Opinion
Du Bahreïn à la
Libye, la contre-révolution ?
Alain Gresh
Alain Gresh
Jeudi 17 mars 2011
L’entrée de troupes saoudiennes et émiraties au Bahreïn, sous
l’égide du Conseil de coopération du Golfe et à l’appel du roi,
la proclamation de l’état d’urgence, l’arrestation de nombre
d’opposants, marquent une étape dans
la crise qui secoue la petite île depuis plusieurs semaines.
D’autre part, l’offensive des troupes fidèles au colonel
Mouammar Kadhafi se poursuit. Même si la propagande du régime ne
peut être prise au pied de la lettre (plusieurs villes dont
Kadhafi a annoncé la chute restent aux mains des rebelles), il
est évident que le pouvoir a reconquis certaines villes. Cette
double offensive marque-t-elle un tournant dans les révoltes
arabes nées depuis la chute de la dictature tunisienne ?
Il faut rappeler les ingrédients de cette révolte arabe,
similaires dans chaque pays : des pouvoirs autoritaires pour
lesquels les citoyens ne sont rien que des pions ; de
pseudo-réformes économiques libérales qui ont aggravé la
pauvreté et les inégalités, permis la constitution d’immenses
fortunes et le pillage du pays ; l’arrivée des classes d’âge les
plus nombreuses à l’âge adulte, ces jeunes étant souvent mieux
formés que leurs aînés mais ne trouvant pas de travail à la
hauteur de leurs espérances.
A partir du moment où le peuple tunisien a fait la
démonstration que l’on pouvait renverser un dictateur, le
mouvement s’est étendu et a touché tous les pays, sans
exception. Les mesures habituelles prises pour calmer la
population (concessions économiques, promesses de réforme ou
répression) n’en sont pas venues à bout – au contraire. D’autant
que la chaîne de télévision
Al-Jazira a créé une scène médiatique arabe unifiée et
qu’Internet a renforcé la solidarité entre les différents
groupes, notamment ceux des jeunes, qui se sont mobilisés.
Ce qui a disparu dans le monde arabe, c’est la peur. Et,
quels que soient les aléas du mouvement – et il est évident
qu’il y aura des avancées et des reculs –, ce qui s’est passé
est maintenant irréversible.
Néanmoins, la situation de chaque pays est différente, son
histoire et son système politique aussi. Il existe parfois une
dimension confessionnelle (et éventuellement nationale), avec
les divisions, plus ou moins instrumentalisées, entre chiites et
sunnites, entre Arabes et Kurdes, etc., qui peuvent peser sur
l’avenir.
C’est le cas notamment à Bahreïn, dont la majorité de la
population est chiite, mais où la dynastie régnante sunnite
s’appuie sur une fraction non négligeable de la population
(30%). Le roi a réussi à faire descendre dans la rue des
dizaines de milliers de ses partisans, ce que n’ont pu faire les
pouvoirs tunisien et égyptien.
Une autre dimension tient à la relation entre Bahreïn et
l’Iran. A plusieurs reprises, Téhéran a pu revendiquer ce
territoire et il existe la peur dans les monarchies arabes du
Golfe qu’un changement au Bahreïn se fasse au bénéfice de la
République islamique. Cela explique la décision avant tout
saoudienne d’envoyer des troupes dans l’émirat, ce qui n’est pas
sans rappeler des exemples historiques, comme le note Olivier Da
Lage sur son blog le 14 mars, sous le titre
« Sous les réformes annoncées, la répression est à l’œuvre et
c’est l’Arabie saoudite qui est à la manœuvre » :
« Telles les armées du Pacte de Varsovie envahissant en août
1968 la Tchécoslovaquie pour mettre fin au Printemps de Prague
au nom de la fraternelle solidarité du camp socialiste face aux
menées contre-révolutionnaires encouragées par les
impérialistes, on voit aujourd’hui les forces d’Arabie Saoudite,
des Emirats arabes unis – à l’heure où j’écris ces lignes, il
n’est pas question du Koweït ni du Qatar – traverser les
25 kilomètres de bras de mer séparant Bahreïn de la terre ferme
pour mettre en œuvre la “doctrine Abdallah de souveraineté
limitée” au sein des monarchies du Golfe. »
Cette décision a été prise par une famille royale dont les
membres influents ont plus de 75 ans et qui s’inquiète aussi de
l’évolution au Yémen. Elle n’arrive pas à comprendre les
changements qui se produisent dans le monde arabe, y compris en
Arabie. Cette invasion a nombreuses dimensions inquiétantes.
D’abord, l’arrivée de soldats saoudiens, pour l’essentiel
sunnites, et qui professent un profond mépris pour les chiites,
va aviver les divisions chiites/sunnites (une partie des
sunnites bahreïnis s’étaient ralliés au mouvement demandant des
réformes démocratiques), et pas seulement au Bahreïn. La
province est de l’Arabie, principale zone de production
pétrolière, reliée au Bahreïn par un pont, risque de connaître
des troubles, d’autant que la population y est soumise à nombre
de discriminations.
Plus largement, les clivages entre sunnites et chiites, déjà
profonds au Liban et en Irak, risquent de s’approfondir et de
détourner les révoltes arabes de leur but : instaurer des
régimes démocratiques et représentatifs.
L’ampleur de la répression et l’usage de la force contre des
manifestants pacifiques à Bahreïn apparaissent dans un rapport
que publie Amnesty International le 17 mars,
« Evidence of Bahraini Security Forces’ Brutality Revealed »).
Un texte en français, plus court, a été publié le 15 mars :
« Condamnation de la violente répression à Bahreïn ».
Cette répression s’est évidemment renforcée durant les
dernières heures, notamment avec l’arrestation de plusieurs
membres de l’opposition. La prise de contrôle d’hôpitaux par les
forces de l’ordre a suscité une protestation de Navi Pillay,
haut-commissaire des Nations unies pour les droits humains (« U.N.
rights boss urges Bahrain to rein in forces », Reuters,
17 mars).
D’autre part, un certain nombre de responsables chiites
(ministres, juges, etc.) ont démissionné.
Face à ces événements, il faut noter la « prudence » des
médias occidentaux (mais aussi d’Al-Jazira) et de tous ceux qui
appellent par ailleurs à une intervention militaire en Libye. Si
l’Iran a fermement condamné et rappelé son ambassadeur à Doha,
la secrétaire d’Etat Hillary Clinton a déclaré (« Remarks
to the Traveling Press », Le Caire, 16 mars) : « Ce qui
se passe à Bahreïn est inquiétant et détourne malheureusement
l’attention et les efforts des problèmes politiques et
économiques, dont la résolution est la seule manière d’avancer
pour résoudre les différences des Bahreïnis. Nous avons expliqué
cela de manière claire et à plusieurs reprises. Nous avons
déploré l’usage de la force. Nous avons dit non seulement aux
Bahreïnis, mais aussi à nos partenaires du Golfe que la sécurité
n’était pas réponse à ce qui se passait. » Malgré ces
réserves, Washington n’est pas disposé à trop se fâcher avec ses
alliés (Craig Whitlock,
« White House appears reluctant to take hard line with Arab
monarchies », The Washington Post, 17 mars 2011.)
En Libye, la situation n’arrête pas de se détériorer alors
que, depuis la résolution prise par le Conseil de sécurité
imposant
un certain nombre de sanctions contre le colonel Kadhafi, le
26 février, les divisions au sein des Nations unies, de la Ligue
arabe et de l’Union africaine persistent.
Pour comprendre la prudence de l’Afrique, il faut lire
l’article publié par le New York Times du 15 mars,
« Libyan Oil Buys Allies for Qaddafi ». Il démontre que le
colonel, par son aide à de nombreux projets, par sa vision d’une
union africaine, jouit d’un certain prestige, y compris dans les
populations et que certains sont prêts à s’engager pour lui, non
pas pour de l’argent, mais par conviction ! On peut certes le
regretter, mais c’est ainsi...
En revanche, les gouvernements arabes ont suspendu la Libye
de la Ligue arabe : une première. Ils ont même appelé – à
l’exception de l’Algérie et de la Syrie – à l’instauration d’une
zone d’exclusion aérienne. Le Conseil de sécurité discute ce
17 mars de ce projet, la France et le Royaume-Uni y étant les
plus favorables.
Faut-il intervenir en Libye ? Si l’on met à part les
pitreries de Bernard-Henri Lévy toujours prompt à prôner des
expéditions militaires (surtout
quand il se retrouve sur la tourelle d’un char israélien pour
regarder l’écrasement de Gaza), la question est
légitime. Les exemples récents dans l’histoire peuvent
éclairer les difficultés.
Ainsi, en 1979, le Vietnam est intervenu au Cambodge pour
renverser le régime des Khmers rouges. Cette action militaire
n’a pas obtenu l’aval de l’ONU (qui a conservé pendant des
années le siège du Cambodge aux Khmers rouges !). Elle a
pourtant mis un terme au génocide perpétré par le pouvoir et on
ne peut que s’en réjouir.
En 2003, les Etats-Unis sont intervenus en Irak contre l’un
des plus brutaux dictateurs du Proche-Orient. Les raisons
évoquées (armes de destruction massive) étaient fausses, mais le
régime était tombé, ce qui ne pouvait que satisfaire la majorité
de la population. Pourtant, huit ans plus tard, qui peut
soutenir qu’une telle invasion, qui n’avait pas été acceptée par
les Nations unies, a été bénéfique au peuple irakien ?
Il ne fait aucun doute que le régime libyen est profondément
impopulaire et ne dispose d’aucune base de masse. Bien sûr,
c’est une appréciation en partie subjective, mais elle résulte
d’une lecture attentive de ce qui s’écrit, y compris à partir de
Tripoli, et d’un suivi des transmissions par les télévisions des
images du terrain.
Si une intervention occidentale est
hors de propos et serait contre-productive, ne faudrait-il
pas que la Ligue arabe, et en premier lieu l’Egypte, ouvre ses
frontières à des armements qui permettraient aux rebelles de
combattre ? D’autant plus que leur résistance avec des armes
légères se poursuit, malgré les déclarations triomphantes du
régime libyen.
Il est parallèlement nécessaire de condamner avec force
l’intervention des pays du Golfe, et en premier lieu de l’Arabie
saoudite, au Bahreïn : l’arrestation d’opposants, la violente
répression, le déploiement de troupes étrangères, ne peuvent que
compromettre toute solution politique. Et ces recours à la
violence sont un encouragement aux autres dirigeants du monde
arabe (Yémen notamment) à suivre ce chemin.
Comme exemple de double langage de la France, il faut citer
les déclarations du
porte-parole du Quai d’Orsay, le 17 mars (PDF) sur la Syrie
et sur le Bahreïn :
Sur le premier pays, il déclare :
« La France condamne les violences contre les manifestants
et les arrestations qui ont suivi cette manifestation. La France
appelle les autorités syriennes à libérer toutes les personnes
détenues pour avoir participé à des manifestations, ou en raison
de leurs opinions ou de leurs actions en faveur de la défense
des droits de l’Homme. La France appelle la Syrie à mettre en
œuvre les engagements internationaux auxquels elle a souscrit en
matière de droits de l’Homme notamment s’agissant de la liberté
d’opinion et d’expression. La liberté d’expression et d’opinion
et le droit à la liberté de réunion pacifique sont notamment
consacrés par la Déclaration Universelle des droits de
l’Homme. »
Sur le Bahreïn :
« Nous rappelons l’importance de respecter la liberté de
manifester pacifiquement et la nécessité de ne pas recourir à un
usage excessif de la force. Plus que jamais, le dialogue nous
parait nécessaire pour restaurer durablement la confiance et
répondre aux attentes qui se sont exprimées. Nous souhaitons que
ce dialogue puisse rapidement s’engager et que toutes les
parties y contribuent de manière responsable et constructive. »
Aucune évocation des arrestations de responsables politiques,
des morts, ni, bien sûr, de l’intervention saoudienne.
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