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L'EXPRESSIONDZ.COM
Aung San Suu Kyi
La Dame de
fer et l'ambivalence du discours occidental
Pr Chems Eddine Chitour

Aung San Suu Kyi
Lundi 17 août 2009 «La vérité, la justice
et la compassion sont souvent les seules défenses contre le
pouvoir impitoyable.» Aung San Suu Kyi
Dans l’actualité de cette semaine, un fait en apparence anodin,
vient nous rappeler que le combat pour la liberté et la dignité
humaine est de tous les lieux, de tous les temps et nous
interpelle même à des milliers de kilomètres. Il s’agit en
l’occurrence d’Aung San Suu Kye d’une dame frêle mais déterminée
et qui fait trembler les militaires de son pays non pas par sa
puissance de feu mais par sa puissance de paix, et d’entêtement
à voir son pays libre et démocrate. Une dame qui vit sobrement
loin de ses enfants qu’elle n’a pas vu depuis plusieurs années
pour cause de «prison», qui n’a pas vu mourir son mari et
qui a tout perdu sauf l’honneur, la dignité et la satisfaction
d’un combat juste pas pour des raisons matérielles. C’et
peut-être le premier prix Nobel de la paix «non manipulé»,
de l’histoire des Nobel, par l’Occident. On se souvient des
Nobel de Sadate, Begin, Lech Valesa, Soljenitsyne et tant
d’autres qui ont vu leurs services rendus couronnés par
justement le prix Nobel bref tous les serviteurs de la cause de
l’Occident. Cette dame est birmane et vient d’être une fois de
plus assignée à résidence pour 18 mois. Au-delà de la «manipulation
probable» de l’information du fait de ce tollé hypocrite des
pays occidentaux, nous remarquons au passage qu’aucun pays arabe
ou musulman ne s’est ému ou autosaisi de cette cause pour la
liberté laissant une fois de plus, le champ libre à la doxa
occidentale et à son magister moral mâtiné comme nous le
verrons, d’intérêts en l’occurrence bassement matériels.
Brève radioscopie du Myanmar
Le Myanmar (Birmanie) est un pays d’Asie du Sud-Est continentale
avec une surface de 678.500 km² ayant une frontière commune avec
l’Inde, le Bangladesh, le Laos, la Chine et la Thaïlande. Il est
bordé par la mer d’Andaman au sud et par le golfe du Bengale au
sud-ouest, avec environ 2000 kilomètres de côtes au total. Sa
population est de près de 50 millions d’habitants Le pays a
acquis son indépendance au Royaume-Uni le 4 janvier 1948. Pays
riche en matières premières, il fait l’objet de «sollicitude».
Il est tenu d’une poigne de fer par une junte militaire depuis
plus de vingt ans
Qui est Aung San Suu Kyi qui ose défier une junte bien «assise»?
Fille du leader de la libération Aung San (assassiné en 1947),
Suu Kyi est née à Rangoon en 1945, juste avant que la Birmanie
ne se libère de la tutelle colonisatrice de la Grande-Bretagne.
Sa mère est diplomate et Suu Kyi est élevée en Inde et en
Grande-Bretagne. Elle fait des études de philosophie, d’économie
et de sciences politiques à Oxford. Elle poursuit une carrière
académique jusqu’à ce qu’elle rentre en Birmanie, en 1988, pour
soigner sa mère malade. Influencée par la philosophie et les
idées du Mahatma Gandhi et de Martin Luther King, Suu Kyi et ses
amis politiques fondent, en 1988, la Ligue nationale pour la
démocratie (LND) qui remporte presque 80% des sièges lors des
élections de 1990. Les militaires au pouvoir vont refuser le
résultat démocratique sorti des urnes. Depuis, Suu Kyi, appelée
«la Dame», continue de résister. Le LND lutte pour le
retour de la démocratie dans le pays. La junte a une position
ambiguë envers l’opposante Aung San Suu Kyi, qui est très
populaire dans le monde suite à son prix Nobel de la paix en
1991. Sa popularité et son statut de fille du symbole et héros
national Aung San, lui procurent une certaine protection,
d’autant qu’elle ne veut pas quitter le pays et est insensible
aux offres de corruption. Face à ce dilemme, la junte a donc
placé l’opposante en résidence surveillée. Aung San Suu Kyi est
entrée dans sa 14e année de détention le 24 octobre 2008. Le 4
mai 2009, un Américain, John Yettaw, gagne la résidence de Aung
San Suu Kyi en traversant un lac public à la nage. Il est
hébergé pendant deux jours par Aung San Suu Kyi entrainant ainsi
leur arrestation et leur jugement. Aung San Suu Kyi est
condamnée le 11 août 2009 à 18 mois d’assignation à résidence
suite à un décret de Than Shwe réduisant la peine initiale de
moitié. Ce jugement très controversé, la rend inéligible pour
les élections de 2010 à moins d’une grâce exceptionnelle. Le
Conseil de sécurité des Nations unies a approuvé une déclaration
édulcorée sur la Birmanie se contentant d’exprimer sa «grave
préoccupation». On apprend aussi que la médiation du
sénateur démocrate a permis pour la première fois pour les
Etats-Unis de prendre langue ave les dirigeants du Myanmar mais
aussi de faire libérer l’Américain par qui le procès est arrivé
et de voir dans le même temps la prisonnière en résidence
surveillée. On peut s’interroger sur la longévité du pouvoir des
militaires qui, selon les normes occidentales, bafouent les
droits de l’homme en toute impunité depuis plus de vingt ans.
Cela rappelle un autre dictateur à qui on a reproché de brimer
son peuple et que l’on a pendu sans coup férir pour prendre son
pétrole et laisser le chaos. Avec le Myanmar c’est différent,
nous avons là aussi un pouvoir militaire qui règne sans partage,
qui -aux dires des Occidentaux- tue, vole, pille enrôle des
enfants, tue des moines bouddhistes. Et il ne se passe rien mis
à part des campagnes hypocrites de dénonciation et de résolution
du Conseil sans lendemain. Il existerait trois raisons: la
première est que le monde bouddhiste est quoi qu’on dise uni. La
Chine puisqu’il s’agit d’elle est toujours contre des sanctions
pour ses protégés d’autant que le Myanmar l’a aidée dans les
années difficiles. De plus, il recèle des réserves
d’hydrocarbures et enfin il est de la même essence religieuse.
Curieusement, cette «situation» de ni paix ni guerre
arrange les Occidentaux qui poussent l’hypocrisie jusqu’à faire
des résolutions dures qui sont naturellement refusées par la
Chine. Pendant ce temps, les affaires continuent avec les mêmes.
Pour Danielle Sabaï: «La dictature birmane doit
essentiellement sa survie aux investissements financiers
mirobolants que des Etats peu regardants comme l’Inde, la Chine,
la France n’hésitent pas à faire dans le pays. Les tentatives de
faire pression au niveau politique ont fait long feu. La
politique de l’Association du Sud-Est asiatique (Asean) envers
la Birmanie en est une brillante illustration. La Birmanie est
devenue membre de l’Asean en 1997.»(1)
«Pour rappel, le 6 septembre 2007, le Parlement européen
condamnait les violations des droits de l’homme et accusait la
junte birmane d’être une menace pour l’Asie du Sud-Est... les
membres de l’Union européenne se sont en fait, accordés sur le
plus petit dénominateur commun. Si quelques Etats sont
favorables à une politique plus ferme envers la Birmanie, la
France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne et la Pologne s’y
sont jusqu’à présent opposées. Leur position s’explique en
particulier par les intérêts économiques qu’ils ont développés
dans le pays. Malgré des appels réguliers à la libération d’Aung
San Suu Kyi, la diplomatie française, par exemple, s’est
toujours montrée attachée à la défense des investissements
financiers français dans le pays. Elle n’a pas hésité à soutenir
la compagnie Total, l’un des plus importants investisseurs en
Birmanie, accusée d’avoir eu recours au travail forcé.
L’entreprise dirige l’exploitation des champs gaziers de Yadana,
qui rapporte au gouvernement birman entre 200 et 450 millions de
dollars américains annuellement, soit environ 7% du budget
estimé de l’Etat birman» (...) Les pays voisins, notamment
l’Inde et la Chine, étant de gros consommateurs des matières
premières que la Birmanie possède en abondance, ont décidé de
fermer les yeux sur les violations systématiques des droits de
l’homme et de l’enfant.(...) La Chine et la Birmanie ont
toujours entretenu des relations de bon voisinage. En 1991, les
dirigeants chinois furent les premiers à vendre des armes, des
avions, des frégates et autres équipements militaires à la
junte. La Chine a aussi beaucoup investi dans les
infrastructures birmanes. C’est un gros importateur de bois et
minerais en provenance de la Birmanie. Depuis le début de
l’année 2007, le soutien de la Chine à la Birmanie s’est
considérablement accentué. (..) L’Inde, quant à elle, a attendu
le 26 septembre, premier jour où la junte birmane a envoyé la
troupe et tué plusieurs moines et civils, pour «exprimer sa
préoccupation» concernant la répression des mobilisations.
(...) La politique de soutien entre Jawaharlal Nehru et Aung
San, héros de l’indépendance nationale birmane est décidemment
bien loin. Dans un contexte de tension, l’Inde n’a pas hésité à
dépêcher le 23 septembre son ministre du Pétrole de l’Union
Murli Deora...Il s’agissait pour l’Inde de voir dans quelle
mesure, d’une part, elle pourrait exploiter des gisements
d’hydrocarbures découverts en Birmanie (...). L’Inde est
déterminée coûte que coûte à renforcer ses relations avec la
Birmanie pour limiter le terrain à la Chine.(...). Ainsi, selon
Human Rights Watch, l’Inde aurait offert des hélicoptères de
combat légers, du matériel de pointe pour les avions de combat
et des avions de surveillance navale en échange d’une politique
contre les rebelles indiens qui utilisent la Birmanie comme base
arrière de leur mouvement d’indépendance.(1)
«La Thaïlande est le troisième investisseur en Birmanie et le
premier destinataire du gaz naturel birman qui a rapporté à la
junte 1 milliard de dollars US pour la seule année 2005-06,
montant qui a doublé l’année suivante. (...) Enfin, la Corée du
Sud est une illustration parfaite de l’hypocrisie et du double
langage, que de nombreux pays utilisent quand il s’agit de la
Birmanie. Daewoo International n’a pas hésité à exporter des
équipements militaires, de la technologie et à construire une
usine d’armement sur le territoire birman.(..). D’un autre côté,
Daewoo International, qui détient 60% de trois champs de gaz
naturel en Birmanie, vient de découvrir un nouveau gisement de
219.2 milliards de mètres cubes de gaz exploitable, le plus
grand gisement jamais découvert par une entreprise coréenne et
l’équivalent de 7 années de consommation de gaz pour l’ensemble
de la Corée du Sud. Le gouvernement coréen a très vite fait
savoir qu’il désirait voir le gaz arriver dans son pays»(1)...
Ethique contre business pétrolier
Les pays voisins de la Birmanie, contrairement à l’Europe et aux
Etats-Unis, ne s’intronisent pas en donneurs de leçons en
matière de Droits de l’homme et de libertés. Le double langage
de ces derniers leur permet d’avoir bonne conscience-vis-à-vis
de leur opinion- à faible frais mais continuent à faire des
affaires business as usual. Parmi les pays occidentaux, deux se
détachent par leur ambivalence: il s’agit des Etats-Unis dont
les compagnies pétrolières Unocal puis Chevron ont continué à
exploiter le gaz birman indépendamment des sanctions. Il s’agit
aussi de la France avec Total qui, non seulement exploite sans
vergogne le gaz, consolide la junte par ses royalties mais de
plus, est accusée avec preuve par les organisations des droits
de l’homme d’avoir fait travailler des enfants.
Ecoutons Arnaud Dubus: Nicolas Sarkozy a réagi, hier, à la
condamnation d’Aung San Suu Kyi, en demandant à l’Union
européenne d’infliger de nouvelles sanctions à la Birmanie «tout
particulièrement dans le domaine de l’exploitation du bois et
des rubis». «La mise en place de sanctions se heurte bien
souvent à l’intérêt des Etats, dont la France qui, comme
beaucoup d’autres, commerce avec les généraux via ses industries
pétrolières», observait en 1994 Bernard Kouchner dans le
livre Dossier noir Birmanie (éditions Dagorno). Kouchner a
changé son fusil d’épaule en 2003, en rédigeant pour Total un
rapport payé 25.000 euros, dans lequel il blanchissait la
compagnie pétrolière. Aujourd’hui ministre des Affaires
étrangères, Kouchner expliquait en mai 2009, alors que l’UE
réfléchissait à la possibilité de cibler Total pour sanctionner
la Birmanie, que si la compagnie française se voyait interdire
d’opérer, la Chine prendrait aussitôt le relais.(2)
Preuve ultime: dans une déclaration au quotidien Le Monde en
juillet 1996, Aung San Suu Kyi, place Total au premier rang des
soutiens dont bénéficie le régime de Rangoon.Tous les faits
rapportés sont connus et dénoncés depuis des années dans le
monde entier. Mais voici que Total reconnaît avoir dû protester
contre les méthodes de l’armée birmane, que lors d’un débat dans
une Fnac à Paris, le pétrolier confesse tardivement avoir
indemnisé 400 Birmans, forcés au travail par l’armée sur le
gazoduc. Voici qu’un témoin affirme avoir vu l’armée obliger des
villageois à déminer le terrain avec leurs pieds et sauter sur
des mines.
«Pourquoi, s’interroge Rue 89 dans une contribution du 14
août, s’arrêter au bois et aux rubis: n’importe quoi, du moment
que ça ne sert pas à se chauffer, cuisiner, s’éclairer ou partir
en week-end?. Parce que bon, dans le cas particulier de la
France il y a l’entreprise Total, très présente dans le pays
d’Aung San Suu Kyi. De même pour les Britanniques il y a BP,
pour les Américains Exxon ou Chevron-Texaco mais au final, Total
a en ex-Birmanie la plus grosse part du gâteau.» Ici comme
ailleurs, et c’est de bonne guerre, la France ménage ses
intérêts: le cas du Niger en est un exemple récent, d’un côté,
un coup d’Etat constitutionnel, de l’autre, du pétrole prêt à
jaillir et des mines d’uranium. Et au milieu, la France et Areva,
qui détiennent une part non négligeable du métal tant convoité
avec la mine d’Imouraren. Face à ce dilemme, «la France se
fera-t-elle l’avocate du Niger? s’interroge L’Observateur Paalga.
L’Union européenne (UE) a indiqué son intention de revoir sa
coopération si le président Tandja obtenait la possibilité de se
représenter. La France se désolidarisera-t-elle de l’UE?» Il
est hors de doute que si les pays occidentaux et les autres -qui
eux, ne donnent pas de leçons de démocratie- voulaient la
liberté pour les peuples harassés sous le joug des dictatures,
ce sera alors, l’avènement d’un monde nouveau où chacun serait
jugé à l’aune de sa valeur ajoutée et non en fonction d’une
hypothétique naissance du côté du bon hémisphère, avec une bonne
couleur de peau et naturellement avec une essence spirituelle y
afférente. Ne rêvons pas! Pr Chems Eddine CHITOUR,
Ecole nationale polytechnique
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Publié le 17 août 2009 avec l'aimable autorisation de l'Expression
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