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Carnets du diplo
Le monde arabe, l’Occident
et la France
Alain Gresh
16 septembre 2007
Les 10 et 11 septembre s’est tenue à Toulouse l’Université
de la défense, organisée par les commission défense de l’Assemblée
nationale et du Sénat. Le lundi 10 septembre, au cours d’une
session plénière consacrée à une réflexion sur l’avenir de
la défense nationale et les nouvelles menaces, je suis intervenu
sur la manière dont le monde arabe pouvait percevoir l’Occident
et la France. Voici les notes qui ont servi pour mon intervention.
Il est toujours difficile de se décentrer et de tenter
d’adopter le point de vue de l’Autre. Il est encore plus
difficile de trouver ce point de vue « rationnel »,
c’est-à-dire répondant à une logique et au « fanatisme »
ou à la « haine ». Pour les responsables français,
cet exercice est encore plus difficile, puisque, volontairement,
ils se mettent un bandeau sur les yeux : la plupart des représentations
diplomatiques dans le monde arabe limitent (voire interdisent) les
contacts avec les forces d’opposition légales ou tolérées –
sans même parler de celles qui sont clandestines – notamment la
composante islamiste. Il est ironique de noter qu’aucun autre
pays européen, encore moins les Etats-Unis, ne s’imposent de
telles contraintes. Le discours que nous entendons sur le monde
arabe est donc limité à celui que nous tiennent des pouvoirs
disposant d’une légitimité souvent douteuse. Je voudrais faire
trois remarques générales sur la manière dont le monde arabe
perçoit les pays occidentaux.
1) Une volonté farouche d’indépendance
Partons d’un fait précis que rapporte le journaliste Tim
Pritchard, dans un article intitulé « When Iraq went wrong »,
publié dans International Herald Tribune, 6 décembre 2006. Il décrit
une bataille qui eut lieu à Nassiriya le 23 mars 2003, quatre
jours seulement après le déclenchement de l’invasion américaine
de l’Irak. Nassirirya est une ville chiite du sud du pays, une
ville qui s’était révoltée contre la dictature de Saddam
Hussein au lendemain de sa défaite au Koweït, en 1991. A la
suite de différentes erreurs tactiques, les combats entre les
forces américaines et des combattants irakiens vont durer
plusieurs jours et s’étendre à toute la ville et faire 18
morts parmi les Marines. Comme l’explique Tom Pritchard, les
combattants irakiens étaient « des fanatiques sunnites des
Fedayin de Saddam, ainsi que des combattants étrangers. Mais
aussi un nombre inconnu de ceux qui ont pris les armes étaient de
simples civils qui voulaient défendre leurs foyers contre des
envahisseurs étrangers ». L’incident est d’autant plus
significatif que la population n’avait aucune sympathie pour le
régime et aurait dû accueillir les « libérateurs »
avec des fleurs. Mais les habitants ne voulaient en aucun cas
passer sous le contrôle d’étrangers qui leur dicteraient leur
conduite. Ce que rappelle cet incident, comme l’enlisement américain
en Irak, c’est que le fait majeur de la seconde moitié du XXe
siècle fut l’effondrement de l’empire colonial,
l’affirmation de la volonté farouche des peuples à déterminer
eux-mêmes leurs propres affaires, leur rejet total de décennies
d’une occupation qui avait mis en cause les fondements même de
leur identité. Malgré tous les discours sur le retour de
l’empire – tenu notamment aux Etats-Unis –, aucune puissance
occidentale n’a plus les moyens de contrôler directement des
Etats étrangers, même quand ceux-ci sont faibles, encore moins
des populations. Ceci est d’autant plus vrai, que ces peuples
gardent dans leur esprit les brûlures des dominations du siècle
des empires. La leçon est donc claire : les interventions
militaires massives, la présence occidentale sur le terrain ne
sera jamais plus acceptée et suscitera toujours des résistances
d’autant plus puissantes que l’idée même de colonisation a
été discréditée et que personne là-bas n’y trouve des
« aspects positifs ».
2) Cette volonté d’indépendance s’appuie sur une nouvelle
réalité internationale
Cette volonté d’autonomie des peuples et des Etats
s’inscrit dans un contexte où la domination sans partage de
l’Occident – européenne depuis le début du XIXe siècle et
américaine ensuite – est en train de s’achever. Les années
1990 ont créé l’illusion d’une nouvelle ère de domination
marquée par la suprématie militaire et politique sans partage
des Etats-Unis et, sur le plan économique, par le « consensus
de Washington » défini par des institutions économiques
internationales FMI et Banque Mondiale (elles-mêmes contrôlées
par l’Occident). Dix ans plus tard, et sans surestimer les
changements (l’Occident reste un pôle majeur de la politique
internationale), les Etats-Unis montrent leur impuissance en Irak
ou en Afghanistan ; de nombreux pays d’Amérique latine ou
d’Asie ont abandonné leur coopération avec le FMI. Il est
significatif de penser que, dans quelques années, la Chine sera
le principal partenaire commercial de l’Egypte. La présence
chinoise en Afrique a suscité diverses critiques occidentales et
françaises ; la politique de Pékin serait « cynique »,
acceptant de traiter avec des régimes peu soucieux du respect des
droits de la personne – alors que ce respect est, chacun le
sait, au centre de la politique française au Gabon ou au
Cameroun. Quoiqu’on en pense, un Etat africain ou de ce que
l’on appelait le tiers-monde a désormais plus de possibilités
de trouver d’autres partenaires que l’Europe ou les Etats-Unis.
L’exemple de l’Iran et des sanctions contre ce pays est
significatif : même si celles-ci ont un effet non négligeable
en matière de technologie, elles n’affectent pas le commerce de
l’Iran qui remplace l’Allemagne ou l’Italie par la Chine et
l’Inde.
3) La France
Au début du mois d’août 2007, la télévision Al-Jazirah, a
interrogé ses auditeurs : la France est-elle l’amie ou
l’ennemie des Arabes ? 20 000 téléspectateurs ont répondu :
85,9% ont affirmé que la France n’était pas l’amie des
Arabes et 14,1% qu’elle l’était. Si ce tournant dans le
regard sur la France remonte aux années 2005-2006 (avec une
politique française au Liban et en Iran perçue de plus en plus
comme à la traîne des Etats-Unis), il s’est incontestablement
accéléré avec le départ de Jacques Chirac et l’accession de
Nicolas Sarkozy à la présidence. Il suffit, pour s’en
convaincre, de lire la presse arabe. Nous pouvons facilement
minimiser ces résultats, mépriser « la rue arabe »,
se conforter dans des dialogues avec des pouvoirs peu représentatifs.
Mais la question mérite d’être posée : quelles sont les
conséquences de la fin de l’exception française, qui a marqué
la place particulière de ce pays sur la scène proche-orientale ?
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