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Carnets du diplo
Lettre à Oussama Ben Laden
Alain Gresh
23 septembre 2007
Depuis quelques jours, une importante polémique anime les
sites musulmans sur Internet. Le cheikh saoudien Salman Al-Awdah a
envoyé une lettre à Ben Laden à l’occasion du Ramadan. On
trouvera le texte de cette lettre en arabe et en
anglais, ainsi qu’un résumé en
français sur le site d’Al-Awdah, islam
today. Cette lettre a aussi été lue sur le programme
quotidien qu’anime Al-Awdah durant le mois de ramadan sur la chaîne
MBC.
Que dit cheikh Salman à son « frère Oussama » ?
(j’ai effectué la traduction à partir de l’anglais) :
« Combien de sang as-tu versé ? Combien
d’enfants, de femmes et de vieux innocents ont été tués,
mutilés, expulsés de leurs foyers au nom d’Al-Qaida ?
Seras-tu content de rencontrer Dieu avec ce lourd fardeau sur tes
épaules ? C’est incontestablement un lourd fardeau, au
moins des centaines de milliers de personnes, pour ne pas dire des
millions. »
Après avoir expliqué que l’islam est contre la violence
exercée sur n’importe quelle créature, il poursuit :
« Qui est responsable pour tous ces jeunes musulmans
qui sont encore dans la fleur de leur jeunesse, avec tout le zèle
de leur âge, et qui se sont engagés sur un chemin dont ils
n’ont aucune idée de là où il va les mener ? »
« L’image de l’islam aujourd’hui est salie. Des
gens expliquent à travers le monde que l’islam enseignerait que
ceux qui n’acceptent pas la religion doivent être tués. Ils
disent aussi que ceux qui suivent les enseignements salafistes
tuent les musulmans qui ne sont pas d’accord avec eux. »
« Pourtant, la réalité de l’islam est que notre
Prophète (la paix soit sur lui) n’a pas tué les hypocrites traîtres
qui étaient autour de lui bien qu’Allah lui ait révélé qui
ils étaient et aussi qu’ils étaient destinés à finir au plus
profond de l’enfer. Pourquoi a-t-il retenu son bras ?
"Je ne veux pas que l’on puisse dire que Mohammed a tué
ses compagnons". »
« Frère Oussama, ce qui s’est passé le
11-Septembre – des crimes que nous avons condamné dès le
premier jour – était le meurtre de quelques milliers de
personnes, sans doute un peu moins que trois mille. C’est le
nombre de personnes mortes dans les tours et dans les avions. En
revanche, les prêcheurs musulmans – qui restent inconnus et méconnus
– ont réussi à guider des centaines de milliers de personnes
vers l’islam. (...) Est-ce qu’il n’y a pas une différence
évidente entre celui qui tue et celui qui guide ? »
« Notre seigneur nous a dit : Quiconque tue une
personne non convaincue de meurtre ou de dépravation sur terre
est à assimiler à un meurtrier de tout le genre humain.
Quiconque fait revivre une personne doit être considéré comme
ayant fait revivre tout le genre humain ! (Le Coran, V, 32) »
(...)
« Frère Oussama, qu’avons-nous à gagner de la
destruction de nations entières – ce dont nous sommes témoins
en Afghanistan et en Irak ? (...) Le cauchemar de la guerre
civile qui règne désormais en maître en Afghanistan et en Irak
n’apporte aucune joie aux musulmans. »
(...)
« Qui est responsable, frère Oussama, de la promotion
de la culture de l’excommunication (takfir) qui a déchiré des
familles et a amené des enfants à traiter leurs parents
d’infidèles ? Qui est responsable de répandre une culture
de la violence et du meurtre qui a amené les gens à verser le
sang de leurs proches de sang froid (...) ? »
« Qui est responsable pour les jeunes gens qui
quittent leur mère en pleurs ; qui abandonnent leurs femmes ;
dont les enfants se réveillent chaque jour en demandant quand
leur père sera de retour ? Quelle réponse peut-on leur
donner, alors que leur père peut très bien être mort, avoir
disparu sans que personne ne connaisse son sort ? »
« Qui est responsable de la chasse lancée par les
gouvernements occidentaux contre les associations charitables
(musulmanes) à travers le monde et qui prive les orphelins, les
pauvres, les nécessiteux de nourriture, d’éducation et
d’autres besoins essentiels ?Qui est responsable, frère
Oussama, du fait que les prisons du monde musulman soient remplies
par nos jeunes, une situation qui ne peut qu’alimenter l’extrémisme,
la violence et le meurtre dans nos sociétés ? »
Ce qui fait l’importance de cette lettre, c’est la
personnalité de son signataire, Salman Al-Awdah, son histoire et
sa place dans le mouvement islamiste. Je l’ai rencontré lors
d’un voyage en Arabie saoudite et voilà ce que j’écrivais à
l’époque dans un article du Monde diplomatique de février
2006, intitulé « Kaléidoscope
saoudien » :
« Mobilisés d’abord contre l’ennemi soviétique
ou américain, certains (cheikhs musulmans) se sont retournés
contre le régime saoudien, surtout après l’appel que le
royaume a adressé aux troupes américaines, en août 1990, pour
faire face à l’Irak. Depuis, le débat sur le djihad, sur la
place de l’islam, sur l’extrémisme s’est intensifié. En
particulier à partir de mai 2003, depuis que le royaume lui-même
a été visé par une vague d’attentats. Au sommet de l’OCI,
qui s’est tenu à La Mecque les 7 et 8 décembre, et qui a
consacré le succès personnel du nouveau roi Abdallah, une déclaration
a mis en valeur l’islam comme religion du centre (wassatiyyah),
qui rejette "les surenchères, l’extrémisme et l’étroitesse
d’esprit". »
« Plus que tout autre, le cheikh Salman Al-Awdah,
l’un des prédicateurs les plus populaires du pays, incarne
cette évolution. Son émission quotidienne sur la chaîne
satellitaire MBC, durant le mois de ramadan, a connu un immense
succès, d’autant qu’elle ne se résumait pas aux prêches,
mais qu’elle abordait aussi des thèmes plus larges, plus
intimes, plus personnels, comme la beauté. Elle a d’ailleurs
suscité quelques critiques venues des milieux conservateurs. Le
cheikh nous accueille devant le seuil de sa maison, au retour de
la prière du ‘asr (début d’après-midi) qu’il a dirigée
dans la mosquée voisine. Dans le hall, ses trois jeunes enfants
suivent les cours d’un précepteur : « L’éducation
est la chose la plus importante », commente-t-il. Dans son
bureau meublé de manière sommaire, un tapis de prière, une
bibliothèque, quelques illustrations d’arbres au mur. »
« Il se dégage un charisme certain de cet homme qui
offre le café non torréfié, des dattes et des chocolats –
« la tradition et la civilisation », précise-t-il en
souriant. Le cheikh Al-Awdah est l’un des artisans de la Sahwa (« réveil »),
un mouvement qui, à la fin des années 1980 et durant les années
1990, renouvela l’islam et lui permit d’occuper une position hégémonique,
notamment face aux « libéraux » et aux partisans du
« modernisme », qui semblaient triompher au début des
années 1980. »
« Avec la crise du Golfe de 1990-1991, les
controverses se déplacent du champ culturel au champ politique. Désormais,
ce sont la relation avec les Etats-Unis et la situation intérieure
du royaume qui mobilisent ce courant islamique. Le cheikh Al-Awdah
sera finalement arrêté en 1994, et il passera cinq années en
prison (sur cet épisode, vous pourrez lire « Fin de règne
en Arabie saoutie », Le Monde diplomatique, août 1995,
disponible sur le
cédréom du mensuel). Est-ce le contrecoup de sa détention,
la dérive suicidaire des islamistes djihadistes, les attentats du
11 septembre 2001, les ouvertures du prince héritier Abdallah,
bien avant son accession au trône ? Quoi qu’il en soit,
tout en restant profondément attaché au dogme, le cheikh évolue,
ses prêches se font plus nuancés. Il dénonce ainsi les lectures
guerrières que certains font de la religion : "Les
relations avec les non-musulmans sont fixées dans le Coran, mais
parfois les gens simples ne savent pas lire ou ne connaissent pas
le contexte. Ainsi, dans la sourate intitulée Muhammad, on peut
lire au verset 4 : “Lorsque vous rencontrez (laqiytoum) les
impies, tranchez-leur le cou jusqu’à la reddition.” Mais on
ne peut comprendre ce passage en dehors de son contexte, qui est
le combat. Ici, laqiytoum ne signifie pas “rencontrer” mais
“combattre”. D’autre part, rappelons-nous l’histoire de
l’islam. Du temps du Prophète (la bénédiction d’Allah soit
sur lui), les musulmans subissaient des agressions, mais ils
avaient un guide, ils ne cherchaient pas la revanche, car c’était
contraire à l’enseignement de l’islam. Savez-vous combien de
morts ont fait les combats durant les vingt-trois années de sa prédication ?
Deux cent cinquante à trois cents, en vingt batailles.
Aujourd’hui, la moindre escarmouche fait bien plus de
victimes." »
« Le cheikh Al-Awdah a participé, en juillet 2003, au
premier dialogue national voulu par le prince héritier Abdallah
(devenu roi depuis). Il y a rencontré des dirigeants religieux
chiites devant les caméras, un geste courageux puisque de
nombreux sunnites considèrent les chiites comme des hérétiques,
voire des non-musulmans. »
Répondant à certaines critiques qui lui ont reproché le
caractère tardif de sa prise de position contre Ben Laden,
Al-Awdah a expliqué au quotidien saoudien Al-Chark Al-Awsat (site
du journal, 17 septembre) :
« J’étais parmi les premiers à condamner les
attaques du 11-Septembre et parmi les premiers à condamner les
actes de violences dans beaucoup de pays musulmans, et en premier
lieu en Arabie saoudite. » Il a ajouté qu’il y avait
un groupe de jeunes dirigeants religieux qui n’avaient pas
condamné ces actes de violence, bien qu’ils y étaient opposés.
La raison en était qu’ils avaient peur que leur condamnation
seraient utilisées par d’autres parties, mais Al-Awdah a insisté
sur la nécessité de condamner tous ces actes de violence « de
manière claire et cohérente ».
Dans le International Herald Tribune du 22 septembre,
Fawaz A. Gerges, auteur de plusieurs livres sur l’islamisme
djihadiste, publie une tribune « His
mentor turns on bin Laden » consacrée au sujet.
Enfin, cela doit nous rappeler la nécessité de prendre au sérieux
tous ces débats, de ne pas les réduire à quelques phrases tirées
de tel ou tel discours de Ben Laden. On lira avec intérêt la
traduction de la préface du livre de Bruce Lawrence paru chez
l’éditeur Verso, du livre Messages to the world. The
Statements of Osama bin Laden et publiée sur le blog de
Pascal Ménoret « Ethnographie
politique de l’Arabie saoudite ».
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