Opinion
Henri Alleg et la
dignité humaine :
Les tortionnaires en "question"
Chems Eddine Chitour
Samedi 20 juillet 2013
«J'ai entendu hurler des hommes que
l'on torturait, et leurs cris résonnent
pour toujours»
Henri Alleg, dans « La Question »
Henri Alleg est mort mercredi en France
à l’âge de 92 ans. Sous la plume de
Charles Silvestre, nous lisons ce bref
rappel du parcours de ce révolutionnaire
hors pair: «Connu sous le nom d'Henri
Alleg, qu'il avait pris lors de son
passage dans la clandestinité pendant la
Guerre d'Algérie, Harry Salem est mort
le 17 juillet à Paris. Dans son livre La
Question qui reste un document majeur
sur la torture, il avait témoigné sur
les sévices qu'il avait subis, en 1957,
entre les mains des parachutistes
français. Il faut imaginer la scène:
Alleg recroquevillé contre le mur, à
moitié groggy. Le para a fait le
«boulot»: gégène, étouffement par l'eau,
brûlures...: «Vous pouvez revenir avec
votre magnéto [générateur
d'électricité], je vous attends: je n'ai
pas peur de vous.» (1)
«Journaliste depuis 1950, Alleg connaît
son Algérie où depuis longtemps, selon
les moeurs coloniales, on torture dans
les commissariats et les gendarmeries
jusqu'à de petits délinquants qui ne
veulent pas «avouer». A l'automne 1955,
un an après le déclenchement de
l'insurrection, le 1er novembre 1954, il
plonge dans la clandestinité quand le
quotidien Alger républicain, dont il est
le directeur, est interdit et le Parti
communiste algérien (PCA), dont il est
membre, dissous». Le 12 juin 1957, les
parachutistes l'attendent au domicile de
Maurice Audin. Celui-ci, jeune assistant
en mathématiques, lui aussi militant du
PCA, a été arrêté. Il mourra le 21 juin,
sous la torture. Le scandale de sa
«disparition» aura vraisemblablement
sauvé du pire son camarade.(...) Jérôme
Lindon, qui dirige les Editions de
Minuit, publie l'ouvrage en février
1958. La Question fait l'effet d'une
bombe: soixante mille exemplaires vendus
en quelques semaines. Le non-dit qui, en
dépit des premières révélations,
continuait de régner sur la torture,
vole en éclats. La sortie a été précédée
d'une plainte au procureur de la
République dont l'Humanité publiera le
texte - aussitôt censuré». (1)
«Son peuple, s'il en faut un, sera le
peuple algérien, celui du cireur de
chaussures qui l'appelait «rougi» pour
ses taches de rousseur. Le moindre geste
de fraternité humaine fait fondre ce
petit bonhomme aux yeux rieurs, qui
raconte des histoires à n'en plus finir:
juives? arabes? anglaises? parisiennes?
Ce croisement des origines et des
cultures, hors de toute domination de
classe et de «race», c'est très
exactement l'idée qu'il se fait de
l'Algérie et au nom de laquelle il
honnit le colonialisme. (...) Il
signera, en 2000, l'Appel des douze
«pour la reconnaissance par l'Etat
français de la torture», aux côtés de
Germaine Tillion, d'une idéologie
pourtant sensiblement différente, parce
que le texte indique bien que «la
torture est fille de la colonisation».
Jusqu'au bout, il avait poursuivi sa
recherche éperdue d'un monde d'hommes
libres, égaux, et associés - qu'il
identifiait au communisme. (...) Endurci
par son combat, Henri Alleg avait mis
les mains dans le cambouis de
l'histoire. D'autres se flatteront
d'avoir les mains pures. Mais, pour
reprendre une formule de Péguy, on peut
se demander s'ils ont jamais eu des
mains...» (1)
La torture en Algérie a
accompagné la colonisation
On pourrait croire que la torture fut
une singularité dans la guerre. En fait,
il n'en fut rien. Perfectionnée au fil
de l'histoire coloniale de la France et
dans ses compagnes vietnamiennes,
malgaches et autres, elle devint
graduellement une science exacte en
Algérie. Depuis la conquête coloniale,
lit-on sur l'Encyclopédie Wikipédia, la
torture est un procédé courant des
forces de l'ordre en Algérie qui
l'utilisent pour terroriser les
populations autochtones. Cette pratique
qui a été utilisée tout au long de la
présence coloniale en Algérie, d'abord
pour obtenir des informations sur les
emplacements de silos à grains lors de
la conquête coloniale, puis pour briser
les grèves, meurtrir des suspects,
instruire les affaires pénales les plus
ordinaires et terroriser les indigènes,
s'inscrivait avant tout dans une
démarche de haine et de
déshumanisation.» (2)
«Dans un article de 1951, publié par
L'Observateur, Claude Bourdet avait déjà
dénoncé ces pratiques au moment des
procès de 1951-52 de l'Organisation
spéciale (OS), en s'interrogeant: «Y
a-t-il une Gestapo en Algérie 16?». Près
de 80 plaintes pour torture et
arrestations arbitraires sont déposées
lors de ces procès, tenus à huis clos,
toutes classées sans suite15 (...) Dès
1949, le gouverneur général Naegelen
rédige une circulaire interdisant
l'usage de la torture et des sévices par
les services de police, mais ne parvient
pas à se faire obéir19. Jusqu'en 1955,
l'armée est indemne de ces accusations.
Utilisée en Indochine, la torture
devient progressivement une arme de
guerre à part entière, théorisée et
légitimée dans le cadre d'une doctrine
de la «guerre contre-révolutionnaire»,
en particulier par le colonel Trinquier,
le capitaine Paul-Alain Léger, le
colonel Marcel Bigeard et le général
Jacques Massu en tant que moyen de
poursuivre une guerre asymétrique. Selon
l'historien J.-Ch. Jauffret: «Le
dérapage commence à partir du moment où
les Ponce Pilate de la IVe République,
toujours parfaitement informés de tout
ce qui se fait en Algérie, laissent aux
militaires l'initiative, en vertu de la
loi d'urgence de 1955 et de celle des
pouvoirs spéciaux de 1956.»(2)
Parlant du choc à la lecture du livre,
Johan Hufnagel écrit: «Le livre d'Henri
Alleg, décédé mercredi, dans sa
bibliothèque par hasard. (...) Je ne me
souviens plus pourquoi mon père ou ma
mère m'avaient glissé ce livre à lire.
Il devait y avoir une raison. Sans doute
une «actu». Il y avait alors plein
d'occasions de lire La Question. On
recommençait à parler de la torture en
Algérie à propos de Jean-Marie Le Pen.
Celui qui alors était patron du FN
débutait son ascension politique. Ou
peut-être était-ce de retour d'un voyage
en Algérie, un peu plus tôt, où j'ai vu,
dans un cinéma de la Casbah, La bataille
d'Alger, de Gilles Pontecorvo. Dans ma
mémoire, il y a une association logique
entre les destins d'Ali la Pointe et
ceux d'Henri Alleg et de Maurice Audin.
Ces destins finissent toujours par
remonter, même trente ans après, même au
milieu de souvenirs un peu flous, à
chaque fois que l'on parle de guerre
insurrectionnelle, de torture... Comme
si la bataille d'Alger était la mère de
toutes les batailles du XXIe siècle. La
Question est plus qu'un geste, c'est un
passage de témoin, un message. Un
serment. Mais je me souviens encore de
ce coup de poing dans la gueule, de la
violence des mots et des coups, et
surtout de ce que certains sont prêts à
endurer pour leurs idées, du prix qu'on
est prêt à payer «pour le simple droit
de rester un homme».(3)
Les regrets de Alleg: les
tortionnaires ne seront pas jugés
Comme on le sait un solde de tout
compte, une loi d'amnistie a été votée
le 31 juillet 1968 en confirmation des
deux décrets du 22 mars 1962 couvre
l'ensemble des infractions commises en
Algérie. Cette loi prévoit dans son
article 1 que «Sont amnistiées de plein
droit toutes infractions commises en
relation avec les événements d'Algérie.
Sont réputées commises en relation avec
la guerre d'Algérie toutes infractions
commises par des militaires servant en
Algérie.». Cette loi empêche les
victimes de poursuivre au pénal, mais
théoriquement pas au civil, bien que
cette interprétation de la loi ait été
remise en cause par divers juristes,
dont William Bourdon. Celui-ci estime
que cette loi «s'oppose aux principes du
droit international selon lesquels
l'amnistie ne peut être accordée aux
auteurs de violations des droits de
l'homme les plus graves tant que les
victimes n'ont pas obtenu justice par
une voie de recours efficace»
Parlant de son désir de vengeance, Henri
Alleg, dans un dernier édito en mars
2012 à l'Association Acca (Agir contre
le colonialisme aujourd'hui, combattants
de la cause anticoloniale). s'en défend:
«Je ne dis pas que je n'ai jamais eu une
volonté de vengeance qui seule les
apaise. Il n'y a qu'une fois où j'ai
ressenti une vraie volonté de vengeance:
je me suis dit: «Si je peux, je les
tuerai». C'est sous la torture. (...)
j'ai regretté d'avoir eu une telle
réaction, parce que je me considère
comme un être civilisé».(4)
Henri Alleg demande justice pour les
milliers de torturés pour certains morts
de mort violente: «Je pense qu'il faut
sanctionner le crime et durement. Mais,
personnellement, la vengeance ne
m'intéresse pas. (...) On a bien fait de
rechercher les tortionnaires des camps
de concentration, les fascistes et les
nazis. Or, en France, parmi les
tortionnaires connus de la Guerre
d'Algérie, aucun n'a été sanctionné,
aucun n'a été condamné et, bien plus
encore, ils ont été promus, ils ont reçu
des décorations. L'image de Bigeard,
pour ne parler que de lui, c'est celle
d'un «brav' p'tit gars, bien de chez
nous» devenu général. Il a pourtant
associé son nom à ce qu'on appelle «les
crevettes Bigeard». Pour Massu, c'est la
même chose. Ce sont des gens honorés et
officiellement, on considère qu'ils ont
fait - comme on dit - leur «devoir».
Mais j'ose dire que, au contraire, dans
une histoire de France encore à écrire,
on considérera ces gens comme faisant
partie d'une catégorie de personnages -
ils n'étaient pas seuls - qui ont sali
le renom de la France. (...)» (4)
Pour sa part, Germaine Tillion,
conseillère technique au cabinet de
Soustelle, raconte son entrevue avec
Parlanges, le général commandant les
Aurès et chargé de la pacification et
des SAS chères à Soustelle. Ecoutons-la:
«Lorsque je lui ai raconté comment les
officiers «maniaques» torturaient des
«réputés suspects», j'ai compris la
méthode qu'il pratiquait au regard
profondément ironique qu'il m'a
«accordé». Je me souviens encore de ses
mains de garçonnet, sans cesse en
mouvement, lorsqu'il parlait avec une
évidente satisfaction de toutes les
façons possibles d'égorger un homme.»
(5) (6)
Où en sommes-nous actuellement
cinquante ans après?
Comme on le sait, la première action de
De Gaulle fut d'absoudre définitivement
les militaires et la police qui ont
fauté. Souvenons-nous: à côté du
sinistre Aussaresses qui revendique haut
et fort l'assassinat d'une vingtaine de
personnes dont Larbi Ben M'hidi, il y
eut tout de même des hommes qui ont dit
non à la torture; le cas le plus connu
est celui de Jacques Paris de
Bollardière, compagnon de la Libération
qui a été condamné à soixante jours de
forteresse et relevé de son
commandement. Je suis sûr que les
milliers d'Algériens et d'Algériennes
torturés à l'instar de Louisette
Ighilahriz, demandent uniquement
justice..
Peut-on alors continuer à ignorer ce
passé qui ne passe pas des deux côtés?
L'Acca cité plus haut résume la
situation et plaide une relecture
commune du passé commun: «Cinquante ans
ont passé depuis la fin de la Guerre
d'Algérie, Radios, télés, journaux,
magazines, en ont fait très largement
écho, mais on attend toujours et sans
doute faudra-t-il attendre longtemps
encore une publication officielle signée
par les dirigeants de notre pays qui
tire les conclusions de ce qu'a été une
guerre si longue, si coûteuse et si
cruelle à la fois pour l'Algérie et la
France. En ce qui les concerne, un
demi-siècle après la signature des
Accords d'Evian, le silence reste la
règle. Et pourtant, il y a tant de
questions qui attendent des réponses!
Cinq à six cent mille Algériens, parmi
lesquels un nombre considérable de
femmes et d'enfants sont morts, pas
seulement au combat, mais massacrés de
sang-froid dans leurs villages,
assassinés par des légionnaires,
parachutistes et autres forces
«spécialisées» dans la répression, mais
aussi par de simples soldats du
contingent, souvent mobilisés contre
leur gré. Du côté français, près de
30.000 hommes sont tombés.» (7)(8)
«A ces chiffres terribles, il faudrait
ajouter le nombre impressionnant de
blessés, souvent handicapés pour la vie
et celui, incalculable, des victimes
marquées psychologiquement et pour
toujours par ce qu'ils ont vécu et ne
peuvent oublier. Et pourtant, il n'est
que d'interroger nos compatriotes,
femmes et hommes, jeunes et plus vieux,
qu'ils aient vécu à l'époque de la
guerre ou qu'ils aient été trop jeunes
encore pour y avoir participé d'une
façon ou d'une autre, pour se rendre
compte de leur immense soif de connaître
la vérité sur la guerre, sur les raisons
de son déclenchement, de sa durée, de sa
cruauté, entraînant malversations de
toutes sortes, utilisation habituelle de
la torture lors des interrogatoires,
exécutions sommaires, viols et d'une
façon générale, dans tous les cas,
crimes toujours conclus juridiquement
par des «ordonnances de non-lieu» et,
pire encore, par l'attribution de
décorations et de promotions aux
assassins. Cette soif de savoir la
vérité touche en particulier les plus
jeunes, ceux des écoles, des lycées, des
universités qui ont, avec raison, le
sentiment que tant qu'elle continuera à
être cachée, France et Algérie ne
pourront pas réellement «tourner la page
de la guerre», assurer la paix et la
fraternité entre leurs peuples alors que
leurs relations économiques,
culturelles, politiques et humaines
exigent, chaque jour davantage, un tel
rapprochement.» (7)(8)
Pour avoir dénoncer la torture, pour
s'être battu pour la condition humaine,
Henri Alleg ira rejoindre le Panthéon
des justes qui ont fait de la dignité
humaine leur sacerdoce. On ne peut que
se sentir proche d'un Henri Alleg plutôt
que de ces révolutionnaires de la
vingt-cinquième heure qui ont rendu
exsangue le pays. Assurément, Henri
Alleg mérite mille médailles et
l'Algérie gagnerait en estime à honorer
ces Algériens de coeur qui au plus fort
du brasier ont défendu la condition
humaine «La vie d'un homme, la mienne,
compte peu. Ce qui compte, c'est
l'Algérie, son avenir. Et l'Algérie sera
libre demain. Je suis persuadé que
l'amitié entre Français et Algériens se
ressoudera», a déclaré Fernand Iveton,
peu avant d'être guillotiné. Il faudrait
rendre justice sans détour d'une façon
franche à tous ceux qui - sans être des
indigènes au sens de la colonisation -
et dans l'ombre au péril de leur vie,
ont cru à l'indépendance de l'Algérie.
La liste est longue. Les hommages sont
tardifs, parcimonieux et non dénués
d'arrière-pensée. Il y eut des «Justes»
qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes
qui furent considérés eux-mêmes comme
des traîtres. Ces Français, dont
certains revendiquent leur algérianité,
toute leur algérianité, rien que leur
algérianité à l'instar du couple Chaulet,
de Daniel Timsit et de tant d'autres qui
se sont battus et ont mis en jeu leur
vie pour l´indépendance du pays
L´Algérie d'aujourd´hui doit regarder
son histoire en face, ceci sans renoncer
à demander «la vérité et la justice»
pour combattre le solde de tout compte
qui laisse des plaies béantes qui
attendent d'être guéries.» (9)
1.CharlesSilvestre :
http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2013/07/18/henri
-alleg-auteur-de-la-question-est
mort_3449495_3382.html
2. La torture en Algérie. Encyclopédie
Wikipédia
3.JohanHufnagel 18/07/2013
http://www.slate.fr:81/culture/75560/henri-alleg-la-question-une-histoire-de-transmission
4 .http://medias-etcontrepouvoir.com
/2013/07/18/henri-alleg-la-france-lalgerie-et-la-colonisation/
1998
5.Yves Courrières: La guerre d'Algérie:
Le Temps des léopards. p.83 Edt Fayard
1969,
6.C. E. Chitour, Germaine Tillion:
http://www.millebabords.org/spip.php?article8357
7.
http://www.humanite.fr/medias/henri-alleg-le-reve-algerien-cheville-au...
8.
http://www.legrandsoir.info/pour-henri-alleg.html
9.
http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_chitour/155719-les-justes-qui-ont-aide-l-algerie.html
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
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