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Eric Walberg.com

Contre la culture: recension de l'ouvrage (en anglais) d'Aziz Al-Azmeh: « L'Islam et les modernités » (2009)
Eric Walberg

Mardi 23 mars 2010

http://www.ericwalberg.com/index.php?option=com_content&view=article&id=243

Islam and Modernities by Aziz Al-Azmeh, 3rd edition,London:Verso , 2009.

Dans ce recueil d’articles de l’historien syrien Aziz Al-Azmeh, qui enseigne à l’Université Centre-européenne de Budapest, l’auteur formule une critique cinglante à la fois du postmodernisme et du (multi)culturalisme, ainsi que de l’islamisme radical apparu voici une trentaine d’années en réaction à l’assaut donné par l’Occident au monde musulman. Dans la préface à la troisième édition, Al-Azmeh attaque « le culturalisme et ses dérivés postmoderniste et post-colonialiste, qui avalise l’hégémonie idéologique et conceptuelle de la Droite sur la Gauche et la domestication de celle-ci par celle-là, tout particulièrement en Europe et en Amérique du Nord, depuis 1989. « Non qu’il fasse le moindre usage de l’ « idéologie de droite, fasciste et hyper-nationaliste » de la réaction islamiste. Au contraire, il défend les Lumières occidentales – cette poule née de l’œuf postmoderne – contre ses détracteurs qui font remonter le marasme intellectuel actuel à cette même Ere des Lumières, insistant sur le fait que tout progrès doit nécessairement en découler.

Ce n’est pas là une surprise, Al-Azmeh étant laïciste et marxiste, ces deux tendances étant solidement enracinées dans les Lumières. Mais cette contradiction, en fin de compte, affaiblit la dynamique de sa critique non moins dévastatrice des courants dominants dans notre pensée au sujet de tout ce qui a trait à l’Islam et de ses relations avec la tradition occidentale. Son pessimisme quant à la manière de nous sortir de l’impasse des Lumières sape la volonté que le lecteur peut avoir de mener le bon combat. « Les tropes et les notions de la pensée politique aujourd’hui disponibles forment un répertoire universel qui est incontournable, un répertoire qui, bien que d’origine occidentale, est devenu, au cours du siècle-et-demi écoulé, un patrimoine universel en-dehors duquel toute pensée politique et sociale est inconcevable », ayant « découlé de structures, de formes du discours et de la communication, de systèmes éducationnels et juridiques, de termes de la vie politique et de bien d’autre chose encore propres aux structures de l’Etat moderne, qui sont désormais mondialisées et sont devenues naturelles non seulement de leurs lieux d’origine, mais au monde entier ».

Le communisme a pu fournir une réalité alternative au projet occidental, mais il n’est plus. Pour Al-Azmeh, le fumeux projet islamiste tel que résumé par les Ben Ladens est condamné. Il est bien difficile d’apercevoir la moindre lueur à l’extrémité de son tunnel. Mais il y a reste quelque chose de grande valeur, dans sa pensée. En effet, Al-Azmeh rejette l’hypostasie ou le fétichisme de la raison « conçue comme la vie, à la fois sujet et objet de la connaissance, comme nous le voyons dans la scholastique occidentale » et le procès symétrique, bien qu’opposé, du fétichisme prévalant chez les activistes islamistes, qui identifient à raison les projets de l’Occident comme inamicaux pour l’Islam, mais s’adonnent à une « politique de la nostalgie » aspirant à une « réalité immaculée antérieure à la corruption du présent ».

Le « projet civilisateur » des deux siècles écoulés prouve à suffisance la stérilité, ou plutôt l’inhumanité de la première, et un examen plus lucide de l’histoire du monde musulman révèle les nombreuses périodes de tyrannie, d’intolérance et de stagnation qui ont ponctué des périodes de paix, de prospérité et de bouillonnement intellectuel. Hélas, il n’est pas d’Age d’Or qui serait susceptible d’être ré-apprivoisé pour l’éternité. Le prélèvement de boutures, en quête de justice, n’est tout simplement pas à l’ordre du jour.

Il n’y a rien d’autre que le passé, complexe et contradictoire, qui puisse nous servir de fond, d’héritage commun, que l’on puisse défoncer à la barre à mine, avant de construire dessus. Le problème sous-jacent à la fois dans la recherche et en politique, c’est le fait qu’on utilise de manière irréfléchie le terme « culture », censé recouvrir la réalité économique et sociale d’une société en ignorant les dynamiques de classe qui en forment le socle rocheux. Avec les migrations de masse du siècle dernier, qui ont désormais renversé le mouvement de colonisation des empires en une migration de masse partant des anciennes colonies et se déversant dans les métropoles impériales, le mélange des « cultures » (lire : des réfugiés coloniaux et des réfugiés de la lutte des classes) nous a installés dans un nouveau « multiculturalisme » dans lequel les différences exotiques de langues, de couleurs de peau et de coutumes – et, oui, pourquoi ne pas le dire, de religions – doivent être incorporées à un tissu social confus et souvent tendu tant dans le centre qu’à la périphérie, d’une manière qui ne soit pas mortelle. Mais cela se heurte à des problèmes insolubles : mis à part un racisme atavique, il y a les problèmes découlant des injustices accumulées dont ont souffert les peuples colonisés.

Et puis il y a ce problème de l’animosité ancestrale entre le christianisme, le judaïsme et l’Islam, qui est la cause de tant de préjugés, de tant de guerres. Avec les importantes populations immigrées en Europe et en Amérique du Nord (nous nous concentrerons ici sur les musulmans), les vieux préjugés ont été versés dans de nouvelles outres.

Etant donné l’histoire tragique du vingtième siècle, qui a culminé dans le dernier en date des projets coloniaux traditionnels à base d’« envahis-massacre-pille-épure » - j’ai nommé Israël – les résultats sont désastreux pour tout le monde, sauf pour les élites occidentales, qui n’ont pas à se soucier à propos de niveau de vie déclinant, de risque d’être tué dans des violences au hasard, ou d’être dépossédé, torturé, etc. Al-Azmeh, avec beaucoup d’humour à froid, débusque l’orientalisme, cet accoutrement idéologique du projet colonial dans le monde musulman, jusqu’à la publication de l’ouvrage A True and Faithful Account of the Religion and Manners of the Mohammedans de Joseph Pitts, un marin qui avait été capturé par des corsaires algériens en 1678 et qui s’était converti à l’Islam, puis avait fini par s’évader et était rentré à Exeter. Ce compendium de fantaisies et de bigoterie manifestement écrit sur commande, a dressé le décor de milliers d’autres analyses occidentales ad usum domini, affublant le sujet d’étude de propriétés « éternelles », « orientales », certaines repoussantes et certaines autres charmantes, qui transcendent l’histoire et violent la nature changeante de toute chose ».

Bien qu’ayant récité le Coran des années durant, Pitts a dénoncé celui-ci, dans ce tout premier traité d’orientalisme, le qualifiant de « légende de faussetés, de folies abominables et d’absurdités ». L’orientalisme pose que l’irraison, le despotisme/servitude et l’arriération/anachronisme sont les fondamentaux de l’Orient, Califat ottoman et monde arabe inclus, ainsi que l’Inde et la Chine. Mais cette tradition primesautière, qui informe à la fois les chercheurs occidentaux et les chercheurs antioccidentaux, n’est pas une plaisanterie. Elle sert, aujourd’hui, à justifier les invasions de l’Afghanistan, de l’Irak et de qui-sait-quel-pays, demain. Le multiculturalisme d’aujourd’hui est, en réalité, un anti-culturalisme, une oblitération des sociétés précapitalistes, qui ont été/sont rejetées en tant qu’anti-cultures, une conception des choses qui a permis aux administrateurs coloniaux britannique de déposséder de manière expédiente les gouvernants locaux de leur or, d’introduire des mécanismes monétaires et de marché et des réformes dans le style occidental sur le modèle : « tout ce que vous savez, vous le brûlez » (Kostabi, 2005) ; et quant tout a terriblement foiré, comme dans le cas de la famine au Bengale, en 1943, de s’en laver totalement les mains et de continuer à dormir du sommeil de l’injuste.

Cela a conduit aux horreurs des partitions de l’Inde et de la Palestine. Dans le monde actuel, cela aide les héritiers des administrateurs coloniaux à rationnaliser la ghettoïsation dans la métropole impériale sans ressentir la moindre culpabilité pour des injustices qui pourraient fort bien être la véritable cause du flux actuel d’immigrants venus de leurs Etats postcoloniaux faillis. Pour ne pas mentionner des politiques dites d’«ajustement structurel », via le Fonds Monétaire International, des administrations néocoloniales qui ne font qu’appauvrir encore davantage des masses déjà déshéritées. La partie émergée du multiculturalisme, c’est la xénophilie, bien qu’Al-Azmeh semble dédaigner cette excroissance des Lumières. « La race est devenue l’ethnicité, puis la culture ; la hiérarchie et l’inégalité normatives ont cédé la place à la représentation en termes de différence ; et la xénophobie a été remplacée, dans de nombreux milieux, par la xénophilie ». Ici comme ailleurs, la sympathie qu’éprouve l’auteur pour les Lumières vient mettre quelque bâton dans les roues…

Le multiculturalisme trouve un soutien dans la théorie sociale sous la forme du postmodernisme, « la forme la plus récente de la production idéologique qui avait été précédemment qualifiée de « fin de l’idéologie ». « L’individu est « projeté sur un écran métaphysique décrivant des conditions universelles ». La supposée « célébration de la différence » (lire : la xénophilie) du multiculturalisme ne fait, en réalité, qu’« exprimer les conditions de la fragmentation postkeynésienne », exemplifiée au mieux par des politiques identitaires telles que le féminisme et la libération gay, des mouvements qui ont isolé et aliéné davantage qu’ils n’ont apporté de secours, et qui ont été aisément incorporés à l’intérieur de l’establishment désormais solidement capitaliste, remplaçant la menace réelle que le socialisme représentait naguère [pour lui]. Dans un dernier développement étourdissant, « les cultures sont devenues des natures et l’histoire des masses humaines est en train de se muer en histoire naturelle », avec les écrits extrémistes de gens tels que le sociobiologiste Richard Dawkins, célèbre pour son fétichisme de l’évolution et pour son athéisme militant. Nous sommes damnés par nos gênes sauvages et égoïstes.

Tout le « projet civilisateur » vise à convaincre les nouveaux immigrants d’oublier le passé et, dans le cas des musulmans, d’oublier l’importance centrale de leur religion dans leur existence, cet oubli étant incarné dans la dés-institutionnalisation de l’Eglise et sa relégation au domaine privé de chapelles œcuméniques et de quelques festivités honoraires sécularisées au fil de l’année. Ces immigrants doivent se fondre dans cette pseudo-« culture » superficielle et multiculturelle (qui n’a, de culture, que le nom), laquelle, disons, dans le cas de la Grande-Bretagne, signifie soutenir Chelsea ou United, tout en s’envoyant des pintes de bière, tout en absorbant l’histoire impériale et en reconnaissant la mission civilisatrice de l’empire britannique et, si les immigrés veulent continuer à jouer au Pakistanais ou à l’Indien, à devenir des émissaires dans le projet néo-impérial visant à réincorporer les anciennes colonies dans un nouvel ordre mondial global.

Bien entendu, ce projet n’est rien d’autre qu’un fantasme irréalisable. Le vieil ordre impérial était cruel et raciste ; il a produit des néo-colonies déformés et dysfonctionnelles et le racisme, dans la métropole impériale, est loin d’être mort, comme la résurgence absolument pas surprenante des fascistes sous l’étiquette du British National Party le manifeste de manière parfaitement claire. Triste, même si absolument pas surprenant, est le fait que ce stade actuel dans le flux des relations centre/périphérie, en Grande-Bretagne, a été scandaleusement présidée par le New Labour, qui utilise des slogans libéraux pour mettre en œuvre un agenda politique de droite, que parachèvent les guerres en Irak et en Afghanistan et des contrôles migratoires visant à stopper le flot de réfugiés économiques et politiques causé par les aventures sordides, passées et présentes, de la Grande-Bretagne. Al-Azmeh qualifie cela de « cercle vicieux de la complicité » entre les trois protagonistes : les xénophobes, les xénophiles et les islamistes, incarnés par le British National Party (BNP) (équivalent du Front National français en Grande-Bretagne, ndt), le New Labour et les idéologues islamistes. Dans le cas de la France, « Jean-Marie Le Pen et un allié du fondamentalisme islamique ».

Ayant retenu ces trois protagonistes, il passe à la dissection à la fois des tentatives théoriques des orientalistes et des post-orientalistes, de sortir de la quadrature de ce cercle vicieux et des réalités concrètes auxquelles les musulmans sont confrontés aujourd’hui. Curieusement, la façade multiculturelle produit à la fois des xénophobes et des xénophiles, ces derniers étant peut-être las de la britishitude blanche et se vautrant éventuellement dans la cuisine, dans la musique et dans les mœurs possiblement plus naturelles et moins aliénées de leurs voisins à la peau foncée. La tradition intellectuelle orientalisante a nourri cette fascination pour l’ « Autre non-réformé », qui est peut-être plus sensuel, mais aussi plus paresseux, plus intéressé, plus primitif, etc. Choisissez au hasard les caractéristiques qui vous conviennent, en fonction de vos propres préjugés. Les islamistes, eux aussi, ont un faible pour « un ensemble de modes de comportement visibles très recherché (en français dans le texte, ndt) », qui, affirment-ils, « représente la « véritable réalité antérieure » à laquelle ils aspirent. Ce « psychodrame », cette « auto-parodie » et cette « auto-caricature » ne sont pas simple amusement. Ce sont les bases sur lesquelles les décideurs politiques occidentaux prennent des décisions concernant l’éducation, la sécurité, ou n’importe quel domaine, en ayant à l’esprit leur volonté « de détacher les musulmans britanniques, en particulier les asiatiques, et tout particulièrement les Pakistanais, du courant consensuel de la vie moderne et de les resocialiser à l’intérieur d’une nouvelle culture faite d’exclusivisme et de xénophobie ».

Des tentatives déployées par les xénophiles pour combler le fossé au travers de la « communication transculturelle » sont condamnées à échouer, dès lors qu’elles nécessitent « un acte de sympathie qui, à lui seul, selon cette conception des choses, donnent accès à un sens qui est, ultimement et en son principe, inaccessible, s’agissant du sens tel qu’appréhendé par un sujet irréductible…, de la mystification de l’altérité ». Cette sympathie est une erreur, aux yeux d’Al-Azmeh, étant donné qu’« une connaissance transculturelle est dépourvue des conditions distinctes des conditions de la connaissance en général ». Est-il seulement possible d’avoir des « conversations transculturelles » ? Il craint que non, dès lors que « la finalité des interlocuteurs… tend à faire que la raison dégénère en énonciations des plus tristes qui soient de maximes et d’étiquette convenues ». Les prétendues conversations de Bush/Blair « s’adressant » aux musulmans ne font que renforcer « la déshumanisation belliqueuse de l’Autre et la diabolisation génocidaire » de musulmans attaqués qui ne font que défendre désespérément eux-mêmes et leurs territoires. Cela vaut doublement pour le Président Shimon Peres et ses acolytes, Peres avec ses vœux pieux au sujet du « processus de paix » ne faisant que démentir ses agissements cruels qui ont ensanglanté sa longue carrière politique entièrement belliqueuse.

Pourtant, c’est là où l’auteur dérape, car une telle connaissance transculturelle requiert effectivement une sympathie, ou plutôt une empathie permettant de dépasser l’animosité accumulée qu’il documente si bien, par la suite, dans son analyse des relations entre l’Orient et l’Occident. Les quatorze siècles de dissensions et d’incompréhension et la perception erronée d’un Islam ennemi du judaïsme et du christianisme requièrent un effort herculéen de déconstruction empathique avant que les nuages de la tempête puissent être dispersés.

L’objet d’étude, ce sont des êtres humains, de même que son objet, et nous devons ressentir leur douleur et leurs joies comme étant les nôtres avant de pouvoir réellement les apprécier et bénéficier de leur Altérité. Les critiques sauvages d’Al-Azmeh requerraient, à tout le moins, quelques notes de bas de page. Si sa colère contre les atrocités perpétrées contre les victimes du colonialisme par les impérialistes est sincère, elle finit par ne conduire nulle part, car il ne cesse de revenir à l’ennui du « discours universel » dont nous sommes, nolens volens, prisonniers. « Cet islamisme politique est entièrement accessible dans les médias danois », avance-t-il effrontément, faisant allusion au langage des caricatures infâmes qui ont si gravement offensé les musulmans lors de leur parution en 2006. Mais c’est faux. A mes yeux, le problème, c’est, justement, le manque d’empathie pour les sensibilités religieuses des musulmans.

***

En tant qu’historien, Al-Azmeh rejette l’essentialisme du discours religieux, en faveur d’une analyse historique structurale de la société. Très bien, mais reste que son insistance sur le fait que l’Islam ne serait en rien différent de n’importe quelle autre religion ne sonne pas juste. Les immigrés musulmans peuvent venir de différentes classes sociales et de différentes sociétés, ils peuvent être shiites ou sunnites, mystiques ou wahhabites, mais plus que n’importe quel autre groupe religieux, leurs luttes communes contre leurs maîtres séculiers européens/américains les contraints à s’allier, s’ils sont sérieux à propos de leur foi. Ils voient que leurs compatriotes chrétiens et juifs, autour d’eux, voient la religion avec indifférence.

Ils peuvent s’incliner, conformément aux espérances dévotes de leurs maîtres politiques, ou bien ils peuvent résister. Le fait que l’Islam est bien davantage qu’une corvée d’une journée par semaine, et réellement un genre de vie, est quelque chose qu’Al-Azmeh ne traite pas d’une façon convaincante, car il argue « contre son usage en tant que concept explicatif ou causal », réinstaurant, plutôt, « l’histoire contre les affirmations culturalistes ». Bien que celles-ci ne constituent nullement un manifeste, il retombe manifestement dans ses croyances laïcistes et socialistes, dans lesquelles il voit une issue de l’impasse actuelle.

Au risque d’utiliser le redoutable préfixe ‘post’, Al-Azmeh est un postmarxiste : il est « marxiste » en ceci qu’il pense que les relations économiques et sociales - le contexte historique - transcenderaient des catégories abstraites, dont la religion. Mais il est ‘post’(marxiste) au sens qu’il reconnaît que ces croyances, dont le nationalisme et le racisme, sont néanmoins vitales dans toute analyse. Il déplore la période nationaliste dans la vie politique arabe, une période durant laquelle les régimes arabes étaient défigurés par des tares crevant les yeux, dont le despotisme politique et leur « rupture avec la pensée éclairée et l’héritage libéral », qui a abouti à la situation dans laquelle ces états « se sont repliés sur eux-mêmes et sont devenus des mafias monopolisant le pouvoir et la richesse ». En même temps, il déplore l’effondrement de l’opposition socialiste à l’impérialisme, arguant du fait que l’Union soviétique s’est moins effondrée qu’elle n’a succombé à soixante-dix ans de subversion et d’attaques occidentales, tout comme les tentatives de socialisme arabe.

Dans le cas de ce dernier, l’attaque avait reçu le renfort d’islamistes opérant effectivement en coalition avec leurs supposés ennemis impérialistes. Cette coopération particulièrement inintelligente de l’Islam politique avec les impérialistes avait été encouragée par la doctrine Truman visant à contrer l’Union soviétique, durant la guerre froide, et elle avait culminé avec l’intrigue ourdie par l’actuel ministre américain de la Défense Robert Gates afin de financer massivement Ben Laden et les mujâhidîn afghans à la fin des années soixante-dix (cela avait été le couronnement de la victoire des impérialistes dans leur diabolisation de tout ce qui avait un rapport, de près ou de loin, avec le socialisme). Mais c’était déjà là une vieille histoire, les Britanniques ayant soutenu les wahhabites, au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, dans le cadre de leurs intrigues contre le Califat ottoman, avec les résultats que nous constatons encore aujourd’hui, notamment avec l’œuvre d’inspiration manifestement islamiste saoudienne ‘Suicide By Modernism’ de l’artiste américain Mark Kostabi (2005).

L’Arabie achète le dernier-cri du matériel hardware mortel à ses alliés américains, contribuant ainsi au projet en cours de ceux-ci visant à subjuguer le monde musulman.

Al-Azmeh déplore l’ascension de l’Islam politique, en condamnant la politique actuelle inspirée par l’Islam comme contraire à la tradition historique – oppressive, anti-Lumières, utopique, « davantage produit de la modernité que de la tradition ». Il se gausse à l’idée de trouver un programme concret pour la société actuelle dans le Coran et argue que, par exemple, l’utilisation que Nasser a faite d’Al-Azhar (et plus généralement de l’Islam) n’était qu’une manœuvre cynique visant à trouver la quadrature du cercle de son programme fondamentalement laïciste. Mais d’autres interprètent d’une manière entièrement différente cette période héroïque de l’histoire égyptienne (anti-impérialiste, socialiste, adaptant la promesse des Lumières à un pays africain postcolonial récemment libéré).

Les années 1960 furent une période où des rêves de socialisme africain inspiraient des millions de personnes et étaient conduits par des anti-impérialismes aux idées claires. Maintenant que ces rêves ont été brisés, une reconsidération de la vérité de l’Islam peut trouver une valeur insigne pour contribuer à redresser les torts de la société actuelle : la zakat promet que personne ne doit vivre dans la pauvreté ; la proscription de l’exploitation d’autrui interdit le travail dans les ateliers clandestin ; l’exhortation à traiter la nature avec respect doit inspirer chaque décision économique prise par tout-un-chacun. Ce ne sont pas là simples platitudes, si ces préconisations sont profondément ressenties et mise en œuvre. L’Islam est bien plus que simple ‘opium’, mais pour garantir que ses cinq Piliers sont l’inspiration de la société, il faut qu’un Etat islamique les mette en vigueur ; c’est ce qu’affirment les Islamistes, non sans raison (en dépit de l’accusation formulée par Al-Azmeh et par les orientalistes selon laquelle ce « retour » à un Islam utopique qui n’aurait à leurs yeux jamais existé serait un faux objectif totalement irrationnel).

Al-Azmeh condamne toute tentative de trouver une inspiration dans l’Islam pour contrer le « projet universel » - bien qu’aujourd’hui les Islamistes se retrouvent seuls à faire le boulot – qu’ils estiment être « une retraite primitiviste visant à se concentrer sur le spécifique, par opposition à l’universel, ou à s’accrocher à l’idée que nous pourrions être une nation différente des autres nations, notre essence étant définie, totalement ou en partie, par la religion ». Il argue du fait que cela ne laisse d’autre alternative que de se soumettre, tout en bougonnant, au diktat désormais totalement universel du discours occidental, aussi failli admette-t-il qu’il est. Tout aussi mauvais sont « les anciens militants de la gauche arabe, ces nationalistes, sincères ou naïfs, aujourd’hui désenchantés, ou pensant qu’ils font preuve de bonne volonté en donnant du crédit au discours islamiste ».

En prenant momentanément un peu de recul, nous ne pouvons que nous émerveiller de la résilience de l’Islam, lequel, face au déclin évident de la soi-disant « civilisation » occidentale, est vivant et même bien vivant, inspirant, réconfortant, contrairement à l’idéologie socialiste séculière en haillons ou à l’idéologie capitaliste qui a fait faillite à tous les sens du terme, pour ne rien dire, par charité, des restes impotents du christianisme et de la doctrine mortellement raciste en laquelle s’est mué le judaïsme dans sa phase sioniste terminale. Certainement, pour quiconque s’intéresse à la recherche fondée sur l’analyse historique, cette force spirituelle « éternellement » récurrente doit se voir accorder à tout le moins une approbation, fusse à contre-cœur, et même de l’admiration. La dernière banque ayant mis la clé sous le paillasson, la dernière forêt tropicale ayant été abattue, le dernier drone israélien s’étant planté et les juifs ayant fui leur ville « éternelle » pour retrouver la sécurité dans leur véritable patrie spirituelle (l’Europe laïque), les hommes vont étendre leur tapis de prière en réponse à l’appel poignant du muezzin et se mettront à prier cinq fois par jour, célébrant ensemble l’unicité du Tout-Puissant.

Le fait-même que le capitalisme, après avoir détruit l’alternative socialiste, soit en train aujourd’hui de diaboliser l’Islam dans le logos occidental devrait rappeler Al-Azmeh à son rôle vital en tant que dernier grand protagoniste du capitalisme, dont il a conscience qu’il est au cœur de notre crise contemporaine de la raison, de la foi, de l’économie, de la politique, bref de tout-ce-que-vous-voudrez. Seulement, voilà : il a mis tous ses œufs dans son panier laïciste, comme unique issue. « Le choix alternatif serait un Etat théocratique… un mariage temporaire entre le pré-galiléen et le postmoderne ». Il est incapable de concevoir une alternative de développement qui ne soit pas enracinée dans l’Occident et vue à travers le prisme des Lumières, il est incapable de se rallier au dernier symbole « culturel » barrant encore la route au capitalisme.

Il est vrai que l’Islam politique est le produit de ces trente dernières années, qu’il est donc « le rejeton de la modernité ». Mais cela ne le condamne en rien. Au contraire, il faut reconnaître, comme Al-Azmeh l’exige de nous, l’importance de l’histoire, l’importance qu’il y a à fixer nos yeux sur son ampleur et sur les forces économiques et sociales qui lui donnent forme. L’Islam a assumé le fardeau anti-impérialiste que portait naguère l’Union soviétique et sous lequel elle est affaissée. Il y a un futur autre que celui, irréaliste, d’Al-Azmeh, consistant à pousser l’Islam sur le côté du chemin et à œuvrer, une fois encore, pour un socialisme mondial séculier. Ce futur n’est pas un futur où les musulmans viendraient, chapeau à la main, rejoindre leurs frères laïcs socialistes, mais bien un monde où les anti-impérialistes occidentaux viendraient au secours de leurs frères et de leurs sœurs les musulmans, comme nous le voyons, de fait, aujourd’hui, avec ce flot de sympathie avec les Palestiniens, malheureusement moins impétueux en ce qui concerne les Afghans et les Irakiens, bien que ceux-ci résistent avec une vaillance insigne au bulldozer colonial.

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Source et traduction : Marcel Charbonnier


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