisme turcs. Un projet qui prévoit
notamment la construction d’une mosquée
et d’un gigantesque centre commercial.
Cependant, l’opposition à ce projet
n’est qu’un prétexte pour de nombreux
Turcs pour faire entendre leur
frustration vis-à-vis les limitations
des libertés publiques et les politiques
anti-démocratiques de l’AKP, le parti au
pouvoir.
Sur un autre plan, il faut mentionner
ici l’article publié cette semaine dans
le magazine britannique The
Economist, traitant des derniers
événements à la place Taksim à Istanbul.
L’intérêt que présente un tel article ne
se trouve pas certainement dans son
contenu – un contenu qui ne rompt pas,
évidemment, avec le discours occidental
« classique » sur l’Orient et les
Orientaux –, ni dans l’approche que
l’auteur suit, mais bien plutôt dans le
titre qu’il porte « Turkey’s
troubles : Democrat or Sultan ? » [21] ainsi
que dans le montage du portrait du
sultan ottoman Selim III avec la tête du
premier ministre turc M. Erdogan.
Tout tourne autour du point suivant :
pour que le magazine The Economist –
un magazine monopole lié certainement
aux centres de pouvoir impérialistes –
publie un tel article avec un tel titre
et une telle photo, prenant en critique
un allié le plus fidèle à la
Sainte-Alliance dans sa guerre contre la
Syrie, il devrait avoir une bonne
raison. Or, cette « bonne » raison ne se
trouve nécessairement pas dans les
paragraphes de l’article ni dans le
discours qu’il propage à propos de la
démocratie. Autrement dit, l’impression
créée au moment de la lecture de
l’article mentionné ci-dessus est la
suivante : Erdogan Pacha est en train
d’abuser la démocratie, et le magazine The
Economist l’avertit ; tout
simplement ! Malheureusement, une telle
lecture fait partie de ce que l’on
appelle « le degré zéro de l’esprit
critique » voire « le stade suprême de
la naïveté politique ». Certainement, la
raison pour laquelle cet article
apparaît dans The Economist à
ce moment précis se trouve ailleurs ;
surtout quand on sait que ce n’est pas
la première fois, pendant les 10 ans de
mandat, que M. Erdogan « abuse » la
démocratie dans son pays ; ni la
première fois non plus qu’il met de
l’huile sur le feu de la haine
chauviniste et religieuse contre les
groupes ethniques et religieux de la
Turquie, tels que les Kurdes, les
Arméniens et les alaouites, sans qu’il
soit protégé et couvert par le silence
des médias monopoles, qui jouaient,
jusqu’à la veille, l’aveugle, le sourd
et le muet face aux pratiques hostiles
du monsieur Erdogan.
Pour rappel, monsieur Erdogan et son
ministre des Affaires étrangères M.
Davutoglu se présentent en tant que fer
de lance de la guerre impérialiste
contre la Syrie ; et pendant deux ans et
quelque, ils prononcent un discours
« surprenant » sur les droits de
l’homme, la démocratie, la liberté, la
justice, la tolérance ; promettant ainsi
aux peuples des « anciennes
provinces arabes » de l’Empire ottoman
une nouvelle ère de lumière, de justice
et de prospérité, jusqu’au point où nous
aurions cru voir Voltaire et Montesquieu
– que la paix soit sur leurs noms –
s’adressant aux masses arabes en
personnes d’Erdogan et de reis
efendi Davutoglu.
À plus forte raison, la parution d’un
tel article dans le magazine The
Economist doit être lu dans le
contexte des victoires décisives que
mène l’armée arabe syrienne sur le
terrain contre les groupes takfiris, qui
prennent des régions turques
frontalières avec la Syrie un
arrière-front. Autrement dit, il faut
bien dire que les centres de pouvoir
impérialistes ne connaissent pas d’amis
permanents ni d’ennemis permanents, mais
bien plutôt d’intérêts permanents ; et
qu’après deux ans et quelque de guerre
impérialiste contre la Syrie, dont les
« joueurs » principaux étaient jusqu’à
la veille le sadrazam M.
Erdogan et sonreis efendi M.
Davutoglu, la Sainte-Alliance a échoué à
renverser le régime du président Assad,
malgré les chiffres catastrophiques des
pertes matérielles et humaines, malgré
aussi le recours à tous les
Centaures [22] et les Minotaures [23] de
Hadès. Ce qui revient à dire que les
puissances impérialistes cherchent
désormais à remplacer M. Erdogan, qui
vient de recevoir la « carte rouge »,
par un autre « joueur » turc, qui serait
prêt à courir, comme un Maradona, dans
le stade d’un certain compromis
international prévu sur la Syrie entre
Moscou et Washington.
Le peuple turc demande le
départ d’Erdogan
Il y a un an et demi, précisément le
22 novembre 2011, M. Erdogan, avait
exhorté le président syrien Bachar al-Assad
à quitter le pouvoir afin de « prévenir
davantage d’effusion de sang » dans le
pays : « Pour le salut de ton peuple, de
ton pays et de la région, quitte
désormais le pouvoir », a-il déclaré au
Parlement devant le groupe parlementaire
de son parti de la justice et du
développement, AKP [24].
Or, dix-huit mois plus tard,
aujourd’hui sur la place Taksim et dans
le parc Gezi à Istanbul, des milliers
de militants turcs de la société civile
et des forces démocratiques, qui sont
ensuite descendus chaque jour dans les
rues de tout le pays, réclament
maintenant la démission du premier
ministre, Recep Tayyip Erdogan, qu’ils
accusent de diriger un gouvernement
conservateur qui tente d’islamiser le
pays et de réduire la portée de la
démocratie et de la laïcité.
Dans la plaine avec les Douze
Ainsi, Jésus descendit de la montagne
avec les douze Apôtres et s’arrêta dans
la plaine. Il y avait là un grand nombre
de ses disciples, et une foule de gens
venus de toute la Judée, de Jérusalem,
et du littoral de Tyr et de Sidon (…)
Regardant alors ses disciples, Jésus dit
: « Qu’as-tu à regarder la paille dans
l’œil de ton frère, alors que la poutre
qui est dans ton œil à toi, tu ne la
remarques pas ? Pourquoi vois-tu la
paille qui est dans l’œil de ton frère
et n’aperçois-tu pas la poutre qui est
dans ton œil à toi ! Ou comment peux-tu
dire à ton frère : Frère, laisse-moi
ôter la paille qui est dans ton œil, toi
qui ne vois pas la poutre qui est dans
le tien ? Hypocrite, ôte premièrement la
poutre de ton œil, et alors tu verras
comment ôter la paille qui est dans
l’œil de ton frère » [25].
Fida Dakroub, Ph.D
Blog officiel de l’auteur : www.fidadakroub.net
Source de l’image : Democrat or
sultan?
The Economist, 8 juin 2013.
Notes
[2] La poulaine est une
chaussure du Moyen Âge (XIVe
siècle) allongée, à l’extrémité
pointue mesurant jusqu’à 50 cm,
généralement relevée. Plus l’on
appartenait à une classe sociale
élevée, plus la pointe était
longue. Pour les rois, la taille
de l’extrémité pouvait être
aussi grande que voulu. Le bout
est rembourré de mousse ou
chanvre pour la rigidité de la
pointe.
[3] Dans « La Chanson de
Roland », le bâton et le
gant de l’empereur Charlemagne
signifient le pouvoir conféré au
messager.
[4] Personnage littéraire de
« La Chanson de Roland »,
Ganelon est le fils de Griffon,
comte d’Hautefeuille. Il est le
beau-père de Roland. Il est le
messager de Charlemagne au roi
de Saragosse. Pourtant, c’est
lui qui trahit Roland en le
mettant à l’arrière-garde qui
devait se faire attaquer par les
sarrasins. Pour cette raison il
est d’une certaine manière
devenu, dans la tradition
française, l’archétype du félon
ou du traître.
[5] Marsile est le nom d’un
personnage légendaire figurant
dans « La Chanson de Roland »
ou « La Chanson de Roncevaux ».
Il est le roi sarrasin de
Saragosse et ennemi de
Charlemagne.
[6] Abréviation turque de
« Posta ve Telgraf Teşkilatı
Genel Müdürlüğü » ou La
Direction générale des postes et
des télécommunications turques.
[8] Today’s Zaman, loc.
cit.
[12] Au Moyen-âge, le
banquet commence par des salades
ou des fruits frais de saison
afin de préparer l’estomac à
recevoir des plats plus riches.
[13] Au Moyen-âge, le
banquet comprenait aussi « le
Rôt », un plat principal qui se
composait de viandes rôtis
accompagnées de sauces diverses.
[14] Le Monde. (8
août 2012). loc. cit.
[15] La cour de Bourgogne
développa une étiquette de la
table sans précédent par son
raffinement et sa ritualisation.
Elle fit de chaque banquet un
spectacle permanent. Le plus
célèbre, auquel assistèrent
d’ailleurs des centaines de
convives et de spectateurs,
était le banquet du Faisan, tenu
à Lille en 1454.
[19] Le sadrazam ou
le grand vizir était
le premier ministre de l’Empire
ottoman.
[20] Le reis efendi était
le ministre des Affaires
étrangères de l’Empire ottoman.
[22] Dans la mythologie
grecque, les Centaures étaient
des créatures mi-hommes
mi-chevaux. Ils descendaient
d’Ixion, le premier homme à
avoir assassiné un membre de sa
famille, et qui conçut le
premier Centaure en s’unissant à
une nuée à laquelle Zeus, le
dieu suprême, avait donné la
forme de son épouse, Héra. Les
Centaures vivaient en Thessalie,
autour du mont Pélion, et
étaient considérés comme des
êtres sauvages, non-civilisés.
[23] Dans la mythologie
grecque, le Minotaure ou «
taureau de Minos » est un
monstre assez hideux à tête de
taureau et au corps d’homme. Le
Minotaure est né des amours de
la reine de Crète Pasiphaé et
d’un taureau blanc que le roi
Minos n’avait pas sacrifié à
Poséidon.
[25] Évangile de Jésus selon
Luc, (6 :41 – 42).
Docteur en Études
françaises (The University of
Western Ontario, 2010), Fida
Dakroub est écrivain et
chercheur en théorie
bakhtinienne. Elle est
aussi militante pour la paix et
les droits civiques.
Le sommaire de Fida Dakroub
Le
dossier Syrie
Les dernières mises à jour
|