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Iran, vers « une communauté
internationale » post-occidentale ?
Alain Gresh
Alain Gresh
Vendredi 21 mai 2010 « Les grandes puissances se
discréditent » auprès de l’opinion publique en ignorant
l’initiative irano-turco-brésilienne, a déclaré Ali Akbar
Salehi, chef de l’organisation iranienne de l’énergie atomique
(AFP, 19 mai). C’est
« un camouflet pour les puissances émergentes », a
insisté pour sa part l’ancien ambassadeur de France à Téhéran
François Nicoullaud, sur RFI, le 19 mai. Pour l’éditorialiste du
New York Times Roger Cohen (« America
Moves the Goalposts », 20 mai), « le Brésil et la Turquie
représentent le monde émergent post-occidental. Et il va
continuer à émerger. Hillary Clinton devrait être moins
irresponsable en torpillant les efforts de Brasilia et d’Ankara
et en rendant hypocritement hommage à leurs efforts sincères. »
La capacité des Etats-Unis à imposer leur solution, poursuit-il,
est sérieusement érodée.
Tous trois réagissaient au dépôt par les cinq membres
permanents du conseil de sécurité de l’ONU d’une résolution
durcissant les sanctions contre l’Iran. L’accord tripartite
signé à Téhéran n’a pas fini de soulever des vagues. Son
importance ne peut être sous-estimée, car il signe sans doute la
fin de la « communauté internationale » derrière laquelle les
Etats-Unis et l’Union européenne s’abritaient pour mener leur
politique.
Il avait fallu 17 ou 18 heures de négociations à Téhéran
entre les ministres des affaires étrangères du Brésil, de la
Turquie et de l’Iran pour se mettre d’accord sur un texte. Les
discussions avaient été ardues. Le premier ministre turc avait
menacé de ne pas se joindre aux négociateurs et même de rompre
le dialogue si la République islamique ne prenait pas
d’engagements précis et ne fixait pas des échéances pour leur
mise en œuvre. Finalement, tout s’est arrangé : M. Recep Erdogan
a fait le déplacement à Téhéran et il a scellé, le 17 mai, son
entente avec le président Lula da Silva et Mahmoud Ahmadinejad
sur un texte en dix points qui trace une voie pour résoudre la
crise sur le nucléaire iranien.
Quelques heures avant cette signature, la secrétaire d’Etat
américaine Hillary Clinton avait appelé son homologue turc pour
tenter de le dissuader ; elle avait prédit que la médiation
échouerait et avait déclaré devant des journalistes :
« Chaque étape a démontré clairement au monde que l’Iran ne
s’engage pas de la manière que nous avons demandée et que le
pays continue son programme nucléaire » (cité par Stephen
Kinzer, « Iran’s
nuclear Deal », The Guardian, 17 mai 2010).
Pour sa part, le ministre français des affaires étrangères,
Bernard Kouchner, avait accusé le président Lula de se laisser
abuser par l’Iran,
s’attirant une vive réplique de l’intéressé : « Personne
ne peut venir me donner des leçons sur l’armement nucléaire.
(...) Chaque pays se charge de sa politique internationale et
le Brésil est conscient d’être majeur. » Au Brésil même,
quelques journaux relayaient la campagne des néoconservateurs
américains et comparaient Lula à Neville Chamberlain, le
signataire britannique des accords de Munich de 1938 !
Au-delà de l’accord lui-même, c’est le rôle joué par deux
puissances émergentes, proches des Etats-Unis, qui attire
l’attention. Pour la première fois peut-être depuis la fin de la
guerre froide, dans une crise internationale majeure, ce ne sont
ni les Etats-Unis ni les Européens qui ont joué un rôle moteur
dans des négociations pour sortir de l’impasse.
En 2004 encore, c’était
la troïka européenne (France, Royaume-Uni, Allemagne) qui
paraphait, le 14 novembre, un accord avec la République
islamique : l’Iran acceptait de signer le protocole additionnel
du Traité de non prolifération (TNP) prévoyant des inspections
plus vigoureuses de ses installations nucléaires et décidait de
suspendre provisoirement l’enrichissement de son uranium, étant
entendu qu’un accord à long terme avec les Occidentaux l’Iran
serait ratifié, qui fournirait à Téhéran des garanties sur sa
sécurité. Ces engagements ayant été rejetés par Washington et
par le président George W. Bush, qui rêvait de renverser « le
régime des mollahs » après sa « brillante victoire » en Irak,
l’Iran relança son programme d’enrichissement. Et, plutôt que de
poursuivre une politique indépendante, l’Union européenne
s’aligna sur Washington, se privant du moindre rôle
d’intermédiaire. Plus grave encore, Paris se lança dans
une surenchère anti-iranienne, allant jusqu’à critiquer
l’administration Obama pour ses premières ouvertures envers
Téhéran.
Ce « vide » européen et français – perceptible sur d’autres
dossiers, notamment sur le dossier israélo-palestinien –, allait
permettre à des puissances comme le Brésil ou la Turquie de
s’affirmer sur la scène iranienne et d’obtenir l’accord du
17 mai.
Que dit le texte signé sous leur égide ? D’abord que,
conformément au TNP, l’Iran a droit à l’enrichissement ;
ensuite, que le pays accepte l’échange de 1 200 kilos d’uranium
faiblement enrichi (UFE) contre 120 kilos d’uranium enrichi (UE)
à 20%, indispensables au fonctionnement de son réacteur de
recherche ; que les 1 200 kilos d’UFE seraient stockés en
Turquie, le temps que l’Iran reçoive ces 120 kilos d’UE ; que
l’Iran transmettrait à l’Agence internationale de l’énergie
atomique (AIEA), dans la semaine suivant le 17 mai, une lettre
officielle formalisant son accord. En renonçant à une partie
importante de son uranium, Téhéran limite sérieusement ses
capacités à produire une bombe.
Rappelons ce qu’est le réacteur de recherche de Téhéran.
C’est un réacteur installé avant la révolution pour fabriquer
des isotopes nécessaires contre le cancer. Jusqu’à présent, ce
réacteur s’était fourni sur le marché pour obtenir l’uranium
enrichi à 20% nécessaire à son fonctionnement. Ce sont les
pressions des Etats-Unis (pourtant à l’initiative de la création
de ce réacteur) qui empêchent l’Iran d’obtenir désormais le
combustible nécessaire.
Une version de cette proposition avait été formulée par
l’AIEA en octobre 2009, avec une différence notable : les
1 200 kilos devaient être envoyés en Russie puis en France pour
être conditionnés, et ce n’est qu’à l’issue de ce processus que
Téhéran récupérerait de l’uranium enrichi. Ce projet avait
suscité des débats à Téhéran, où l’on ne faisait pas confiance
aux « intermédiaires » : ni à la Russie, qui traîne les pieds
sur la mise en service de la centrale nucléaire de Bushehr, qui
a pris plusieurs années de retard ; ni à la France, dont on se
souvient de son soutien à l’Irak durant la guerre de 1980-1988,
de son refus de respecter ses engagements et de fournir de
l’uranium enrichi à Téhéran comme le prévoyait l’accord
Eurodif (dans lequel l’Iran avait investi 1 milliard de
dollars), sans parler de sa violente rhétorique anti-iranienne
actuelle. Les luttes internes à Téhéran, notamment suite à
l’élection présidentielle de juin 2009, rendaient un accord plus
difficile, les différentes factions du pouvoir faisant de la
surenchère.
Contrairement à ce qu’écrit une presse « mal informée, »
l’Iran n’avait pas refusé le projet de l’AIEA, mais demandé à ce
que l’échange soit simultané et qu’il ait lieu sur son
territoire. La proposition du 17 mai 2010 est un compromis,
rejeté par une partie de la presse iranienne et par quelques
députés. Jomhuri-ye Eslami écrit le 18 mai que les
conditions posées par l’Iran « n’avaient pas été remplies par
la déclaration » et Keyhan dénonce « un recul de
l’Iran par rapport à ses positions antérieures ».
L’enthousiasme était encore plus faible du côté français. Le
porte-parole du quai d’Orsay
déclarait le 17 mai :
« Ne nous leurrons pas : une solution à la question du TRR
[le réacteur de recherche de Téhéran], le cas échéant, ne
règlerait en rien le problème posé par le programme nucléaire
iranien. L’échange d’uranium envisagé n’est qu’une mesure de
confiance, un accompagnement. Le cœur du problème nucléaire
iranien, c’est la poursuite des activités d’enrichissement à
Natanz, la construction du réacteur à l’eau lourde d’Arak, la
dissimulation du site de Qom, les questions des inspecteurs de
l’AIEA laissées sans réponse à ce jour. Depuis la proposition de
l’AIEA en octobre dernier, l’Iran enrichit de l’uranium à 20%.
C’est à ces violations constantes des résolutions du Conseil de
sécurité des Nations unies et du Conseil des gouverneurs de
l’AIEA que l’Iran doit immédiatement mettre fin. C’est à cette
fin que nous préparons à New York, avec nos partenaires du
Conseil de sécurité, de nouvelles sanctions. »
Le département d’Etat adoptait
une position quasi-similaire (ou faudrait-il dire que c’est
le Quai d’Orsay qui emboîtait le pas à Washington ?).
Même consensus minimisant la portée de l’accord dans les
médias : Libération du 18 mai ne lui a consacré que
quelques lignes, et Le Monde (19 mai) n’y a vu qu’un
moyen pour Téhéran de desserrer « la pression occidentale sur
son programme nucléaire », un titre similaire à celui du
New York Times du 18 mai.
Pris au dépourvu, les diplomates européens et américains (et
les médias) ont mis au point une stratégie pour le moins
étrange :
— féliciter (avec plus ou moins de chaleur) le Brésil et la
Turquie pour leur efforts ;
— affirmer que l’accord du 17 mai ne change rien sur le fond
et ne résout pas la crise ;
— maintenir l’idée que seules les sanctions seront efficaces,
et donc déposer
un projet en ce sens au Conseil de sécurité (PDF).
Pourtant, l’accord satisfait aux demandes faites par l’AIEA
en octobre 2009, et, à l’époque, tout le monde admettait l’idée
que, si ces demandes étaient acceptées, il n’y aurait pas de
nouvelles sanctions, mais ouverture de négociations. Les
Etats-Unis semblaient avoir accepté que le programme
d’enrichissement de l’uranium (conforme au TNP) serait alors
accepté. Quoiqu’il en soit, il était évident qu’un premier
accord ne pouvait régler toutes les questions mais simplement
ouvrir la voie à des négociations plus larges (et qui, pour
Téhéran, devaient dépasser le seul dossier nucléaire).
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