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Investig' Action
Israël peut-il être
jugé par un tribunal belge ?
Eric David
Mercredi 16 juin 2010
Fatima el-Mourabiti et Kenza Isnasni
étaient à bord du convoi humanitaire pris d'assaut par un
commando israélien le 31 mai 2010. Les deux jeunes femmes belges
ont décidé de porter l'affaire devant les tribunaux de leur
pays. Eric David, spécialiste du droit international, examine la
recevabilité de leur plainte.
Dans la mesure où les faits commis par les forces de défense
israéliennes (FDI) s'apparentent à des crimes de guerre, voire à
des faits de terrorisme maritime, et dans la mesure où des
ressortissants belges en ont été victimes, le juge belge
pourrait se reconnaître compétent soit au titre de ce qu'on
appelle la compétence personnelle passive (compétence du juge à
raison d'un crime commis à l'étranger par un étranger contre un
Belge), soit au titre de la compétence universelle (compétence
du juge belge pour certains crimes de droit international quels
que soient le lieu du crime, la nationalité de l'auteur ou celle
de la victime).
Dans un cas comme dans l'autre, il y a toutefois un certain
nombre de critères à satisfaire et ce n'est qu'au terme d'un
véritable steeple-chase juridique que l'ouverture d'une
instruction pénale en Belgique est envisageable.
Voici quelques éléments du raisonnement qui devraient toutefois
être encore approfondis.
Les faits sont les suivants : il y a une semaine, des soldats
israéliens ont pris d'assaut un navire étranger en haute mer ;
ils ont commis des brutalités contre les membres d'équipage et
les passagers qui s'opposaient à cette action, les ont arrêtés
et emmenés en Israël. Il faut donc qualifier juridiquement
l'arraisonnement en haute mer, les faits de violence commis
contre les personnes à bord du navire, le détournement du navire
vers Israël et l'arrestation des personnes à bord.
1) L'attaque des FDI contre les navires ne peut se fonder sur
aucune des justifications classiques prévues pour ce type
d'action selon le droit de la mer. La Convention de Montego Bay
de 1982 (qui n'a été ratifiée ni par la Turquie ni par Israël
mais qui codifie la coutume) n'autorise un navire à arraisonner
un navire étranger en haute mer qu'en cas de piraterie, de
traite des esclaves, de droit de suite (à la suite d'une
infraction commise dans les eaux territoriales de l'Etat qui
prétend exercer ce droit) ou de contrôle de pavillon (art.
110-111). Le navire turc et la flottille de la paix n'entrant
évidemment dans aucune de ces catégories de situations, l'action
israélienne est clairement illégale.
2) L'usage de la force contre les personnes à bord des navires
ne pouvant se fonder sur aucune règle de droit apparaît, à
première vue, comme constitutif de coups et blessures
volontaires (code pénal belge, art. 398) ; l'arrestation et la
détention des personnes à bord de ces navires sont des attentats
à leur liberté individuelle (id., art. 434).
3) Ces faits ont été commis à l'occasion du conflit armé qui
oppose Israël à la Palestine; or ces faits s'apparentant à des
attaques contre des civils, attaques qui ont provoqué des morts
et des blessés, il est possible de qualifier ces faits de crimes
de guerre au regard de l'art. 85 , § 3, du 1er Protocole de 1977
additionnel aux Conventions de Genève de 1949; ce protocole ne
lie pas non plus Israël et la Turquie, mais tout comme la
Convention sur le droit de la mer, le Protocole codifie dans une
large mesure le droit coutumier. Tel est le cas de la
disposition incriminant les attaques contre des civils. En
outre, ces faits ont été commis contre des civils participant à
une mission humanitaire, ce qui est un crime de guerre selon le
statut de la Cour pénale internationale (art. 8, § 2, b, iii)
(qui ne lie pas davantage Israël et la Turquie ...) mais qui,
sur ce point, est encore l'expression de la coutume.
4) On peut enfin se demander si ces faits ne sont pas aussi des
actes de terrorisme maritime visés par la Convention de 1988 de
l'Organisation maritime internationale sur la répression d'actes
illicites contre la sécurité de la navigation maritime. Cette
thèse est défendable, même si elle peut donner matière à
discussion.
5) Les faits étant des infractions pénales, à la fois de droit
interne et de droit international, ils peuvent donc donner lieu
à poursuites en Belgique à condition que le juge belge soit
compétent.
6) Les faits ayant été commis en dehors du territoire belge et à
bord d'un navire étranger (battant pavillon turc), le juge belge
pourrait, semble-t-il, affirmer sa compétence, à plusieurs
titres :
- au titre de la compétence personnelle passive (compétence du
juge à raison d'une infraction commise à l'étranger par un
étranger contre un Belge) pour des infractions de droit commun :
les faits ayant été commis contre des Belges, ceux-ci peuvent
invoquer la compétence personnelle passive du juge belge s'ils
peuvent prouver que les faits en cause sont des crimes passibles
d'une peine de 5 ans de prison selon le droit du pays dont ces
faits relèvent (titre prélim. du c.p.p., art. 10, 5°); il y a
peu de chance que le droit israélien conduise à cette conclusion
...
- au titre de la compétence personnelle passive pour des crimes
de guerre (titre prélim. du c.p.p., art. 10, 1°bis);
- au titre de la compétence universelle pour des crimes de
guerre et pour des crimes de terrorisme (titre prélim. du
c.p.p., art. 12bis).
Telles sont les raisons qui permettent de conclure que des
plaintes déposées en Belgique par les participants belges à la
flottille de la paix sont techniquement envisageables, et
qu'elles pourraient même donner lieu, en cette saison, à de
belles questions d'examen pour les étudiants en droit pénal et
en droit international ...
Le dossier la «Flottille de la Liberté»
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