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La peur arabe de l'Iran : un aveu d'échec de la politique
américaine au Moyen-Orient ?
Aymane Chaouki
Lundi 7 février 2011
Parmi les nombreuses révélations de WikiLeaks,
nous avons appris que les pays arabes entretiennent une
véritable crainte à l’égard de l’Iran, allant même jusqu’à
exhorter les Etats-Unis d’intervenir militairement contre la
République Islamique. Ces pressions des dirigeants arabes ne
reflètent-ils pas un appel aux Etats-Unis à rectifier une
situation qui leur a échappé ?
La montée en puissance de l’Iran au
Moyen-Orient : la conséquence des guerres d’Afghanistan et
d’Irak
Un document
confidentiel, publié par Le Monde, révèle que le roi
Abdallah d’Arabie Saoudite, en mars 2009, a appelé les
Etats-Unis « à couper la tête du serpent » iranien tandis
que d’autres Etats arabes tels que l’Egypte et le Qatar ont
fait part à plusieurs reprises de leur méfiance envers
Téhéran. L’Arabie Saoudite a également mis l’accent sur le
programme nucléaire iranien et sur les conséquences de son
achèvement qui engendrerait une prolifération nucléaire dans
tout le Moyen-Orient.
Ces révélations semblent confirmer
l’influence actuelle de l’Iran au Moyen-Orient, qui résulte
en partie de l’échec de la stratégie américaine au
Moyen-Orient au lendemain du 11 septembre 2001. En effet,
les Etats-Unis se sont enlisés dans deux conflits militaires
en Afghanistan et en Irak qui ont changé la configuration
géopolitique dans la région. Ainsi que l’affirmait Bertrand
Badie, « les victoires d’aujourd’hui sont parfois les
défaites de demain(1) ». Les Etats-Unis ont ainsi réussi à
renverser deux pouvoirs hostiles à l’Iran tout en
contribuant à la montée d’un antiaméricanisme majeur dans la
région qui est venu grossir les rangs du camp
« anti-impérialiste » dont l’Iran se veut le leader.
L’intervention en Irak a mis fin à la politique de « dual
containment »
lancée en 1994 par l’administration Clinton et a permis
d’éliminer un puissant rival de Téhéran si bien que
l’équilibre des pouvoirs qui prévalait entre l’Iran, l’Irak
et l’Arabie Saoudite a fait place à une bipolarisation entre
Téhéran et Ryad (2). Or, l’Arabie Saoudite apparaît bien
fragile pour contenir la puissance de l’Iran, qui profite
ainsi d’un « vacuum » sans précédent pour émerger comme un
pôle majeur au Proche-Orient, à l’instar de la Turquie et
d’Israël.
Aussi,
l’occupation américaine de l’Irak a conduit à
l’autonomisation des chiites irakiens, ce qui a précipité
leur entrée fracassante sur la scène politique, alors que
cette communauté était traditionnellement mise à l’écart du
pouvoir. Par ailleurs, la montée des chiites en Irak est un
véritable enjeu sécuritaire pour un certain nombre de pays
arabes. Le poids de la communauté chiite s’est ainsi accru
et est devenu incontournable dans un certain nombre de
questions régionales, tels que la stabilité des Etats
multiconfessionnels irakiens et libanais, le processus de
paix israélo-palestinien, le règlement du conflit afghan et
les insurrections au Pakistan. C’est pour ces raisons que la
« carte chiite » représente un atout considérable entre les
mains de Téhéran. Ce potentiel « déstabilisateur » de l’Iran
a suscité de vives inquiétudes de la part des voisins
sunnites ces trente dernières années, craignant un
soulèvement chiite au Moyen-Orient dirigé depuis Téhéran. Au
Koweït, la communauté chiite a été régulièrement suspectée
d’entretenir des relations étroites avec Téhéran. Une menace
également perceptible à Bahreïn, territoire revendiqué
publiquement par l’Iran comme faisant partie de son
territoire historique. Mais c’est sans doute la thèse
célèbre du « croissant chiite » qui a le plus cristallisé
les peurs des pays sunnites. L’idée d’un « croissant
chiite » a été évoquée en 2004 par le souverain Abdallah II
de Jordanie lors d’un entretien dans le Washington Post. Le
concept repose sur l’existence d’un axe chiite qui
s’étendrait de l’Indus au Nil et qui reposerait sur des
facteurs politiques et confessionnels et comprendrait des
enjeux territoriaux et énergétiques. La psychose des pays
sunnites concernant l’émergence d’un croissant chiite a pris
ensuite plus d’ampleur après les succès politiques acquis
par l’Iran et ses alliés chiites sur le plan régional. La
montée des chiites en Irak et l’ingérence iranienne dans les
affaires internes de Bagdad a considérablement irrité
Washington et ses alliés sunnites dans la région. De même,
l’influence grandissante du Hezbollah au Liban a également
cristallisé les tensions confessionnelles et redistribué les
cartes au niveau politique. Selon François Thual, « d’ici
quelques années, les chiites se seront emparés politiquement
du Liban (3). » Ce scénario offrirait aux chiites et surtout
à l’Iran, qui entretient une relation privilégiée avec le
Hezbollah, une profondeur stratégique nouvelle lui
permettant de bénéficier d’un accès à la frontière
israélienne. L’accueil éclatant offert au président
Ahmadinejad lors de sa récente visite au Liban en octobre
dernier a été une véritable manifestation du poids actuel de
l’Iran dans le pays du Cèdre.
Une nouvelle guerre froide à l’échelle
du Moyen-Orient
La géopolitique nouvelle dans la région
incite même à parler d’une nouvelle « guerre froide au
Moyen-Orient (4) » dans laquelle les Etats-Unis et l’Iran
seraient les pôles dominants. D’un côté, il y aurait les
Etats enclins à coopérer avec les Etats-Unis avec une
certaine acceptation de la domination américaine dans la
région. Ce camp inclurait principalement Israël et les Etats
arabes avec qui ils ont un accord de paix (Egypte, Jordanie)
ainsi que l’Arabie Saoudite et la majorité des pays du
Conseil de Coopération du Golfe. D’un autre côté, il y
aurait les Etats et les acteurs non-étatiques qui
n’acceptent pas l’ingérence américaine dans la région. La
République islamique d’Iran a émergé, ces dernières années,
comme le leader de ce camp, qui comprendrait également la
Syrie, le Hamas et le Hezbollah ainsi que les milices
pro-chiites. Enfin, la Turquie, allié traditionnel de
Washington, a récemment intensifié son engagement
diplomatique au Moyen-Orient avec la montée du parti AKP
(parti pour la justice et le développement), et a entamé un
rapprochement avec l’Iran, ce qui offre d’autres cartes à
jouer à ce camp de la « résistance ». Les pays arabes
sunnites ont ainsi observé avec impuissance et angoisse
l’ascension de l’Iran et son ingérence dans les affaires du
monde arabe. Ils ont également été surpris par la force de
résistance du Hezbollah lors de la guerre avec Israël en
2006 et par la progression politique des communautés chiites
au Liban et en Irak. Enfin, ils sont inquiets de la vague de
sympathie qui existe au sein de leurs populations pour la
République islamique qui est devenu le nouveau champion de
la cause palestinienne. Ils craignent de voir à long terme
cette sympathie se transformer en révolte qui
déstabiliserait leurs gouvernements qui, en cas d’élections
libres, tomberaient probablement tous au profit de partis
islamistes plus ou moins modérés (5).
Enfin, WikiLeaks ne
fait que confirmer un constat déjà perceptible dans le
domaine de la défense. En effet, l’inquiétude vis-à-vis de
l’Iran provoque une militarisation grandissante dans la
région, notamment en Egypte et en Arabie Saoudite. Le Caire
dépense ainsi un quart de son PIB dans le secteur de la
défense tandis que Ryad a été classé 8e
pays mondial en termes de volume de dépenses militaires en
2009 (32,654 milliards de dollars). L’Arabie Saoudite figure
également parmi les trois pays (avec la Chine et l’Inde) à
avoir augmenté ses dépenses militaires de 2008 à 2009 alors
que la crise économique avait entraîné une réduction
mondiale des dépenses. Cette militarisation excessive de
l’Arabie Saoudite est aussi motivée en raison de la montée
en puissance de l’industrie de défense iranienne qui s’est
autonomisée depuis les deux dernières décennies. Téhéran a
ainsi dévoilé en août dernier ses sous-marins fabriqués
entièrement sur le sol iranien et a présenté le premier
drone bombardier de l’Iran, rejoignant ainsi le club très
fermé de pays ayant la capacité de fabriquer cette
technologie, notamment la France, les Etats-Unis et Israël.
Ainsi, au lendemain du 11 septembre
2001, la donne régionale a changé en faveur de l’Iran. Le
renversement des Talibans et de Saddam Hussein, ainsi que la
montée des chiites au Liban et en Irak renforce la position
de l’Iran sur l’échiquier régional. Cette situation donne à
l’Iran un poids considérable au Moyen-Orient qui « contraste
merveilleusement avec la défaillance et la marginalisation
croissante des principaux Etats arabes. »(6) Cependant, le
gouvernement iranien devra faire face à la résistance de ses
voisins arabes sunnites qui, avec le soutien de Washington
et de Tel-Aviv, vont chercher à limiter son influence dans
la région.
(1)Véronique BEDIN et Martine
FOURNIER (dir.), « Bertrand Badie », La Bibliothèque idéale
des sciences humaines, Editions Sciences humaines, 2009.
(2)Shahram Chubin, Iran’s Power in Context, Survival, vol.
51 no. 1, February–March 2009, pp. 165-190
(3)François Thual, 2007, "Le croissant chiite : slogan,
mythe ou réalité ?", Hérodote : Proche-Orient, géopolitique
de la crise, nº 124, 2007, p. 116.
(4)Leverett Flynt and Leverett Hillary Mann, the United
States, Iran and the Middle East’s New ‘‘Cold War’’, The
International Spectator, Vol. 45, No. 1, March 2010, 75–87
(5)Masri Feki, L’Iran et le Moyen-Orient, Constats et
enjeux, Studyrama perspectives, 2010, p. 73.
(6)Masri Feki, Op. cit p.77
Aymane Chaouki, diplômé de l’ISRIS en
relations internationales
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Iran
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Publié le 7 février 2011 avec l'aimable autorisation de l'IRIS.
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