Opinion
Comment
l'Orient et les Arabes ont découvert
l'Europe
Alain Gresh
Alain
Gresh
Lundi 15 août 2011
Imaginons deux figures aux deux bouts
du spectre Orient-Occident, un empereur
romain et un calife arabe. Rien ne
semble plus différent. Et pourtant, le
premier était le fils d’un cheikh arabe
d’une ville syrienne jouxtant le désert,
le second avait les yeux bleus et les
cheveux blonds. Le premier était
l’empereur romain Philippe, dit l’Arabe,
qui régna au IIIe siècle et célébra le
millénaire de Rome, le second le calife
Abderrahman III, souverain de
l’Andalousie à son apogée, au Xe siècle.
Ainsi commence le livre de Warwick
Ball,
Out of Arabia. Phoenicians, Arabs and
the Discovery of Europe (Olive
Branch Press, 2010), premier volume
d’une série de quatre ouvrages qui se
fixe comme objectif d’étudier
l’influence des cultures qui se situent
en dehors du Vieux Continent sur
l’histoire et la culture européenne. Le
second volume, One World, Persian
Civilisation and the West, sort cet
été. L’auteur est un archéologue et les
découvertes archéologiques tiennent une
grande place dans ses démonstrations.
Ce travail est important au moment où
quelques historiens mettent leur
savoir au service de l’islamophobie et
tentent de dresser une ligne de fracture
quasi-philosophique entre Orient et
Occident. Heureusement, ils sont
combattus par
nombre de leurs collègues. Il ne
s’agit pas pour Ball de montrer que
l’Occident doit tout à l’Orient, mais
que l’histoire de ces régions du monde
ne peut être vue que dans leurs
relations et leurs influences
réciproques.
Warwick Ball commence en étudiant
l’émergence de l’empire phénicien.
Comme on le sait, le terme « Europe »
fait référence à une princesse
phénicienne enlevée par Zeus et violée.
C’est bien sûr un mythe, mais ce qui ne
l’est pas, c’est la colonisation de
l’Europe par les Phéniciens et les
origines phéniciennes de l’alphabet
grec. Et aussi bien les Grecs que les
Romains étaient conscients de cette
origine asiatique (Rome aurait été
fondée par Enée fuyant Troie). Les
Phéniciens ont créé le premier grand
empire colonial en Méditerranée et sur
les rives de l’Atlantique.
La patrie originelle des Phéniciens
est le littoral du Levant, correspondant
au Liban et en partie à la Syrie et
Israël. Ils ont inventé la science de la
navigation et de l’astronomie. C’est
vers 1050 avant J.-C. qu’émergent de
nouvelles cités, Byblos, Sidon, Tyr,
Arvad, qui vont lancer la colonisation
vers l’ouest. Des expéditions de Tyr
atteignent l’Espagne et les rivages
atlantiques de ce qui sera le Maroc ;
une deuxième vague de colonisation
autour du IX-Xe siècle, avec la
fondation de Carthage. Au VIIe siècle,
ils s’aventurent au-delà du détroit de
Gibraltar, ils fondent Lixus (l’actuelle
Larache, au Maroc) sur la côté
atlantique. Ils vont atteindre les
Açores et les îles Canaries. En 596, les
Phéniciens réalisent la circumnavigation
de l’Afrique. La Méditerranée devient un
lac phénicien et leur avance préfigure
celle des Arabes avec l’expansion de
l’islam.
La destruction de Carthage par Rome
date de 146, et elle marqua la fin de la
domination phénicienne, qui avait duré
un demi-millénaire. Mais cette
domination avait déjà profondément
modifié le paysage européen. Et ce sont
les Phéniciens qui ont ainsi déplacé le
centre de la civilisation de l’Est à
l’Ouest. C’est en poursuivant Hannibal
que, pour la première fois, une armée
romaine puissante conduite par Scipion
s’engagea en Asie. D’autre part, durant
la fin du IIe siècle de notre ère, une
nouvelle dynastie s’imposa à Rome, celle
de Septime Severe, un membre d’une
famille phénicienne.
La politique coloniale de Tyr ne fut
dictée par aucun projet particulier, ne
fut jamais « centralisée ». Mais,
pendant près de mille ans, les
Phéniciens ont colonisé l’Europe et la
Méditerranée. Ils ont civilisé en
premier lieu l’Espagne, une terre
développée (ce que n’étaient ni la Gaule
ni la Grande-Bretagne) quand elle sera
conquise par les Romains ; c’est à cette
tradition que l’Espagne devra son
expansion ultérieure vers l’Ouest et la
découverte des Amériques. Ce sont aussi
les Phéniciens qui sont les inventeurs,
bien avant les Grecs, des cités
« planifiées ». L’héritage intellectuel
n’est pas moins important et les
historiens et géographes de Grèce ou
d’Alexandrie ont reconnu leur dette
envers les travaux phéniciens (qui ne
nous sont pas parvenus, car consignés
sur papyrus). La création par Septimus
Severe d’une école de loi à Beyrouth
doit beaucoup à l’héritage phénicien ;
elle est à l’origine de la jurisprudence
romaine, donc européenne – traité de
Justinien. Enfin, les Phéniciens ont
légué le premier alphabet en 1600,
abandonnant le système de
« hiéroglyphes » qui mêlait signes,
sons, symboles. Et c’est des Phéniciens
que les Grecs ont tiré leur alphabet.
L’auteur s’intéresse ensuite à
l’émergence des Arabes en Méditerranée,
qui date de bien avant l’islam et
comprend une part de civilisation
urbaine (elle ne se réduit donc pas aux
Bédouins). Sans même évoquer les
royaumes de l’Arabie du Sud, ceux du
nord, Emesa (la Homs moderne), Nabatea
et Palmyre sont incontestablement des
royaumes arabes. Leur origine remonte à
la période hellénique. L’effondrement de
Palmyre au IIIe siècle met fin aux Etats
arabes indépendants. Mais, dans les
siècles qui suivent, se créent des
grandes confédérations tribales arabes
sous l’égide de Rome (puis Byzance) ou
de la Perse dans les zones-tampons et
les Ghassanides, la plus importante
confédération arabe, se mettra au
service de Constantinople, face à
l’empire perse. Les Ghassan seront
soumis aux musulmans à la bataille de
Yarmouk en 637. Dès le temps des
Ghassanides, les Arabes sont devenus un
facteur important de l’histoire du
Proche-Orient et le monothéisme un
élément important de leur culture.
Il évoque ensuite la dynastie romaine
des Severe, la dynastie qui connut la
plus grande réussite depuis celle des
Julio-Claudius ; son fondateur était né
en Afrique du Nord, dans une colonies
phénicienne Leptis, plus tournée vers
Tyr que vers Rome. Il devint officier
envoyé en Syrie en 180. Il se maria en
183 à Julia Domna dont on dit qu’elle
était une princesse d’Emesa (Homs) et
liée aux grandes familles d’origine
phénicienne. Il deviendra empereur en
193 et règnera avec sa femme (et puis
son fils Caracalla). Ce fut elle sans
doute plutôt que Caracalla qui fut à
l’origine du décret de 212 étendant la
citoyenneté romaine à tous les libres
citoyens de l’empire. Elle jouera un
rôle central et les preuves abondent que
les femmes occupaient une place plus
grande en Arabie qu’à Rome ou en Grèce.
Un autre empereur arabe fut Philippe
l’Arabe, originaire d’une ville du sud
de la Syrie, qui régna à partir de 244
pendant cinq ans. Ce fut un règne court
mais important : il célébra le
millénaire de la fondation de Rome ;
d’autre part, il fut le premier empereur
chrétien avant Constantin. On comptait,
avant la conquête musulmane, des
colonies arabes jusqu’en Espagne, mais
aussi en France.
Sans développer tous les thèmes de
l’auteur, il en est un qui semble
particulièrement nouveau : l’impact des
religions arabes d’avant l’islam sur le
christianisme. Selon Ball, cette
religion non seulement n’est pas
européenne, mais elle est complètement
étrangère à l’esprit occidental.
D’abord, l’idée de « ville sainte »
était une partie de la réalité en
Orient, les villes s’identifiant au
culte d’un dieu dominant (on n’est pas
loin du monothéisme) ; elles étaient
aussi des lieux de pèlerinage régulier
(comme La Mecque). Une des contributions
majeures du christianisme fut la notion
de « congrégation » (« the most
revolutionary concept that Christianity
brought to the West after the concept of
monotheism », p. 88), l’idée que la
communauté se réunissait certains jours
dans son ensemble pour célébrer le
culte, alors qu’à Rome le culte païen se
faisait pour l’essentiel chez soi. Et
les temples étaient bâtis pour répondre
à cet objectif. A cela s’ajoute une
conception « abstraite » de la déité.
Les pierres (baetyls) étaient souvent
l’objet du culte (pierre noire à Emesse
ou dans certains temples phéniciens).
Quand les Romains pénétrèrent dans les
temples orientaux, ils furent souvent
étonnés par l’absence de
représentations, eux qui donnaient
figure à chacun de leurs dieux. On peut
trouver ainsi des motifs cubiques à
Pétra et les cubes abstraits et sacrés
pouvaient faire l’objet d’un culte,
comme à La Mecque.
Autre idée orientale, celle de la
renaissance et de la résurrection,
particulièrement prégnante dans la
religion phénicienne. Un culte pratiqué
dans la cité d’Edesse, et qui devint
largement répandu dans la Syrie du Nord,
était celui de la vierge mère et de
l’enfant. « Thus, long before
Christianity had supplanted paganism in
the Semitic Near East, many of the
elements of Christian belief were
already in place. » (p. 90). De
nombreux éléments de ces cultes
pénétrèrent à Rome, bien avant le
christianisme, notamment à travers
Septimus Severe et sa dynastie.
Le christianisme, bien qu’il ait un
arrière-plan oriental, sera dominé par
un peuple de tradition intellectuelle
très différente, les Grecs. Pour eux,
tout devait être expliqué, et notamment
la nature du Christ. D’où les schismes
et les persécutions contre les Arabes
chrétiens par Byzance, sous prétexte
qu’ils étaient monophysites (qu’ils ne
croyaient qu’à la nature divine du
Christ).
En conclusion, écrit l’auteur, et
contrairement à l’idée reçue selon
laquelle le monde musulman n’a jamais
regardé vers l’extérieur, c’est un des
commandements de l’islam de voyager,
notamment à travers le hajj (pélerinage).
Mais, jusqu’à la Renaissance, l’Europe
n’est pour l’essentiel (à part
l’Espagne) pas un lieu de destination,
elle est une terre plutôt à l’écart de
la civilisation. « Perhaps the idea
that the Arabs contributed most was the
idea of universalism, of universal
inquiry. » (p. 188)
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