Opinion
Lettre ouverte à
Alain Juppé en marge de sa visite en
Tunisie
Ezzeddine Ben Hamida
Photo:
Kapitalis
Vendredi 6 janvier
2012
L’auteur, professeur de sciences
économiques et sociales, interpelle le
chef de la diplomatie française sur les
droits de l’Homme, des femmes et des
minorités.
Par
Ezzeddine Ben Hamida*
Monsieur le Ministre,
Vous avez déclaré le mardi sur I-télé
que vous allez en Tunisie pour insister
sur la nécessité pour les nouvelles
autorités, mises en place en Afrique du
Nord après les printemps arabes, de
respecter l’Etat de droit, les minorités
et le statut de la femme. Pour reprendre
vos propres termes : «Ce que nous
disons, c’est que nous serons vigilants
sur le respect d’un certain nombre de
principes, l’Etat de droit, le respect
de toutes les minorités, religieuses en
particulier, le respect du statut de la
femme, et c’est le message que
j’adresserai à nos amis Tunisiens».
«Des élections ont eu lieu au Maroc,
en Tunisie, elle sont en cours encore en
Egypte dans des conditions qui sont
satisfaisantes. Nous n’avons pas à
critiquer le résultat de ces élections
qui sont le choix des peuples
concernés», avez-vous souligné. Mieux
encore vous avez estimé que «ce n’est
pas un épisode islamiste, c’est une
révolution très profonde qui secoue
l’ensemble du monde arabe et même
au-delà». «Et donc cette révolution
n’aboutira pas à une solution apaisée
très rapidement. Je pense qu’il faut se
préparer à une période de transition qui
sera longue et qui sera difficile»,
avez-vous indiqué. Vous avez également
insisté avec force sur les aspects
économiques de cette transition : «la
situation de l’économie égyptienne était
désastreuse» et «c’est là aussi que nous
devons agir». Vous avez également
rappelé l’engagement pris en mai 2011
lors du sommet du G8 à Deauville pour
soutenir financièrement les régimes
issus des révolutions arabes.
Permettez-moi monsieur le ministre de
vous poser quelques questions :
1/ Depuis quand la diplomatie
française se soucie-t-elle de l’Etat de
droit en Tunisie ? Dois-je vous rappeler
les propos du président J. Chirac à
Tunis, dont vous étiez d’ailleurs le
Premier ministre de 1995 à 1997 avant la
dissolution hasardeuse de l’Assemblée
nationale ? «Il faut le souligner, nous
avons chacun nos critères
d’appréciation», a dit M. Chirac pour
qui «le premier des droits de l’Homme
c’est manger, être soigné, recevoir une
éducation et avoir un habitat» ?
Plus scandaleux encore, votre
prédécesseur madame Michèle
Alliot-Marie, mardi 11 janvier,
seulement trois jours avant la fuite de
Ben Ali, lors des questions au
gouvernement à l’Assemblée nationale
française avait déclaré : «(…) nous
proposons que le savoir-faire de nos
forces de sécurité, qui est reconnu dans
le monde entier, permette de régler des
situations sécuritaires de ce type.
C’est la raison pour laquelle nous
proposons aux deux pays (la Tunisie et
l’Algérie) de permettre, dans le cadre
de la coopération, d’agir dans ce sens
(…)» (Applaudissements sur les bancs du
groupe Ump).
Monsieur le ministre, en résumé, pour
le Président Chirac «le premier des
droits de l’Homme c’est manger, être
soigné, recevoir une éducation et avoir
un habitat» ; et quand les Tunisiens se
manifestent, madame Alliot-Marie veut
leur envoyer la police française pour
aider son ami Ben Ali à les mater.
De quels droits de l’homme,
parlez-vous ? Quel Etat de droit
êtes-vous venu défendre ? Comment
pouvez-vous, dans ces conditions, vous
prévaloir d’une quelconque «politique
arabe de la France» ? Ne s’agit-il pas
plutôt d’une politique qui sert en
premier lieu les intérêts de l’Hexagone
?
2/ Depuis quand la diplomatie
française se soucie-t-elle des minorités
alors même qu’en France les Arabes en
général et les musulmans en particulier
souffrent d’une stigmatisation
croissante et d’un étiquetage sans
retenue ? La banalisation du discours
sur les dangers de «l’islamisation» de
la République a alimenté ainsi un
racisme ambiant et une islamophobie
affichée sans état d’âme.
L’islam est devenu le mal, le nouveau
«galeux d’où viendrait tout le mal» du
monde moderne, d’après une frange de vos
collègues de l’Ump. Pourquoi, monsieur
le Ministre, autant de crispation, voire
de schizophrénie quand on parle de
l’islam en France ?
3/ Pardonnez ma franchise, monsieur
Juppé, je ne pense pas que les Tunisiens
aient besoin de leçon à recevoir sur la
question de l’émancipation de la femme.
Pour aller vite, il suffit de comparer
lucidement le nombre des élues femmes
entre les deux Assemblées : tunisienne
et française. Au contraire, la France
devrait s’en inspirer !
Pourrais-je finir une telle lettre
ouverte sans vous souligner notre
lassitude, asthénie et anémie quant au
discours sur la «vigilance de la
France». Il s’agit, en effet, d’un
discours anachronique et obsolète car le
temps des colonies est révolu. Continuer
à tenir un tel discours est très
embarrassant pour les Français
eux-mêmes.
D’ailleurs, les 3 personnalités
préférées des Français selon un sondage
Ifop, qui a été réalisé du 2 au 10
décembre, sont des personnalités
d’origine étrangère : Yannick Noah
(35%), Zinedine Zidane (31,7%) et Omar
Sy (28,7%).
Voyez-vous monsieur le Ministre, la
classe politique française est en
décalage (déphasage), me semble-t-il,
par rapport à son opinion publique ?
C’est cette arrogance et cette posture
constamment méprisante des dirigeants
français qui portent désormais un réel
préjudice à l’image de la France.
Avec mes cordiales salutations.
* Professeur de sciences
économiques et sociales.
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Publié le 7 janvier 2012 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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