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Les blogs du Diplo
Guerre d'Irak, le
crime
Alain Gresh

Alain Gresh
Mardi 31 août 2010 Les dernières troupes combattantes
américaines ont quitté l’Irak. C’est ce qu’annoncent les
Etats-Unis, même si 50 000 de leurs soldats, regroupés sur des
dizaines de bases, demeureront encore jusqu’à fin 2011, « en
appui » à l’armée irakienne. Ce retrait s’opère conformément à
l’accord-cadre stratégique signé par l’administration Bush sur
le départ avec le gouvernement irakien à la fin 2008. Le
président Obama a décidé de respecter ce texte et d’accélérer le
désengagement.
On peut certes prétendre que, par rapport à la situation
existante à la fin 2006, avec une insurrection active et des
attentats quotidiens meurtriers, le contexte actuel est
meilleur. Il faut néanmoins prendre du recul par rapport à cette
vision et essayer
de dresser un bilan de cette guerre qui ne fut pas seulement
une faute, mais un crime dont on aurait tort de dédouaner les
Etats-Unis (lire « “Leurs”
crimes et les “nôtres” »).
Cette guerre d’agression, non provoquée, déclenchée sous le
faux prétexte de chercher des armes de destruction massive, est
d’abord une violation des principes des Nations unies qui, le
14 décembre 1974, à travers leur assemblée générale, adoptaient
un texte définissant l’agression (PDF). Son article 3
s’énonce ainsi :
« L’un quelconque des actes ci-après, qu’il y ait eu ou
non déclaration de guerre, réunit, sous réserve des dispositions
de l’article 2 et en conformité avec elles, les conditions d’un
acte d’agression :
a) L’invasion ou l’attaque du territoire d’un Etat par les
forces armées d’un autre Etat, ou toute occupation militaire,
même temporaire, résultant d’une telle invasion ou d’une telle
attaque, ou toute annexion par l’emploi de la force du
territoire d’un autre Etat ;
b) Le bombardement, par les forces armées d’un Etat, du
territoire d’un autre Etat, ou l’emploi de toutes armes par un
Etat contre le territoire d’un autre Etat ;
c) Le blocus des ports ou des côtes d’un Etat par les forces
armées d’un autre Etat ;
d) L’attaque par les forces armées d’un Etat contre les
forces armées terrestres, navales ou aériennes, la marine ou
l’aviation civiles d’un autre Etat ».
Au-delà de cette dimension juridique et des querelles qu’elle
peut susciter, le bilan de la guerre américaine, menée sans
l’aval des Nations unies, est accablant :
— Destruction du pays, de ses structures étatiques et
administratives. Il n’existe plus d’Etat irakien qui fonctionne.
Sept ans après la guerre, l’électricité arrive à peine quelques
heures par jour, la production pétrolière stagne,
l’administration ne fonctionne pas, les écoles et les
universités sont à l’abandon, etc. Reconstruire une structure
unifiée et efficace nécessitera sans doute des décennies.
— Le confessionnalisme, encouragé dès les premiers jours par
l’occupant, a été institué dans toutes les fonctions, et la
répartition des postes se fait désormais en fonction de
l’appartenance communautaire ou nationale. Les principales
forces politiques sont « chiites », « sunnites » ou « kurdes ».
Et demeurent une série de bombes à retardement, comme la
délimitation des « frontières
incertaines du Kurdistan ». La question de Kirkouk, où un
référendum est prévu depuis décembre 2007 (et sans cesse
reporté) pour décider du rattachement ou non de cette ville à la
région autonome du Kurdistan, n’est pas le moindre des défis.
— Le bilan humain est terrible. Si on connaît précisément les
pertes américaines (environ 4 400 tués), celles des Irakiens ont
fait l’objet d’évaluations très diverses : on ne recense pas un
mort « arabe » comme on recense un mort « occidental » ; seul ce
dernier a un visage. Entre cent mille et plusieurs centaines de
milliers de personnes tuées, des milliers de disparus, des
centaines de milliers de personnes déplacées et de réfugiés
(notamment en Syrie – lire Theodor Gustavsberg, « Silencieux
exil des Irakiens en Syrie » – et en Jordanie), des
centaines de milliers de blessés.
— Malgré les coups qui lui ont été portés depuis 2007,
Al-Qaida, qui, rappelons-le, était absente d’Irak jusqu’en 2003,
s’y est implantée. Elle garde des structures efficaces, comme le
prouvent les attentats coordonnées de ce mois d’août 2010. Des
milliers de combattants du monde arabe et musulmans ont transité
ces dernières années par l’Irak et ont ensuite porté le combat
en Afghanistan, en Somalie, au Liban, en Afrique du Nord.
Seul point positif, la chute de la dictature de
Saddam Hussein, l’une des plus brutales de la région. On ne
peut que s’en féliciter, mais cela valait-il de telles
souffrances ? D’autant que le risque est grand de voir émerger
un « pouvoir
autoritaire à dominante chiite ».
Et la question que personne ne posera : qui sera jugé pour ce
crime ? Comment s’étonner que nombre de pays ne suivent pas le
Tribunal pénal international quand il inculpe le président
soudanais Omar Al-Bachir, ou des criminels de tel ou tel petit
pays africain, alors que MM. George W. Bush, Dick Cheney et
Donald Rumsfeld continuent tranquillement à couler des jours
heureux en donnant des conférences sur le monde libre, la
démocratie et le marché pour quelques dizaines de milliers de
dollars la prestation ?
Personne n’affirme plus que les Etats-Unis
ont gagné la guerre en Irak, surtout si l’on se reporte aux
objectifs initiaux du président George W. Bush : installation à
Bagdad d’un gouvernement allié, prêt à collaborer avec
Washington, à lui accorder des bases et disposé à établir des
relations diplomatiques avec Israël ; ouverture des ressources
de l’Irak au marché libre ; démocratisation du Proche-Orient ;
isolement du régime iranien.
Personne n’explique plus doctement que, certes, la guerre
était une erreur, mais que si les Etats-Unis se retiraient ce
serait encore pire. Il faut le répéter : c’est la présence
américaine qui est la cause de l’instabilité, et non
l’instabilité qui nécessite la présence américaine.
Les conséquences régionales de cette guerre sont aussi
graves. Incontestablement et paradoxalement, elle a renforcé le
poids de l’Iran, même s’il ne faut pas croire que les chiites
irakiens regardent tous vers Téhéran, ni sous-estimer le poids
du nationalisme irakien et arabe. L’absence de pouvoir central
entraîne forcément l’ingérence des puissances voisines dans les
affaires irakiennes : ni la Turquie, ni l’Arabie saoudite, ni la
Syrie, ni bien évidemment l’Iran ne s’en privent. Ankara a
ouvert plusieurs consulats, dont un à Bassorah, dans le sud
chiite ; il a aussi développé ses relations avec le pouvoir
autonome kurde, ce qui n’a pas mis un terme à ses bombardements
contre les forces du PKK réfugiées au Kurdistan.
Quel est désormais le poids des Etats-Unis en Irak ? Les
élections de mars 2010 ont débouché sur une impasse et le pays
n’a toujours pas de gouvernement. Quatre forces se partagent le
Parlement : un bloc kurde qui représente une région vivant sous
autonomie de fait ; le bloc du premier ministre en exercice
Nouri Al-Maliki, à majorité chiite ; le bloc de l’ancien premier
ministre Iyad Allaoui, chiite qui a obtenu le vote de nombreux
sunnites ; et, enfin, l’Alliance nationale composée de
l’organisation de Moqtada Al-Sadr et du Conseil suprême
islamique, deux formations chiites.
Joost Hiltermann, dans un article de la New York Review of
Books (19 août 2010) intitulé « Iraq :
The impasse », remarque :
« Ce qui est frappant avec l’approche actuelle de
l’administration Obama n’est pas seulement sa préférence pour un
parti donné, celui de Allaoui en l’occurrence, mais son manque
de volonté inexplicable de pousser pour une solution donnée, un
fait que tous les politiciens ont noté. Les Etats-Unis essaient
d’exercer une forte pression uniquement de manière sporadique,
sous la forme d’une visite du vice-président Joe Biden, l’envoyé
spécial de facto de l’administration en Irak. » Mais leurs
tentatives d’obtenir la formation d’un gouvernement d’unité
entre Maliki et Allaoui avant leur retrait n’ont pas abouti. Et
Hiltermann de conclure que les Etats-Unis sont « une
puissance en déclin » en Irak.
Ce n’est pas l’avis de tous les commentateurs, comme en
témoigne un éditorial de Seumas Milne dans le quotidien
britannique The Guardian (4 août 2010), « The
US isn’t leaving Iraq, it’s rebranding the occupation ».
Pour Milne, les Etats-Unis donnent simplement un autre visage à
une occupation qui se poursuit sous d’autres formes.
Alexander Cockburn lui répond vertement dans « Thank
You, Glenn Beck ! » (CounterPunch, 27-29 août). Il reprend
certains arguments de Rosen et explique aussi que, sur le
pétrole, pour l’essentiel, ce ne sont pas les compagnies
pétrolières américaines qui ont bénéficié des premiers contrats
passés, mais des sociétés russe, norvégienne, chinoise,
malaisienne, etc.
Alors, poursuite de l’occupation sous d’autres formes ou
non ? Ce qui est sûr, c’est que, en ce XXIe siècle, aucune
puissance ne peut gouverner durablement un pays étranger, lui
imposer sa volonté. A ceux qui rêvaient d’un retour de l’empire,
la guerre d’Irak a apporté un démenti flagrant. Un démenti qui
sera confirmé demain en Afghanistan.
Document :
Un débat sur Al-Jazeera English, dans le cadre de l’émission
« Empire » animée par Marwan Bishara, auquel j’ai participé : « The
US between two wars. The US stands at a historic crossroads, but
has its superpower status been eroded ? » (29 août 2010),
sur les guerres d’Afghanistan et d’Irak et le statut des
Etats-Unis comme grande puissance.
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