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Pourquoi l'armée française doit se retirer
d'Afghanistan
Alain Gresh
Jeudi 18 septembre 2008 Le
Parlement et le Sénat français doivent débattre, le lundi
22 septembre, de la situation en Afghanistan. Ils auront à se
prononcer par un vote nominatif sur l’engagement de la France
dans une guerre qui risque d’être longue et coûteuse. Il aurait
été important que les chambres puissent examiner les arguments
avancés et en mesurer la pertinence. Mais le temps de parole a
été limité et le débat sera clos en une demi-journée. Est-ce
ainsi que l’on débat de l’engagement de la France dans une
guerre qui fera encore de nombreuses victimes, d’abord en
Afghanistan mais aussi dans les rangs de l’armée ?
Lors de son allocution devant les ambassadeurs français, à
la fin août (et après la mort de dix soldats), le président
Nicolas Sarkozy avait expliqué les raisons de la présence
française. Il reprenait les arguments déjà développés
lors de l’annonce de sa décision d’envoyer des troupes
supplémentaires en Afghanistan (sommet de l’OTAN, Bucarest,
avril 2008).
Nous pouvons les résumer ainsi :
La
France participe à une action collective approuvée par l’ONU ;
elle doit être aux côtés de ses alliés de l’OTAN ;
nous
devons aider le peuple afghan dont le sort s’est amélioré à
éviter le retour d’un régime barbare ;
nous
luttons là-bas contre le terrorisme international, pour protéger
les Français de la menace directe du terrorisme.
Examinons un à un chacun de ces arguments :
La
présence militaire étrangère en Afghanistan a deux composantes :
la force internationale d’assistance à la sécurité, ou
International Security and Assistance Force (ISAF), opère en
Afghanistan sous l’égide de l’OTAN (environ 50 000 hommes de
37 pays) ; elle est mandatée par les Nations unies ; et des
forces pour l’essentiel américaines (18 000 sur un total de
36 000 soldats américains) déployées dans le cadre de
l’opération Liberté immuable, dont l’état-major est sur la base
de Bagram, et qui en réfèrent directement au Central Command
américain. Au total, les Etats-Unis fournissent environ 75% des
troupes étrangères présentes dans ce pays.
De quel poids, dans ces conditions, pèse la présence
française ? Quand le président Bush décide, en 2003, d’envahir
l’Irak et de diminuer le nombre de soldats américains en
Afghanistan, qui consulte-t-il ? Quand il donne le feu vert aux
forces terrestres américaines pour mener des incursions au
Pakistan, en informe-t-il la France ? Quand les bombardiers de
l’opération Liberté immuable ou de l’ISAF mènent des raids qui
font des dizaines de morts civils, consultent-ils la France ?
Qui peut croire un instant que la stratégie de Washington
dépend, même dans une mesure limitée, des avis de la France ?
L’armée française doit se retirer parce que la France ne peut
peser sur le cours des événements. Et que le mandat de l’ONU
pour l’ISAF n’a, en réalité, aucune signification concrète, les
Etats-Unis décidant seuls...
La
situation du peuple afghan, depuis des décennies, est terrible.
Il a vécu, depuis la fin des années 1970, la guerre soviétique,
les affrontements entre les différentes fractions de moudjahidin
après la chute du régime communiste, la prise de pouvoir des
talibans en 1996 ; et enfin la guerre menée par les Etats-Unis
après le 11-Septembe, guerre qui se poursuit et s’intensifie.
La fin du régime des talibans a été incontestablement
positive, même si la population les avait bien accueillis à leur
arrivée au pouvoir : ils avaient mis un terme à l’anarchie et à
l’insécurité provoquée par les combats entre les différentes
organisations de moudjahidin.
Nicolas Sarkozy explique : « Mesurons les progrès
accomplis : des institutions démocratiques avec de nouvelles
élections en 2009/2010 ; la scolarisation de près de 6 millions
d’enfants contre 800 000 en 2001 ; un système de santé qui a
permis de réduire la mortalité infantile d’un quart : ce sont
40 000 enfants sauvés chaque année ; dans tous les domaines, un
progrès sans précédent de l’égalité entre hommes et femmes ; des
infrastructures restaurées ; 4 000 kilomètres de routes
construites… Qui croira que tout ceci aurait été possible sans
notre présence militaire ? »
Ces chiffres sont tirés d’un rapport publié à l’occasion de
la conférence internationale de soutien à l’Afghanistan (Paris,
12 juin),
Report on the Implementation of the Afghanistan Compact by the
joint coordination and monitoring board (JCMB) co-chairs.
Ils appellent une remarque générale sur leur fiabilité.
A-t-on vraiment les données sur ce qui se passe dans un pays
qui, pour l’essentiel, échappe à l’autorité centrale ? Qui peut
croire un instant que le pourcentage de femmes recevant des
soins prénataux est de 73% ? Si la mortalité infantile a diminué
d’une manière qui a permis de sauver 40 000 vies humaines par
an, comment expliquer
que les chiffres de l’OMS disent que le taux de mortalité
des enfants avant cinq ans est resté stationnaire entre 2000 et
2005 ?
Parlons du droit des femmes. « Un progrès sans précédent
de l’égalité entre hommes et femmes » ? Si on compare quelle
situation à quelle situation ? Quelle époque ? Dans quels
lieux ? Rappelons que l’époque où les femmes ont disposé du plus
de droits, à Kaboul au moins, a été la période communiste.
L’Occident n’a-t-il pourtant pas préféré aider les
moudjahidins ? De son côté, George Marchais, secrétaire général
du PC, justifiait l’intervention soviétique en Afghanistan au
nom de la lutte contre « le droit de cuissage ».
Il est incontestable que, du point de vue juridique, la
situation des femmes afghanes est meilleure aujourd’hui que sous
les talibans. Au moins, elles ne sont pas exclues des écoles.
Mais ce gouvernement soutenu par l’OTAN
garde en prison des femmes « coupables » d’avoir été violées.
Un rapport de la commission afghane indépendante des droits
de la personne rapporte que le nombre de femmes qui tentent de
mettre fin à leurs jours en s’immolant est en augmentation
rapide (« Afghanistan :
Self-immolation on the rise among women ») : au moins 184
cas en 2007 contre 106 en 2006, et le nombre devrait augmenter
encore en 2008.
Un autre rapport du ministère des affaires féminines, « Women
in Afghanistan : Deprived of basic necessities », explique
que le niveau de la violence contre les femmes en Afghanistan
est le plus élevé du monde. Et que 57% des filles sont mariées
avant l’âge légal.
On pourrait multiplier les exemples... Tirons-en trois
leçons :
1) Dans un pays en guerre, les femmes sont une cible
particulièrement vulnérable. Jamais la guerre n’a apporté des
droits supplémentaires aux femmes ;
2) Malgré les lois adoptées sous pression internationale, le
gouvernement réel est aux mains de chefs de guerre qui ont peu
de respect pour les droits des femmes, parfois aussi peu que les
talibans ;
3) Faire évoluer une société ne dépend pas seulement des
lois. La société afghane est particulièrement conservatrice.
Faire avancer les droits des femmes ne peut se faire de
l’étranger.
Cela est également vrai dans d’autres domaines. Ainsi de
l’éducation. Il y a eu de vrais progrès depuis 2001, mais
ceux-ci sont remis en cause par la guerre. Ainsi, dans la
province d’Helmand, le nombre d’écoliers est passé de 111 000 en
février 2007 à 54 000 en mai 2008 (« School
Attendance Plummets in Helmand », Institute for war and
peace reporting).
Mais, dira-t-on, cette guerre est provoquée par les talibans.
C’est une vision réductrice du conflit. Le gouvernement mis en
place par l’intervention américaine s’est révélé incapable de
répondre aux besoins les plus urgents de la population. En
dehors de Kaboul, le pouvoir est resté aux chefs de guerre qui,
grâce à l’argent de la drogue et de l’aide internationale, ont
installé des fiefs où ils font régner leur loi. Malgré les
milliards de dollars déversés sur le pays, la situation concrète
des gens s’est peu améliorée. D’autre part, ce gouvernement
profondément corrompu a aussi été incapable d’intégrer
véritablement la communauté pashtoune qui représente la majorité
de la population.
Quand les talibans ont repris du poil de la bête, l’action de
l’armée américaine a été perçue comme celle de forces
étrangères. L’armée afghane, peu motivée, mal équipée, est
restée en seconde ligne. Imagine-t-on un moment ce qu’est une
descente de Marines dans un village du fin fond de
l’Afghanistan ? Sans compter
les bombardements indiscriminés, dans la plus belle
tradition des guerres coloniales.
« La Haut-commissaire de l’ONU aux droits humains a, selon
l’AFP (16 septembre), condamné les pertes humaines parmi les
civils en Afghanistan, alors que le mois d’août a été le plus
meurtrier depuis la chute des Talibans à la fin 2001. Trois cent
trente civils ont été tués le mois dernier en Afghanistan, dont
plus de 90 dans une attaque aérienne par la force internationale
à Shindand (ouest), a déploré Mme Navi Pillay dans un
communiqué. “C’est le plus grand nombre de civils tués en un
seul mois depuis la fin des plus fortes hostilités et la chute
des talibans à la fin de 2001”, a souligné la Haut commissaire.
Au total, 1 445 civils ont été tués depuis le début de l’année,
soit 39% de plus que durant les huit premiers mois de 2007,
selon les statistiques de l’équipe chargée du suivi des droits
de l’homme auprès de la mission de l’ONU en Afghanistan.
La responsabilité de plus de la moitié de ces morts —
800 tués, soit 55% — est attribuée aux talibans ou à d’autres
forces rebelles, ce qui représente près du double des
462 victimes qui leur avaient été attribuées du 1er janvier au
31 août 2007. »
Mais les morts provoqués par des étrangers n’ont pas le même
poids que des morts provoqués par des combattants locaux. La
longue histoire de l’Afghanistan le prouve.
L’extension de la guerre et de la résistance à l’occupation
étrangère ne peut que se poursuivre. Et il est douteux que le
sort du peuple afghan s’améliore par une escalade de
l’intervention occidentale.
Troisième
argument, nos soldats se battent contre le terrorisme. Si nous
ne triomphons pas en Afghanistan, le combat aura lieu en Europe.
Et si le contraire était vrai ? Si c’était l’intervention
croissante des forces américaines et occidentales dans le monde
musulman qui provoquait un rejet nationaliste ? C’est ce dont
est convaincu Richard Barrett, chef du bureau des Nations unies
de surveillance d’Al-Qaida, selon un article de l’hebdomadaire
britannique The Observer (« UK
campaign in Afghanistan ’aids al-Qaeda’ », Mark Townsed,
14 septembre).
« La présence des forces étrangères apporte de l’eau à
leur moulin, et ils (Al-Qaida et Ben Laden) ont été très habiles
à exploiter la peur des forces étrangères. On peut dire que la
peur des forces étrangères donne de l’oxygène dans la région, et
amène les chefs tribaux à mettre de côté leurs divisions pour
s’unir contre les forces étrangères. » Selon ce journal,
Barrett a affirmé que les troupes occidentales avaient aidé
Al-Qaida à se renforcer le long de la frontière
afghano-pakistanaise et que ces troupes offrent un objectif pour
les groupes terroristes.
On peut ajouter que l’Afghanistan est devenu depuis plusieurs
mois, notamment après l’affaiblissement d’Al-Qaida en Irak, le
point de ralliement de tous les combattants qui rêvent d’en
découdre avec les Occidentaux. Et donc à renforcer le poids de
l’organisation au sein des groupes armés, dont la plupart des
combattants sont mus par des sentiments nationalistes et non par
l’idée d’un djihad mondial.
Il est évident que les bombardements – qui reposent souvent
sur de mauvaises ou de fausses informations liées au caractère
même de la guerre – et leur cortège de morts civils radicalisent
aussi les oppositions.
Dans un entretien à l’Agence France Presse, le 5 septembre
2008, deux chercheurs français, Mariam Abou Zahab,
(CERI-Sciences Po) et Bernard Dupaigne (professeur au musée de
l’Homme), notaient les dangers de l’amalgame. « Qualifier de
“terroristes” tous les combattants anti-occidentaux en
Afghanistan est un amalgame erroné qui condamne à ne pas
comprendre les menaces et les enjeux, préviennent ces experts
français de la région. Selon eux, la plupart de ceux qui mènent
des attaques contre les forces américaines, canadiennes ou
européennes sont soit des nationalistes pashtouns, soit des
extrémistes religieux, soit des guerriers tribaux — souvent un
mélange des trois —, qui luttent contre ce qu’ils considèrent
être des armées d’occupation. Et s’ils peuvent côtoyer par
endroits et par moments, surtout dans l’Est du pays, des groupes
proches ou affiliés à Al Qaïda, ils ne s’inscrivent pas dans la
mouvance du “jihad global”, assurent-ils. »
Abou Zahab : « Vous avez, surtout dans le Sud, des
combattants extrêmement jeunes qui sont avant tout
nationalistes. Leur discours est basique mais efficace : des
troupes non-musulmanes (ils disent “infidèles”) ont envahi mon
pays. C’est mon devoir de les combattre. Point. »
Dupaigne : « Nombre de ceux qui tapent sur les armées
occidentales sont les mêmes ou les fils de ceux qui tapaient sur
les Russes, simplement parce qu’ils étaient là. Si les Russes
n’avaient pas été là, ils seraient restés garder leurs chèvres.
C’est pareil aujourd’hui. »
L’escalade des combats suscite aussi une radicalisation au
Pakistan, comme le montre un sondage réalisé en juin 2008 par
The New America Foundation, qui montre que 52% des
Pakistanais considèrent que les Etats-Unis sont les principaux
responsables de la violence dans leur pays (contre 15% qui
considèrent que ce sont les groupes islamistes radicaux). 50%
pense qu’il faut négocier avec Al-Qaida. Et les opinions
favorables à l’égard d’Al-Qaida ont augmenté cette année,
principalement parce que l’organisation est perçue comme
s’opposant à la politique américaine.
Mais si les troupes françaises se retirent, que se
passera-t-il ? Faut-il un retrait immédiat ? Quelle est la
solution politique ? Je reviendrai sur ces questions dans un
prochain envoi, mais je voudrais rappeler la déclaration de la
membre de la chambre des représentants américaine Barbara Lee,
qui fut la seule du Congrès à voter, le 14 septembre 2001,
contre l’Authorization for the Use of Military Force Against
Terrorists (AUMF). Elle s’explique en disant qu’elle vote non,
« non parce qu’elle est contre une action militaire, mais
parce que l’AUMF dans sa formulation donne des pouvoirs de
guerre exagérés au président, alors même que les informations
sur la situation ne sont pas claires. C’est un chèque en blanc
permettant au président d’attaquer quiconque est impliqué dans
les événements du 11-Septembre, où que ce soit, dans n’importe
quel pays, sans considération des intérêts à long terme de notre
nation dans les domaines de la politique étrangère, de
l’économie ou des intérêts nationaux de sécurité, et ce sans
limite de temps. (...) Le Congrès aurait dû attendre de
connaître les faits et d’agir ensuite en plein connaissance de
cause. » (Cité par Helena Cobban sur son blog Just World
News,
« September 11 and the war in Afghanistan », 10 septembre.)
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