Carnets du diplo
Le
Pakistan, l’armée et les islamistes
Alain Gresh
17 janvier 2008
Sur le site de l’International Herald Tribune (15 janvier),
une enquête fouillée sur les relations entre les services de
renseignement de l’armée pakistanaise et les islamistes
radicaux réalisée par Carolotta Gall et David Rohde (« Militant
groups slip from Pakistan’s control »).
« La principale agence de renseignement militaire
pakistanaise a perdu le contrôle d’un certain nombre de réseaux
de militants pakistanais qu’elle avait nourris depuis les années
1980, et elle subit les contrecoups de cette politique. C’est ce
qu’ont affirmé deux anciens responsables de cette agence
(Inter-Services Intelligence, ISI), ainsi que d’autres officiels
proches de ces activités. »
« Comme les militaires se sont retournés contre eux,
les groupes militants se sont révoltés contre leurs anciens
patrons. En alliance avec d’autres groupes extrémistes, ils se
sont attaqués aux forces de sécurité pakistanaises et ont aidé
à monter des attaques-suicide, y compris certaines dirigées
directement contre l’armée et les services de renseignement,
mais aussi contre des responsables politiques, peut-être même
Benazir Bhutto. »
Ces informations ont été fournies aux deux journalistes par
des officiels proches de l’Inter-Services Intelligence (ISI),
qui a joué un rôle central dans les années 1980 pour armer et
former les combattants du monde musulman qui allaient combattre
les Soviétiques.
« Les deux anciens responsables de haut rang des
services ont reconnu que, après le 11-Septmbre, quand le président
Musharraf s’est publiquement allié avec l’administration
Bush, l’ISI n’a pas pu contenir les militants qu’elle avait
alimentés depuis des décennies pour exercer une pression sur
l’Inde et l’Afghanistan. Après avoir contribué à développer
des convictions islamiques dures, l’ISI a dû lutter pour empêcher
cette idéologie de se répandre. »
« Un autre responsable a affirmé que des dizaines
d’officiers de l’ISI, qui avaient entraîné ces militants,
sont devenus des sympathisants de leur cause et ont dû être
chassés de l’agence. Il a affirmé que trois purges ont eu lieu
depuis la fin des années 1980, et ont même concerné trois
directeurs de l’ISI suspects de sympathies avec les militants. »
Notons que, à l’époque (surtout dans les années 1980),
cette politique était fortement encouragée par le président
Reagan, qui appelait au soutien des « combattants de la
liberté » en Afghanistan.
(...) « "Nous ne pouvions plus les contrôler",
affirme un ancien responsable du renseignement. "Nous les
avons endoctrinés et nous leur avons dit "vous irez au
paradis". Nous ne pouvions changer si brutalement. »
(...)
« Mais, selon certains responsables américains du
renseignement, Musharraf et l’ISI n’ont jamais complètement
abandonné leurs protégés militaires, et mènent, en fait, un
double jeu. Ils affirment que Musharraf coopère avec les services
de renseignement américains pour traquer les combattants américains
d’Al-Qaida, tout en gardant les commandants des taliban et les
militants du Cachemire en réserve. »
« Pour affaiblir les partis politiques d’opposition,
il courtise les conservateurs religieux. Et au lieu de les réprimer,
il adopte des demi-mesures. »
Sur les ambiguïtés de la politique pakistanaise, on peut lire
Syed Saleem Shahzad, « Al-Qaida
contre les talibans », Le Monde diplomatique,
juillet 2007.
(...)
« Au contraire, d’anciens responsables pakistanais
du renseignement affirment que Musharraf a ordonné une répression
contre tous les militants. Mais, disent-ils, cette politique n’a
pas été complètement suivie à cause des oppositions au sein du
gouvernement et de l’ISI. »
« Un ancien responsable pakistanais a dit que certains
officiels au gouvernement et dans l’ISI pensaient que les
militants devaient être tenus en réserve comme une
"assurance" pour le jour où les Américains et l’OTAN
abandonneraient la région et où le Pakistan en aurait besoin
comme d’un levier contre l’Inde. »
« "Nous avons une école de pensée qui est
favorable à ce que nous gardions ces capacités d’action",
confie un ancien responsable du renseignement. D’autres
responsables affirment que d’importants ministres et officiels
sympathisent avec les militants et les protègent. Mais d’autres
favorisent une telle retenue par peur des représailles que
pourraient exercer ces militants. »
« Quand des arrestations ont été ordonnées, la
police a parfois refusé d’agir jusqu’à ce qu’elle ait des
ordres écrits, car elle croyait que les militants disposaient,
comme avant, de la protection de l’ISI. »
Quoi qu’il en soit, il est peu probable que l’armée
abandonne le pouvoir, et son utilisation des services de
renseignement, ne serait-ce que pour préserver son pouvoir économique,
mis en lumière dans l’article de Ayesha Siddiqa, « Mainmise
des militaires sur les richesses du pays » (Le Monde
diplomatique, janvier 2008).
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