Opinion
Quand Naji
rêvait du « réveil arabe »
Alain Gresh
Jeudi 16 juin 2011
Handala,
le petit personnage créé par le
caricaturiste Naji al-Ali, est l’une des
figures les plus connues du monde arabe.
Plus que tout autre, depuis des
décennies, il symbolise le citoyen mis à
l’écart par des pouvoirs dictatoriaux et
dont les aspirations ont suscité la
révolte actuelle. C’est donc une
heureuse initiative que, pour la
première fois en français, soit publié
un recueil de ses dessins, sous le titre
Le Livre de
Handala.
J’en ai écrit la postface, que vous
trouverez ci-dessous.
Quelque part là-haut, assis sur un
nuage, Naji al-Ali doit regarder ce qui
se passe en bas avec une pointe
d’amusement, un sourire en coin et,
surtout, une infinie satisfaction : tous
les maux qu’il avait dénoncés avec
férocité, toutes les oppressions du
monde arabe sont désormais dénoncés par
des centaines de milliers de
manifestants, du Maroc à l’Irak, de la
Tunisie à Bahreïn. Bien sûr, il n’est
pas dupe. Il sait que la lutte n’est pas
terminée, que les tyrans ont plus d’un
char dans leur sac, que la Palestine ne
sera pas libérée demain. Mais, pour
quelques instants, comme nous, il
savoure l’instant présent, les succès
incontestables déjà obtenus.
Un dessin de juillet 1980 montre une
affiche sur un mur, surmontée de cette
injonction, « Wanted ! » : celui qui est
recherché n’est pas un simple criminel
ou un vulgaire assassin, mais l’ennemi
public n° 1 de tous les régimes, le
peuple. C’est lui le vrai coupable,
c’est lui qu’il faut enfermer, c’est lui
qu’il faut punir. C’est cette
humiliation permanente, ce mépris
profond des dirigeants pour leurs
peuples comme pour les individus qui le
composent, qui a été à l’origine de la
révolte de 2011.
On ne sait jamais pourquoi les
révolutions éclatent à tel moment plutôt
qu’à tel autre. L’étincelle qui, pour
paraphraser la formule de Mao Zedong, a
mis le feu à la plaine en Tunisie est
pourtant emblématique de cette
insupportable humiliation. Un jeune,
titulaire d’un baccalauréat, ne trouvant
pas de travail, devient marchand des
quatre saisons. Harcelé sans arrêt par
la police, il voit, un jour de décembre
2010, sa marchandise confisquée ;
désespéré, il se suicide. Il mourra le
4 janvier 2011. Mohamed Bouazizi n’est
pas un militant politique, un opposant,
mais un homme ordinaire qui cherche
comme des centaines de milliers d’autres
à gagner sa vie. Il subit l’arbitraire,
comme tous les Tunisiens. Tel commerçant
veut-il étendre son magasin, il doit
payer un pot-de-vin au fonctionnaire du
parti unique, le Rassemblement
constitutionnel démocratique (RCD) ; tel
homme d’affaires veut-il une licence
d’exportation, il doit aussi payer une
dîme ; tel citoyen veut-il le
renouvellement d’une carte d’identité,
nouvelle taxe. Et malheur à celui qui
refuse… Et ne parlons pas de ceux qui
s’opposent au régime : dans les années
2000 croupissent dans les prisons des
milliers de prisonniers politiques, pour
la plupart islamistes, battus, torturés,
assassinés. Et la presse unanime chante
les louanges du président et de sa
femme…
En Egypte, c’est une autre « affaire
policière » qui déclenche le mouvement.
Le 6 juin 2010, un jeune blogueur
d’Alexandrie, qui avait dénoncé deux
policiers se partageant de la drogue,
est arrêté ; il décédera au
commissariat. Une page Facebook est
créée à son nom pour dénoncer les
brutalités policières, une pratique
pourtant « banale ». Cet arbitraire
total qui rend chaque citoyen vulnérable
est une caractéristique commune de tous
les pays arabes. Les moukhabarat, la
police secrète honnie, déployaient leur
toute-puissance : il n’était pas rare
que des personnes arrêtées soient
maltraitées, torturées ou tuées, parfois
pour des raisons politiques, souvent
sans aucune raison. La publication en
janvier 2011 par WikiLeaks des
télégrammes en provenance de l’ambassade
américaine au Caire ont confirmé la
réalité de ces pratiques, qui
n’empêchaient pas les Etats-Unis ou
l’Union européenne de saluer ce fidèle
allié de l’Occident.
Présent jusque dans la vie
quotidienne, cet arbitraire sans limite,
qui mettait les citoyens à la merci des
forces de l’ordre ou de fonctionnaires
corrompus, a servi de détonateur à la
révolte de 2011. En finir avec ces
humiliations, retrouver une dignité
bafouée, telle est l’aspiration des
manifestants, du Caire à Tunis. C’est ce
cri de « karama », de « dignité », qui a
servi de ciment aux revendications de
toutes les couches de la société. La
peur a désormais disparu et, quels que
soient les aléas du mouvement – et il
est évident qu’il y aura des avancées et
des reculs –, ce qui s’est passé est
désormais irréversible. « Quand une fois
la liberté a explosé dans une âme
d’homme, les dieux ne peuvent plus rien
contre cet homme-là » (Jean-Paul Sartre,
Les Mouches).
Dans une autre série de dessins, Naji
met en scène quelques dirigeants arabes
se partageant les richesses et privant
leur population du minimum nécessaire à
la survie. Quand il publie ces dessins,
dans les années 1970 et 1980, il dénonce
notamment l’accaparement des richesses
pétrolières. Naji n’a pas connu le pire,
les années 1990 et 2000. C’est le
démantèlement de l’Etat, né des
indépendances, qui avait assuré à ses
citoyens un minimum de protection, une
certaine couverture sociale, un accès à
l’enseignement. Il se délite sous les
coups de boutoir des politiques
néolibérales, de la corruption et de la
mondialisation.
La libéralisation entamée dans les
années 1990 s’est accompagnée du bradage
des entreprises d’Etat,
d’enrichissements personnels fabuleux,
d’une incroyable prédation des richesses
nationales – la fortune des familles de
Ben Ali et de Moubarak est évaluée à
plusieurs dizaines de milliards de
dollars (le produit national brut de la
Tunisie dépasse à peine 70 milliards de
dollars). Célébrés par les rapports
élogieux des organisations financières
internationales, les chiffres de
croissance affichés par les champions du
libéralisme économique – Le Caire, Tunis
ou Amman – masquaient mal une pauvreté
grandissante et des inégalités
abyssales. Dénoncer ce fabuleux écart
entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en
bas » aurait certainement fait les
délices de Naji. Depuis plusieurs
années, des mouvements sociaux avaient
éclaté en Egypte – grèves ouvrières et
luttes paysannes, notamment – comme en
Tunisie (Gafsa), en Jordanie ou au
Yémen. Mais jamais encore ne s’était
exprimée ouvertement et massivement
cette volonté de transformation
politique. L’exemple tunisien a fait
sauter un verrou en rendant possible
l’impensable : la chute, en quelques
semaines, d’un dictateur sous les coups
de boutoir d’une révolte populaire.
Pour une fois, Handala aurait pu se
réjouir. Naji al-Ali a vécu à une époque
charnière dans le monde arabe, celle de
la vague révolutionnaire qui a suivi la
défaite de la Palestine en 1948 et la
renaissance arabe, puis de sa défaite en
juin 1967. Cette vague a été marquée par
la prise du pouvoir au Caire, le
23 juillet 1952, par des « officiers
libres » dirigés par Gamal Abdel Nasser
– il a alors 16 ans. Plusieurs
événements ponctuent cette période : la
révolution algérienne, déclenchée le
1er novembre 1954 ; l’accession du Maroc
et de la Tunisie à l’indépendance ; de
puissantes manifestations contre le
régime du roi Hussein en Jordanie ; des
mouvements sociaux et des tentatives de
coups d’Etat en Arabie Saoudite. A
partir du Caire, la radio La Voix des
Arabes galvanise ces mouvements, qui
débouchent en 1958 sur la création de la
République arabe unie (RAU), regroupant
l’Egypte et la Syrie. Puis, le
14 juillet, des officiers renversent la
monarchie irakienne. En 1962, le même
scénario qu’en Irak se déroule au Yémen,
tandis que s’intensifie la lutte contre
les Britanniques autour d’Aden et de ce
qui deviendra le Yémen du Sud. En 1964
naît à Jérusalem l’Organisation de
libération de la Palestine (OLP), tandis
que le Fatah lance sa première opération
armée contre Israël le 1er janvier 1965.
Cette vague s’accompagne d’une
volonté de récupérer les richesses
nationales, contrôlées par l’étranger.
Nasser nationalise la Compagnie du canal
de Suez en juillet 1956 ; si la
tentative de prise du contrôle du
pétrole par le pouvoir de Mossadegh en
Iran a échoué à la suite de son
renversement en 1953 par un coup d’Etat
orchestré par Washington et Londres, la
revendication du contrôle de l’or noir
s’étend et se renforce. Cette vague,
profondément nationaliste, va se heurter
à un rejet non seulement des puissances
coloniales traditionnelles, mais des
Etats-Unis, qui, certes, ne sont pas
mécontents des difficultés françaises ou
britanniques, mais n’acceptent pas la
volonté d’indépendance des nouveaux
régimes et, surtout, leur refus de
s’engager dans des pactes
antisoviétiques. Malgré certaines
fluctuations, Washington va combattre
ces aspirations et devenir la cible des
nationalistes, qui se rapprochent de
Moscou. Des études historiques ont
montré à la fois cette crainte
permanente de l’Union soviétique de la
part des Occidentaux, qui voient partout
au Proche-Orient la « main de Moscou »,
et le peu de réalité d’une telle peur,
dont les conséquences seront pourtant
désastreuses, car elle amènera les
Occidentaux à tout faire pour affaiblir
les mouvements nationalistes, y compris
en aidant les mouvements islamistes les
plus réactionnaires. Cette vague, nous
l’avons dit, se brisera sur la guerre de
juin 1967 et la défaite des armées
arabes face à Israël. Les raisons de cet
échec sont multiples : interventions
occidentales ; incapacité des nouveaux
régimes à engager leur pays sur la voie
du développement économique ;
autoritarisme grandissant au nom de la
dénonciation de la « démocratie
parlementaire », qui s’accompagne d’une
mise au pas des syndicats, d’un système
de parti unique, de limitations
grandissantes de la liberté
d’expression. Naji al-Ali a alors 31 ans
et, comme tous ceux de sa génération, il
en est profondément affecté. Ses dessins
montrent son ralliement à la résistance
palestinienne, à la lutte armée, non
seulement pour libérer la Palestine,
mais aussi pour libérer le monde arabe.
Ce n’est pas seulement parce qu’il en
est originaire que Naji accorde une
importance centrale à la Palestine. Pour
toute la génération arabe de
l’après-1967, elle n’est pas seulement
une cause juste à défendre, mais aussi
une cause qui peut servir à la
libération de toute la région, à sa
transformation. Naji déchantera assez
vite, en voyant à la fois la manière
dont les régimes arabes, qui craignent
plus leurs propres peuples que leurs
ennemis déclarés, utilisent cette cause
pour brider les libertés et les droits
individuels tout en collaborant avec les
Etats-Unis, ennemi numéro un des peuples
arabes. Lors de la guerre du Liban de
1982, il restera à Beyrouth sous les
bombes, ne doutant jamais de la victoire
que symbolise son personnage Handala,
qui, pour une fois, est présenté de
face, agitant deux drapeaux, l’un
palestinien, l’autre libanais.
Très critique de la direction
palestinienne, et notamment de Yasser
Arafat, Naji aura eu au moins la joie
d’assister aux premiers mois de
l’Intifada, qui éclate à Gaza en
décembre 1986 avant de s’étendre à toute
la Cisjordanie et à Jérusalem-Est,
préfigurant avec vingt-cinq ans
d’avance, les formes du soulèvement des
peuples arabes en 2011. Naji aurait
sûrement vu dans la chute de Hosni
Moubarak un immense espoir, non
seulement pour le peuple égyptien, mais
pour faire avancer la cause
palestinienne. Aucun dirigeant arabe
n’avait mieux servi les intérêts
israéliens et américains, aucun n’avait
porté un tel tort à la cause
palestinienne.
S’il est encore un peu tôt pour
dessiner les contours de la future
politique extérieure égyptienne, tous
les observateurs admettent que la
Maison-Blanche a perdu un allié fidèle,
un ami loyal sur lequel, avec Israël,
reposait sa stratégie régionale depuis
trente ans − l’Egypte participa
notamment à la guerre contre l’Irak
(1990-1991). Ces dernières années,
M. Hosni Moubarak avait pris la tête de
la croisade contre la « menace
iranienne » ; il avait réussi à
entretenir l’illusion d’un « processus
de paix », faisant pression sur
l’Autorité palestinienne pour qu’elle
poursuive les négociations, accueillant
régulièrement à Charm el-Cheikh des
dirigeants israéliens dont tout
confirmait qu’ils ne souhaitaient aucun
accord de paix ; il avait participé au
blocus de Gaza et contribué à faire
échouer toutes les tentatives de
réconciliation entre le Hamas et le
Fatah, même celle qui avait été négociée
par un autre pays « modéré », l’Arabie
Saoudite (accords de La Mecque, février
2007).
Durant le soulèvement de cet hiver,
quelques manifestants brandissaient des
pancartes en hébreu affirmant qu’il
s’agissait de la seule langue comprise
par M. Moubarak : celle des dirigeants
israéliens. Le Conseil suprême des
forces armées, qui exerce pour l’instant
le pouvoir au Caire, a tenu à rassurer
Washington et Tel-Aviv en confirmant que
le pays respecterait ses engagements
internationaux − une référence aux
accords de Camp David (1978) et à la
paix israélo-égyptienne signée en 1979.
Mais on a pu déjà mesurer le changement
sur le dossier palestinien : non
seulement le Premier ministre égyptien a
confirmé que son pays lèverait
rapidement le blocus de Gaza, mais Le
Caire a joué un rôle majeur dans la
réconciliation entre le Fatah et le
Hamas. Que cette décision ait été prise
au moment où s’esquisse un rapprochement
entre Téhéran et Le Caire est
significatif.
Naji al-Ali a été assassiné le
22 juillet 1987 à Londres. Les
commanditaires du meurtre ne seront
jamais retrouvés. Il se serait sans
aucun doute réjoui de l’extension des
Intifada à tout le monde arabe, même si
le chemin est encore long pour une
libération réelle. Les tâches à
accomplir sont gigantesques, les
contradictions entre les forces qui ont
conduit le mouvement (notamment sur la
question sociale) restent profondes. Nul
ne peut sous-estimer les résistances des
pouvoirs établis ni les retours en
arrière possibles. Mais une page est
désormais tournée, les peuples arabes
sont devenus à nouveau des acteurs de
leur destin. Et les dessins de Naji
al-Ali les accompagneront sur le chemin
qui reste à parcourir.
Paris, mai 2011.
Le Livre de Handala, préfacé
par Plantu, est disponible sur Internet.
Mais, surtout, n’hésitez pas à le
commander : Scribest Publications,
BP 10077, Hoenheim, F-67802 Bischheim
Cedex. 15 euros.
Une pièce de théâtre inspirée de ses
dessins est en tournée en France ;
première ce soir à Juvisy.
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