Opinion
Que faire en Syrie
?
Alain
Gresh

Alain Gresh
Mercredi 29 août
2012
La crise syrienne s’éternise. Pour
l’instant, en tout cas, ni les discours
du pouvoir annonçant qu’il va écraser
l’opposition, ni les espoirs des
Occidentaux que le régime s’effondre ne
se sont réalisés. Et le pays paie un
prix élevé pour cette impasse, coût
qu’il est difficile de chiffrer – des
dizaines de milliers de morts, un nombre
incalculable de blessés, bientôt 200 000
réfugiés à l’étranger. Cette descente
dans l’abîme érode la fabrique même de
la société, dressant les communautés les
unes contre les autres, les villageois
contre leurs voisins.
On l’a dit à plusieurs reprises ici
: le pouvoir porte la responsabilité
majeure du bain de sang et de la spirale
de violence qu’il a largement alimentée.
Mais la crise syrienne se réduit-elle à
un pouvoir dictatorial affrontant
l’ensemble de son peuple ? Si tel était
le cas, le régime serait tombé depuis
longtemps. D’autre part, peut-on
comprendre la crise en dehors de sa
dimension géopolitique, en dehors de
l’action d’acteurs aux motivations
diverses ?
C’est qu’il se déroule, sur la scène
syrienne, plusieurs guerres parallèles.
D’abord, comme ailleurs dans le monde
arabe, s’est exprimée une aspiration à
la liberté, à la fin de la dictature.
Mais la militarisation de l’opposition –
favorisée par les ingérences extérieures
et par la brutalité du régime –, son
incapacité à présenter un programme
rassembleur, ses profondes divisions ont
ouvert de larges fractures dans le
peuple syrien. Le régime a pu s’assurer
le soutien d’une partie de la
bourgeoisie sunnite avec laquelle il
était allié depuis des décennies, celui
de représentants de minorités qui
pouvaient se sentir menacées (alaouites,
chrétiens, etc.). Il a pu aussi compter
sur le désarroi grandissant d’une partie
de la population, qui, notamment à Damas
et à Alep, avait l’impression que les
combattants de l’opposition la prenaient
en otage. Des journalistes de
Libération, de The Independent
(«
Aleppo’s poor get caught in the
crossfire of Syria’s civil war », 24
août), de
The Economist (« Part of
the problem is that the rebels are
failing to win hearts and minds among
the urban middle class in Aleppo »),
ont rendu compte de ce désarroi d’une
partie de la population sans que le
discours dominant dans les médias sur la
Syrie ne change : un peuple uni face à
une dictature sanglante.
La question des combattants étrangers
a souvent été soulevée. Pourquoi
s’étonner que des jeunes Libyens ou
Tunisiens veuillent partir se battre en
Syrie contre une dictature ? Est-ce le
fait qu’ils soient islamistes qui
disqualifie leur combat ? Non, le
problème – au-delà de la présence de
groupes comme Al-Qaida – tient aux
ingérences étrangères et à la manière
dont l’Arabie saoudite et le Qatar
notamment, mais aussi la Turquie,
arment, financent et mobilisent ces
groupes. Et on peut douter que le moteur
de l’action des monarchies du Golfe soit
l’instauration de la démocratie en
Syrie. Bien sûr, l’affirmation du
ministre des affaires étrangères syrien
Mouallem à Robert Fisk, selon laquelle
les Etats-Unis sont responsables pour
l’essentiel de ce qui se passe en Syrie
(«
We believe that the USA is the major
player against Syria and the rest are
its instruments »), est outrancière,
mais qu’il y ait des ingérences
étrangères, qui peut en douter ?
C’est Kofi Annan, l’envoyé de l’ONU
pour la Syrie («
Sur la Syrie, à l’évidence, nous n’avons
pas réussi », LeMonde.fr, 7 juillet
2012), qui le déclarait : aucune des
deux parties n’a vraiment essayé, en
avril 2012, lors de l’envoi
d’observateurs internationaux, de mettre
fin aux combats. Et si l’appui de
l’Iran, de la Russie et de la Chine à
Damas a durci la position du président
Bachar Al-Assad, le refus des
Occidentaux, Français compris, d’appeler
l’opposition à respecter un
cessez-le-feu a aussi mis de l’huile sur
le feu. A aucun moment ni les
Occidentaux, ni Paris n’ont cru en la
mission Annan et n’ont fait le moindre
effort pour qu’elle réussisse.
Pourquoi ? Parce que l’objectif
prioritaire de nombreux protagonistes
(Occidentaux, pays du Golfe) est de
faire tomber le régime dans le but
d’atteindre l’Iran. Leur stratégie
s’inscrit dans une jeu géopolitique
dangereux, dont les droits humains ne
sont qu’une dimension. La Russie et la
Chine, favorables à des pressions sur
Téhéran mais hostiles à une aventure
militaire, s’opposent, bien évidemment,
à cette stratégie. « Tout cela est un
jeu géopolitique joué avec le sang
syrien, m’expliquait, ulcéré, un
intellectuel de Damas. Poutine et
Obama devraient rendre des comptes
devant la justice internationale. »
Aujourd’hui encore, les Occidentaux
sont dans l’incapacité de regrouper
l’opposition, et la demande du président
François Hollande de voir se créer «
un gouvernement provisoire inclusif et
représentatif » pour « devenir le
représentant légitime de la nouvelle
Syrie » (lire
« Hollande cherche à se placer en pointe
sur la Syrie », LeMonde.fr, 28 août)
relève de l’utopie – comme l’ont
confirmé les Etats-Unis – et montre la
difficulté du gouvernement français à
reconnaître que le Conseil national
syrien a perdu une grande part de sa
légitimité.
En attendant, combats et massacres se
poursuivent. La seule initiative un peu
sérieuse est celle qu’a esquissée le
président égyptien Mohammed Morsi, qui
veut créer un groupe de quatre pays, le
sien, l’Iran, l’Arabie saoudite et la
Turquie («
Egyptian Leader Adds Rivals of West to
Syria Plan », The New York Times,
26 août). Ce groupe aurait l’avantage de
tenir à l’écart, au moins dans un
premier temps, les parties étrangères à
la région. Mais il s’appuie sur une
idée, celle de la négociation entre le
pouvoir et l’opposition. On ne négocie
pas avec ceux qui ont du sang sur les
mains ? Rappelons que dans les années
1980, la transition vers la démocratie
en Amérique latine s’est faite en
assurant l’impunité aux généraux
coupables des pires exactions (il a
fallu vingt ans supplémentaires pour les
faire comparaître devant la justice ;
c’était le prix à payer pour une
transition pacifique).
Un dernier mot sur les médias. Le
Monde diplomatique de septembre
publie un article sur la manière pour le
moins biaisée dont un certain nombre de
médias ont rendu compte de cette crise («
Syrie, champ de bataille médiatique »).
Au-delà de la discussion sur la
déontologie, cette manière de rendre
compte de la crise contribue à paralyser
les autorités politiques et à les priver
de toute capacité d’action réelle : qui
oserait aujourd’hui encore appeler à la
négociation, à une sortie de la
violence, sans se faire taxer d’agent de
la dictature syrienne (voire de Moscou,
de Pékin ou de Téhéran) ?
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