Opinion
Centenaire
d'Albert Camus : le rendre à lui-même
Ali
Hakimi
Samedi 5 octobre 2013
Il y a déjà eu des torrents d’écrits sur
la relation d’Albert Camus à l’Algérie,
mais à l’évidence, le sujet est très
loin d’être épuisé. Le centenaire de sa
naissance a réactivé les plumes
nombreuses qui ne manquent pas à
l’appel. La raison en est des plus
simples, justice n’a pas été rendue à
l’homme, à plusieurs égards. Pourtant,
l’homme n’a rien fait durant ses
dernières années de vie que de
s’exprimer sur le sujet et n’a nul
besoin que l’on s’acharne à exprimer à
sa place ses sentiments et ses prises de
positions vis-à-vis de ce que devait
être « son Algérie ». Si le débat a
lieu, c’est bien sûr, ne l’oublions pas,
parce que l’Algérie a connu une lutte de
libération nationale où la voix de Camus
a résonné et parce que cette guerre a
abouti à l’indépendance du pays.
C’est-à-dire à un bouleversement de
l’ordre qui prévalait, à la destruction
d’un système d’exploitation et
d’oppression de millions d’êtres humains
et à l’abolition de tous les rapports
sociaux sur lesquels reposait ce
système, qui faisait du pied-noir le
moins loti un citoyen et du premier
Algérien un indigène. L’élément d’une
catégorie voué à un statut de non-droit,
apatride sur sa propre terre.
L’indépendance, par essence, mettait
ainsi fin au Code de l’indigénat et
instaurait la citoyenneté pour tous et
«à part entière ». Patrik Weil, dans son
ouvrage Qu’est-ce qu’un Français ?,
rapportait à ce propos que «depuis 1848,
les musulmans d’Algérie étaient français
– formellement», que «pratiquement, ils
étaient soumis au Code de l’Indigénat et
avaient une nationalité dégradée,
dénaturée», et que «pour devenir
pleinement Français, ils devaient
d’ailleurs passer par une naturalisation
: entre 1865 et 1962, seuls 7 000
d’entre eux sont devenus ainsi
Français…». Dans ce contexte, la
dernière fois que les Algériens ont
dénoncé leur condition, désarmés, ce fut
en mai 1945. Ils connurent le degré de
violence dont était capable le
colonialisme à la simple évocation de
l’indépendance. Force donc est de
reconnaître que la violence est un
paramètre fondamental du système en
place qui, même en temps de soumission
des victimes, ne se manifeste pas moins
dans les humiliations quotidiennes, dans
les colères contenues et dans tous les
gestes d’autorité que nécessitent les
inégalités de la société coloniale. Avec
l’émancipation des Algériens de leur
condition d’infrahumains, vint le temps
de l’exode de l’écrasante majorité des
«Européens d’Algérie». Un phénomène dont
certains persistent à ce qu’il aurait pu
ne pas se produire. Européens et
ex-indigènes auraient pu rester ensemble
et une société nouvelle dans un pays
émancipé de la tutelle française. Un vœu
pieux, en fait, qui exclut que la
population pied-noir, sauf une infime
minorité, est restée soit en retrait,
soit a pris part à la répression et n’a
pas secrété une alternative aux ultras
de l’Algérie française, à l’OAS.
L’attitude est objective, car la fin de
l’indigénat, dans un pays libéré,
impliquait la perte de tous les
privilèges que la domination octroyait.
Pis, les petits-blancs, les
fonctionnaires, les artisans, les
ouvriers, tous les petits métiers, en
contact direct avec la masse algérienne,
devaient céder au partage de l’espace et
surtout du statut. Sur ce registre,
Albert Camus voulut inculquer sa notion
de «justice» en tentant de les mobiliser
contre le FLN et les ultras. Le FLN
l’avait protégé, les ultras voulaient le
tuer. Il finira par quitter Alger pour
ne plus y revenir. Il quittera, en même
temps, cette communauté où «élevé par
une mère d’origine espagnole, (il)
n’invitait jamais chez lui ses camarades
français de souche et cachait
soigneusement son ascendance. (Car) la
hiérarchie implicite était cimentée par
un racisme en cascade dont les
Espagnols, les immigrants récents étant
supposés représenter un «péril
étranger»…
A l’entame de son «combat» pour son
Algérie, en tant que chroniqueur de
L’Express, il
définit sa conception des forces en
présence (28.10.55) : «Déjà, depuis le
20 août, il n’y a plus d’innocents en
Algérie, sauf ceux, d’où qu’ils
viennent, qui meurent. En dehors d’eux,
il n’y a que des culpabilités dont la
différence est que l’une est très
ancienne, l’autre toute récente. » Dans
le même texte, il précise son point de
vue : «Français de naissance et, depuis
1940, par choix délibéré, je le resterai
jusqu’à ce qu’on veuille bien cesser
d’être allemand ou russe : je vais donc
parler selon ce que je suis.» Il n’y a
donc aucun mystère sur son sentiment
d’appartenance, ni sur son rejet de la
libération des Algériens, auxquels il
propose une «justice» que seule la
France pourrait leur octroyer, en
considérant que «quand l’opprimé prend
les armes au nom de la justice, il fait
un pas sur la terre de l’injustice». Une
conviction que Camus résumera dans la
seule phrase de Stockholm, retenue de
lui, galvaudée et dénaturée, où il est
question de sa «mère» la France, et de
la «justice» l’indépendance de
l’Algérie. Par contre, le 10 octobre de
la même année, il s’apitoyait sur les
«petits-blancs», il écrit : «Faut-il
donc que ces Français laborieux, isolés
dans leur bled et leurs villages, soient
offerts au massacre pour expier les
immenses péchés de la France
colonisatrice ?» Il n’aura pas une seule
ligne sur les massacres des indigènes.
Nous pourrons à l’infini, y compris dans
sa littérature, rendre grâce à
l’écrivain en le restituant à lui-même
et le défendre contre ses «défenseurs»
qui s’acharnent à en faire un Algérien
contre lui-même, pour on ne sait quelle
raison, au lieu de s’en tenir au
romancier ou au philosophe.
Dans cette veine, un appel à
contribution vient d’être lancé par
l’Université 8-Mai-1945, qui veut
«commémorer le centenaire de la
naissance d’Albert Camus en lui rendant
l’hommage qu’il mérite, du sol de sa
terre natale, cinquante ans après son
indépendance… les 9 et 10 octobre 2013
». Selon les organisateurs, l’«Algérie…
le regarde… avec la tendresse d’une
mère, avec la certitude qu’un lien
indéfectible les unit, lui qui a forgé
ses certitudes, son présent, de sa terre
et… pour cette terre ».
Autant d’évacuation de la vraie mère du
personnage peut nous sidérer, tant est
occulté son rapport à l’« Algérie
française » et son rejet viscéral de
l’Algérie expurgée du fait français.
Pourquoi ne pas le lui reconnaître et le
traiter tel qu’il est, un auteur d’une
Algérie aujourd’hui disparue qu’il
serait, lui, amené à regretter en lieu
et place de celle-ci qu’il vivait par
anticipation comme un cauchemar ?.
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