Escroquerie
Le gaz de schiste
:
bulle spéculative ou solution miracle ?
Alfredo
Jalife-Rahme
Vendredi 8 mars
2013 Un peu partout
dans le monde, des voix s’élèvent pour
dénoncer le mythe du gaz de schiste.
Outre la bulle spéculative qu’elle est
en train de produire, cette escroquerie
ne sera pas sans lourdes conséquences
pour les États-Unis. En effet,
l’Administration Obama s’est
auto-persuadée que le pays se dirigeait
vers une indépendance énergétique
durable.
Il n’y a pas de
débat sur le gaz de schiste ;
s’agit-il d’un miracle de la
technologie US, comme nous le crient
sur tous les toits les médias
anglo-saxons, ce qui relèverait d’un
exploit prométhéen, ou bien d’une
vulgaire bulle spéculative gonflée
par les tenants de la gouvernance
financière, thèse défendue par le
centre de réflexion géostratégique
DeDefensa.org, qui a son
siège à Bruxelles ? [1]
Or ce débat a tout lieu d’être,
puisque c’est de sa conclusion que
dépend la nouvelle place imprenable
à laquelle aspirent les USA :
puissance énergétique globale
capable de rivaliser avec la Russie
et l’OPEP, si la manne gazière se
confirme, ou tentative publicitaire
piteuse pour retarder la décadence
de la jadis superpuissance
unipolaire ?
Un ami banquier haut placé qui
demande à garder l’anonymat est
d’avis que le fracking (la
fracturation de la roche à 4 000 m
de profondeur, grâce à une énorme
quantité d’eau) est une autre
opération d’intox, car ce n’est
absolument pas viable. Il ajoute que
les investissements en fracking
sont un gouffre, et que les
liquidités générées par la vente de
pétrole ne suffisent pas à financer
la croissance nécessaire à cette
nouvelle industrie, parce que les
puits ouverts par fracking
s’épuisent très vite ; pour une
production soutenue à un certain
niveau, il faut ouvrir constamment
de nouveaux puits. C’est
indispensable et ne suffira guère
qu’à maintenir un niveau de
production donné.
« Ce procédé n’offre pas les
avantages de la production
traditionnelle de pétrole, qui a été
source prodigue de liquidités
nettes, servant à l’expansion de la
production ou à l’investissement
dans d’autres secteurs. Non, le
fracking dévore toutes les
ressources ; il lui faut des
emprunts gargantuesques, et un jour,
cela provoquera une crise. Au final,
cela s’avèrera être tout juste une
nouvelle manœuvre de Wall Street
pour attirer les petits
investisseurs, qui cherchent
désespérément des placements
rentables, et se jetteront sur le
miroir aux alouettes. »
Le raisonnement est fort
convaincant, d’autant plus qu’Aubrey
McClendon, fondateur de Chesapeake
Energy, le plus grand producteur de
gaz naturel aux US, vient de se voir
obligé de démissionner, par ses
investisseurs, faute de produire des
bénéfices, tandis que l’entreprise
s’est gravement endettée ; c’est un
effondrement financier qui découle
de la chute des prix du gaz naturel,
et du manque de liquidités [2].
De son côté, le site
DeDefensa.org annonce la fin du
mythe de la révolution par le gaz de
schiste d’ici à 18 ou 24 mois au
grand maximum. Il a déjà créé une
rubrique « shalegas-gate » et
considère la production de puits
comme « l’arme de destruction
massive » [qui viendra à bout
des USA], en revenant sur le
retentissant échec de Chesapeaky
Energy. Bref, les EUR (estimated
ultimate recovery), dividendes
finaux estimés, ont été très
surestimés [3].
Les pétrogéologues et
géophysiciens indépendants qui ont
dénoncé le mirage des EUR ont bien
entendu été évacués des grandes
conférences internationales sur le
thème Pétrole et Gaz. Mais la chasse
aux sorcières n’a pas suffi à faire
taire les sceptiques, et le New
York Times a été contraint
d’avancer l’idée que peut-être les
chiffres de l’industrie gazière
étaient manipulés [4].
On a assisté à une énorme
production de gaz naturel aux
États-Unis ces dernières années, ce
qui a rendu possible une analyse
affinée de la production des puits
perforés, et l’on découvre que la
production a été bien inférieure aux
pronostics.
Le géologue Arthur Berman, qui a
travaillé pour Amoco (société
pétrolière de Chicago, l’ex-Standard
Oil) pendant 25 ans, a analysé trois
domaines historiques : Barnett,
Fayetteville et Haynesville ; il
dévoile l’hyperinflation que
connaissent les EUR, et que l’on
cache aux investisseurs éblouis à
souhait par les banquiers, et qui ne
connaissent rien aux subtilités du
gaz de schiste.
Aux antipodes, on a un rapport de
l’Agence Internationale pour
l’Énergie —qui a été plusieurs fois
surprise à mener des opérations de
désinformation— qui annonce tout de
go que les grandes exploitations de
gaz associée au pétrole à Eagle
Ford, Utica, Marcellous et Bakken
doivent permettre aux USA de devenir
le premier producteur de pétrole en
2017, avant l’Arabie saoudite [5].
Mais DeDefensa cite à son
tour l’ingénieur géologue texan Gary
Swindell, qui divise par deux la
production des fabuleux puits d’Eagle
Ford [6].
Et l’agence britannique Reuters
quant à elle émet des doutes sur le
fabuleux secret de l’Utah, les
champs miraculeux d’Utica [7].
Quoiqu’il en soit, et malgré les
faits probants, l’industrie gazière
dédaigne les experts isolés qui
osent s’en prendre à
l’infaillibilité de l’AIE.
Pourtant, comme le souligne
DeDefensa l’agence
gouvernementale US Geological Survey
a publié en août 2012 un rapport qui
corrobore les découvertes des
sceptiques, qui accèdent désormais
au rang de réalistes [8].
En fait, DeDefensa, fort
pessimiste, doute des capacités
techniques à l’œuvre, et non plus
seulement des chiffres allègrement
empilés par le chef de l’AIE, Fath
Birol, l’économiste discutable qui a
annoncé le 12 novembre 2012 qu’en
2017 les US seraient le premier
producteur mondial de pétrole.
Le gaz de schiste fera donc sans
doute partie du panier énergétique
états-unien, mais ce ne sera pas un
perturbateur du jeu géopolitique,
car les USA n’exporteront pas de GNL
(gaz naturel liquéfié). La Russie ne
va pas se voir menacée sur le marché
européen, et les projets australiens
de gaz naturel liquéfié pourront
être menés à leur terme.
Qui plus est, le gaz de schiste
ne sera pas bon marché, de sorte que
ses prétentions à révolutionner la
donne stratégique vont peut-être
faire du Mexique néolibéral
(représenté par un gouvernement
incapable de recul) le dindon de la
farce.
Traduction
Maria Poumier
Source
La Jornada
(Mexique)
#La
Jornada (Mexique)
[1]
DeDefensa.org
est le site internet de la revue
DDE Crisis,
disponible sur abonnement 22, rue du
Centenaire, B-4624 Fléron, Belgique.
Tél. : + 32 4 355 05 50, Fax : + 32 4
355 08 35.
[2]
«
Breakingviews :
SEC goes where Chesapeake board feared
to tread
», par Christopher Swann, Reuters, 1er
mars 2013. «
La SEC a assigné à
comparaître l’ex-patron de Chesapeake
», AFP, 1er mars 2013.
[3]
« Gaz de schiste : à la “bulle” nul
n’échappera... »,
I,
II,
III,
DeDefensa.org,
16 novembre 2012, 11 et 16 janvier 2013.
[4]
Le 26 juin 2011, le New York Times a mis
en ligne quantité de
documents
officiels posant de sérieux doutes sur
les espoirs mis dans le gaz de schiste.
[5]
World Energy
Outlook 2012,
Agence Internationale pour l’Énergie, 12
novembre 2012.
[6]
Cité in «
$8 Natural Gas :
We’re Right On Schedule
», par Richard Finger, Forbes, 14
octobre 2012)
[7]
«
Insight : Is
Ohio’s "secret" energy boom going bust ?
», par Edward McAllister et Selam
Gebrekidan, Reuters, 22 octobre 2012.
[8]
Variability of Distributions of Well
Scale Estimated Ultimate Recovery for
Continuous (Unconventional) Oil and Gas
Resources in the United States, U.S.
Geological Survey Oil and Gas Assessment
Team.
Document
téléchargeable.
Alfredo alife-Rahme
Professeur de
Sciences politiques et sociales à
l’Université nationale autonome du
Mexique (UNAM). Il publie des chroniques
de politique internationale dans le
quotidien La Jornada et
l’hebdomadaire
Contralínea.
Dernier ouvrage publié : El Hibrido
Mundo Multipolar : un Enfoque
Multidimensional (Orfila, 2010).
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