Corse
Pâques sanglantes
: L'affirmation du pouvoir mafieux
Alexandra Sereni
Vendredi 20 avril
2012
Les
victimes, le lieu et la date ont indiqué
le choix de marquer les esprits, de
bafouer toutes les valeurs et de
terroriser pour régner.
Il y a quelques semaines, je
regrettais que ce qui restait des
bâtiments de la cave Depeille doive être
rasé avec l’assentiment de certains
nationalistes. Il me semblait que cette
destruction ferait disparaître l’esprit
des événements d’Aleria dont ce bâti
avait été le théâtre. J’avais le mauvais
pressentiment que l’on allait ainsi
définitivement réduire en poussière ce
qui avait été la noble aspiration de
dizaines de milliers de Corses, jeunes
ou moins jeunes, insulaires ou exilés.
Je ressentais qu’allait s’achever le
temps d’une dynamique enthousiaste et
désintéressée qui avait proposé au
peuple corse d’en finir avec
l’encadrement au sein d’un clan, avec
l’exil pour trouver un emploi, avec
l’interdiction de penser librement, avec
la spoliation de sa terre, avec la
résignation face à la disparition d’une
culture et d’une langue, avec une
amnésie imposée dans le rapport à
l’Histoire. Je craignais la disparition
d’un peu de notre mémoire vivante.
Je percevais que le site ne serait
plus visible que dans les livres et les
images d’archives. J’avais la certitude
qu’il serait impossible d’y faire
respirer à nos enfants et
petits-enfants, cet air de révolte et
d’espérance qui flottait toujours entre
les pans de murs encore debout. Je
mesurais que le 22 août 1975 à Aleria ne
relèverait plus que de la mémoire
minérale et des symboliques
standardisées qui caractérisent les
monuments aux morts. Je sentais venir
que l’on passerait d’un ressenti quasi
charnel avec l’Histoire, à un devoir de
mémoire qui au fil des ans ne
brancherait plus que des nostalgiques
assurant le service minimum du souvenir
autour d’un mémorial.
L’espoir rompu
J’avais aussi conclu en confiant mon
sentiment qu’en remplaçant petitement un
prestigieux vestige, on serait à la
hauteur de ce que nous avons
collectivement édifié depuis Aleria :
une Corse désincarnée qui se réfugie
dans les mots grandiloquents et les
traductions laborieuses, pour faire
oublier ses dérives éthiques et
culturelles. Et j’avais émis la crainte
que le futur mémorial soit le parfait
totem de nos rêves ô combien revus à la
baisse. Je n’ai pas changé d’avis. Un
événement meurtrier ayant eu lieu à
Quinzena, un hameau situé à quelques
kilomètres d’Aleria, le dimanche de
Pâques alors que l’on aurait du célébrer
la Résurrection, a d’ailleurs conforté
ma vision pessimiste.
L’assassinat de Jo Sisti et de
Jean-Louis Chiodi a en effet représenté
une rupture avec ce qui autorisait
encore l’espoir. Certes, bien d’autres
hommes qui avaient fait le nationalisme,
sont tragiquement tombés durant les
années 1990. Certes la criminalité
organisée avait déjà tué des centaines
de fois dans notre île depuis un
demi-siècle. Mais la page des
affrontements fratricides avait fini par
être tournée et les criminels sont,
somme toute, des composantes normales de
la société depuis que le monde est
monde. En revanche, la Pâques sanglante
de Quinzena a révélé une volonté
dépassant la dimension criminelle. Les
victimes (deux nationalistes connus,
deux hommes respectés appartenant à la
même famille), le lieu (un coin de terre
corse voué à l’ancestrale activité
d’éleveur) et la date (le dimanche de
Pâques) ont indiqué le choix de marquer
les esprits, de bafouer toutes les
valeurs et de terroriser… pour régner.
En ce tragique dimanche de Pâques
2012, certains ont affirmé l’ambition
d’imposer une Corse du cauchemar mafieux
et d’enterrer la noble aspiration de
toute une génération.
Alexandra Sereni
Le
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