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Al-Quds al-Arabiyy

Questions sur la crise iranienne
Dr Bashîr Mûsâ Nâfi‘

in Al-Quds al-Arabiyy, 9 juillet 2009

Peu à peu, l’Etat iranien rétablit sa souveraineté sur la situation politique et sécuritaire du pays. La détermination dont a fait preuve le régime iranien à ce que les institutions constitutionnelles et juridiques aient le dernier mot dans la querelle autour des résultats des élections iraniennes a placé les forces oppositionnelles devant un choix cornélien : soit elles s’arrêtent de remuer la merde dans la rue iranienne, soit elles vont jusqu’au conflit ouvert avec l’Etat, le pouvoir et la majorité du peuple iranien (un conflit dont elles ressortiraient nécessairement perdantes et ce, très rapidement). Mais la controverse est appelée à se poursuivre tant à l’intérieur de l’Iran qu’à l’extérieur autour de la réalité de ce dont l’Iran a été le témoin durant les deux semaines postélectorales et autour de ce que ces événements signifient pour l’avenir de la République islamique.

Voici, tout d’abord, quelques observations préliminaires :

Le fait d’extraire la crise de la rue et de la réintroduire dans les sphères du pouvoir et de l’Etat était le choix le plus logique et le plus rationnel ; c’est peut-être le choix auquel aspiraient les forces qui constituaient la plus importante faction après leur ralliement au camp des partisans du candidat oppositionnel Mir Hussein Moussavi, la faction à laquelle je fais ici allusion étant bien entendu celle de l’ex-président iranien Hashemi Rafsandjani, un des piliers du régime et de l’Etat depuis la fin des années Soixante-dix. En l’absence de la prise de parti implicite mais claire de Rafsandjani en faveur de Moussavi, cette élection ne se serait en aucun cas transformée en la crise à laquelle elle a donné lieu. Rafsandjani, en effet, n’appartenait ni à ceux qu’il est convenu d’appeler les réformateurs, ni à ceux qu’il est convenu d’appeler les conservateurs. Mais un sentiment croissant de marginalisation et les attaques acerbes et frontales d’Ahmadinejad contre lui et contre la vieille garde de la République islamique, ainsi que les insinuations de corruption et d’enrichissement personnel illicite distillées par Ahmadinejad à l’encontre de ces caciques et de leurs proches ont fini par pousser ce grand manitou de l’Iran (qu’est Rafsandjani) dans le camp de… l’opposition !

Mais Rafsandjani ne voulait ni renverser la République ni la saper. Non, ce qu’il voulait, vraisemblablement, c’était s’assurer à la fois de son influence et de ses acquis face au mouvement de changement irréfragable qu’avait annoncé la (première) présidence Ahmadinejad et ses partisans, qui aspirent à rendre à la République islamique le climat de moralité et les promesses de justice qu’elle avait laissé espérer durant ses premières années. La question tourne désormais autour de la question de savoir si la génération des néo-révolutionnaires (d’Ahmadinejad, ndt) poursuivra sa révolution jusqu’au bout et refusera de composer avec la vieille garde ou si la direction du régime tentera de resserrer les rangs et de rassurer Rafsandjani et bien d’autres personnalités du pouvoir quant à l’intégrité de leur rôle, de leur position de pouvoir et de leurs acquis. Une deuxième question (liée à la première) est celle de savoir si Rafsandjani s’est contenté de mettre en doute la légitimité d’Ahmadinejad (ce qui réduirait la capacité de celui-ci à se lancer dans une tentative à grande échelle visant à se libérer de la vieille garde, voire à s’en débarrasser) ou bien s’il reste déterminé à harceler le président réélu afin de le renverser ?

Si les forces politiques qui se sont rangées sous le parapluie de la campagne électorale de Moussavi sont nombreuses, la plupart d’entre elles étaient déjà dans la coalition Khardad qu’il est devenu par la suite plus courant d’appeler le camp des réformateurs. Ce sont ces forces qui avaient contribué à l’élection du précédent président iranien réformateur Muhammad Khatami, en 1997. Certaines de ces composantes, comme par exemple l’Organisation des Mujâhidîn de la Révolution Islamique et ce que l’on qualifie parfois de « gauche islamique » (mouvance dont font partie Karûbî, Muhtashemi, voire même Moussavi). Ce sont des partisans de la Révolution islamique initiale, et ils ont joué des rôles essentiels dans les différentes péripéties de l’histoire de la République islamique iranienne.

L’éventail des forces politiques restantes comprend le Front de la Participation, que dirige le frère de Khatami, et le mouvement Liberté de l’Iran, que dirigeait Bazargan, le premier Premier ministre de la République et dont aujourd’hui Ibrahim Yazdî est aujourd’hui un des dirigeants les plus éminents. S’y ajoutent un certain nombre de clercs musulmans (‘ulamâ’), d’hommes de culture et d’universitaires indépendants. Ce qui les rassemble tous, c’est le désir de changer le régime iranien, mais ils n’ont aucun programme unifié en vue du futur du pays. Les divergences ont même parfois été grandes, entre eux, principalement à cause de l’échec des deux mandats présidentiels de Khatami à mener à bien des « réformes » tangibles. Certains d’entre eux veulent une réforme partielle et superficielle de la Constitution et de la structure de la République islamique iranienne, tandis que d’autres ambitionnent de reverser totalement le pouvoir théocratique (wilâyat-e-faqîh) et instaurer une république démocratique et libérale. La question à laquelle la direction du régime sera confrontée à brève échéance a trait à l’évaluation de la nécessité (ou non) d’adopter une nouvelle approche dudit camp des réformateurs et de la tentative de répondre aux revendications des plus raisonnables d’entre eux. Le fait de faire des concessions politiques et constitutionnelles à cette partie raisonnable des réformateurs ne pourra que suggérer une idée de recul et de faiblesse (du régime), ce qui pourrait encourager les autres (= les réformateurs ultras, ndt) à procéder à l’escalade de leur opposition et de leurs attaques contre la République.

La question de l’immixtion étrangère dans la crise a suscité une vaste controverse, qui n’est pas terminée. En réalité, les causes premières de la crise sont d’ordre interne : une profonde division dans les rangs de l’élite au pouvoir, et d’importants secteurs de la société iranienne dans l’opposition. Nul ne saurait en douter. Mais l’existence de manipulations étrangères ayant essayé de chauffer à blanc la confrontation autour des résultats de l’élection afin de la transformer en insurrection et en violences intestines, n’est absolument pas douteuse, non plus. Il y a bel et bien une volonté politique américaine de s’immiscer dans les affaires iraniennes internes, afin de saper les fondements du régime et de l’affaiblir : les Américains, loin de s’en cacher, le chantent sur les toits ; ils ont dédié à ces manipulations un important budget de l’Etat, et c’est une armada de spécialistes qui s’en charge, dans différents services de l’administration américaine. Il y a non moins de trois millions d’Iraniens vivant à l’étranger, dont certains sont originaires de familles tout entières dans l’opposition au régime islamique, qui ont quitté le pays avant tout pour des raisons politiques.

De la même manière dont l’Irak est devenu un champ d’influence iranienne, il est devenu le prétexte d’une activité occidentale croissante contre le régime de la République islamique d’Iran. L’intérêt manifesté par l’Occident pour les élections iraniennes est d’une ampleur incomparablement supérieur à son intérêt pour les élections (par exemple) égyptiennes, tunisiennes ou algériennes. Nous devrons donc attendre de voir si les gouvernements occidentaux adopteront le même genre de position au sujet de la première élection douteuse venue dans un pays moyen-oriental ami ? Cet intérêt et cette réactivité occidentaux s’apparente davantage à une participation directe à la crise qu’à un rôle d’observateur extérieur. La question qui se pose aujourd’hui est donc celle de savoir si le mouvement réformateur oppositionnel saura affranchir ceux qui forment ses rangs des menées étrangères ou s’il considèrera le désir occidental de faire chuter la République comme un appui à son projet politique, auquel cas il pousserait le pays vers un niveau supérieur de violence interne.

C’est le fossé qui s’est creusé dans les rangs mêmes de l’élite au pouvoir qui, à n’en pas douter, est plus dangereux encore que la controverse dans les rues. Ceux qui sont sortis manifester leur soutien aux allégations de Moussavi quant aux résultats de l’élection ne représentent qu’une petite partie de ceux qui ont voté pour lui, et qu’une partie encore plus petite de ce que l’on appelle la rue iranienne.

Comme celles des forces politiques qui se sont rassemblées autour du candidat perdant, les motivations de ceux qui ont manifesté étaient diverses et parfois très divergentes. Il n’est pas douteux que les manifestants ont échoué dans leur tentative d’élargir la base sociale du mouvement de protestation. C’est ainsi que le mouvement protestataire est passé de projet d’insurrection populaire en le domaine réservé des classes supérieures de la société civile. Mais le problème auquel est confronté le régime n’a pas pour origine ces couches sociales, que la République islamique n’a à aucun moment réussi à séduire.

La plupart de ceux qui participent au mouvement protestataire voient dans le caractère islamique de la République un danger pour leurs intérêts privés et pour leur style de vie, ainsi que pour leur désir fou de recouvrer l’Iran occidentalisé auquel ils étaient habitués, ou auquel leurs parents étaient habitués. Le problème du régime, c’est l’éclatement de la jeune génération universitaire entre partisans extrémistes de la Républiques islamique et de ses principales institutions, comme le pouvoir religieux (wilât-e-faqîh), la garde nationale et les bassidjis, et les détracteurs de ces institutions appelant de leurs vœux le changement, même s’ils n’ont pas de vision très claire de ce à quoi ce changement serait censé aboutir ?...

Ce à quoi le régime doit réfléchir avec beaucoup de soin désormais, c’est à sa manière d’interagir avec ces larges couches populaires dans l’opposition, dont notamment le secteur de la jeunesse universitaire. Le fait que ces couches sociales soient peu importantes numériquement et qu’elles ne représentent pas, prises ensemble, une majorité du peuple iranien, ne signifie nullement qu’elles ne seraient d’aucun poids et incapables de générer des crises ; de la même manière, le secteur de la jeunesse, dans son ensemble, n’est pas nécessairement opposé au régime. Il existe incontestablement un fossé générationnel entre les jeunes et les sphères dirigeantes du régime iranien, un fossé généré par la qualité de l’enseignement que lui a apportée la République islamique avec grand succès au cours des trois décennies écoulées, c’est un fossé qui est lié au climat culturel mondial dominant, aux moyens de télécommunications modernes, ainsi qu’aux aspirations de la jeunesse en matière d’avenir. En Iran, comme dans les autres cercles islamiques contemporains, les musulmans n’ont pas encore examiné la relation épineuse et trouble qui existe entre la religion et la liberté, tandis qu’ils croient avoir résolu depuis des siècles la problématique de l’articulation entre la religion et la justice. Il n’existe aucun autre régime politique qui soit comparable à celui de la République Islamique d’Iran : il s’agit d’un régime de gouvernement expérimental, qui ne cherche pas à se renouveler d’une étape à la suivante. La question fondamentale qui est aujourd’hui posée est celle de savoir si Ahmadinejad sera en mesure de diriger le mouvement d’aggiornamento ou non, s’il est conscient de la nécessité du renouvellement ou non, et si les doutes d’une opposition forte en gueule quant à la la légalité de son élection ont ou non affaibli sa capacité d’initiative dans les prochaines années, ou s’il parviendra à sortir rapidement de la crise actuelle ?

Ma dernière observation, plus fondamentale, est relative aux minorités nationales (et religieuses) marginalisées par le régime de la République Islamique d’Iran : les Kurdes, les Arabes et les Baloutches, sans oublier les musulmans sunnites. Ceux des membres de ces minorités qui sont allés voter ont voté vraisemblablement en faveur de Meïr Husseïn Moussav, qui a veillé, durant sa campagne électorale, à s’adresser aux forces vives des minorités et qui leur a promis d’adopter une politique plus équitable. Ce problème, en Iran, n’est pas nouveau : il remonte aux débuts de la République. S’ajoute à cela le fait que la constitution-même de la République Islamique contient de manière implicite l’éloignement des Iraniens sunnites des principaux centres décisionnels ainsi, bien sûr, que du pouvoir central. Les choses sont allées jusqu’à une marginalisation quasi-totale des régions arabes, kurdes et baloutches. L’opposition à laquelle le régime est confronté au sein de ces minorités est une palpable, en dépit de l’omniprésence des services de sécurité du régime. D’ailleurs, les attaques des groupes armés baloutches, arabes et kurdes, n’ont jamais cessé.

De forts soupçons existent quant à un soutien étranger à ces groupes armés. Mais cela ne démentit en rien le fait que ces importantes minorités de l’Iran sont, de fait, marginalisées et que le régime a été incapable, jusqu’à aujourd’hui (même s’il n’a pas déployé tous les efforts requis) de les intégrer dans le corps de la nation et de l’Etat. Il y a de cela quelques mois, le Guide suprême Ayatollah Khameneï a effectué une visite (revêtant un caractère exceptionnel, en raison de leur rareté) au Kurdistan iranien, où il a été accueilli par de vastes foules, où il a tenu un discours positif sans aucun précédent. Cette visite était peut-être l’expression d’une politique nouvelle vis-à-vis des régions marginalisées de l’Iran et de leur population. Mais ce n’est là qu’un timide début, d’un début purement symbolique, sans rien de concret pour l’instant. La question fondamentale qui ne manquera pas de se poser, à Téhéran, est celle de savoir si la République Islamique englobe toutes les composantes ethniques de l’Iran, ou si l’approche sécuritaire demeurera le choix dominant en matière de relations avec les minorités et de traitement des plaintes émanent des populations minoritaires quant à la marginalisation des régions où elles vivent, et si la République Islamique est l’Etat exclusivement des chiites persans et azéris, ou bien si elle est l’Etat de tous les peuples iraniens, quelle que soit leur affiliation religieuse.

Traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

Dr Bashîr Mûsâ Nâfi‘, historien.



Source et traduction : Marcel Charbonnier


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