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Carnets du diplo

La « Libération » de l'Irak

Alain Gresh

14 octobre 2007

Il est, de temps en temps, nécessaire de remonter le temps. Pour les médias, une nouvelle chasse l’autre et il est rare que l’on relise ce que la presse écrivait un, deux ou cinq ans auparavant. Au printemps 2003, alors que les blindés américains entraient presque sans coup férir en Irak, certains commentateurs appelaient déjà la France à « tourner la page », à se rallier aux vainqueurs. Pourtant, comme le prouve l’article ci-dessous, tout, au contraire, prouvait que la « libération » était factice, que se mettaient déjà en place les ingrédients d’une guerre longue et sans merci. A l’époque, Paris résista aux appels à « tourner la page », à revenir sur son opposition à la guerre. Quatre ans et quelque plus tard, alors que Bernard Kouchner s’est rendu à Bagdad pour « tourner la page », qu’il attribue la dégradation de la situation aux ingérences iraniennes, il est bon de rappeler que la première condition à toute sortie de crise en Irak est le départ des troupes américains.

L’article publié ci-dessous est tiré du cédérom du Monde diplomatique ; et je vous rappelle, pour l’occasion, que seule l’existence du mensuel papier, vendu en kiosque ou par abonnement, et de son cédérom, permet à notre mensuel d’offrir un site Internet gratuit)

« Crimes et mensonges d’une "libération" », par Alain Gresh, Le Monde diplomatique, mai 2003.

Ralliez-vous aux conquérants ! Marginalisées jusque-là par la vague de fond de l’opinion européenne hostile à une aventure irakienne, quelques voix exhortent désormais le « camp de la paix », dont l’entrée des troupes américaines à Bagdad aurait signé la déroute, à confesser ses fourvoiements. En campant sur ses positions, Paris risquerait de s’isoler, et les entreprises françaises d’être exclues des contrats de reconstruction, voire boycottées aux Etats-Unis. La soumission serait la seule issue honorable. Peu importe que la guerre ait été une violation flagrante du droit international, déclenchée sans l’aval des Nations unies, la force a tranché, volons au secours de la victoire !

L’entrée des blindés américains dans Bagdad devrait-elle amener à modifier les analyses qui prévalaient avant le 20 mars 2003, date du déclenchement de l’agression ? Qui pouvait douter que les Etats-Unis, qui dilapident plus de 45 % des dépenses mondiales d’armement, écraseraient l’Irak, épuisé par une douzaine d’années d’embargo, désarmé par les Nations unies et qui consacre à sa défense deux millièmes des sommes que Washington attribue à la sienne ? La disproportion des moyens éclate de manière tragique dans les bilans : les Etats-Unis ont perdu 125 soldats et la Grande-Bretagne 30. La plupart des analystes s’accordent sur la mort de dizaines de milliers de soldats irakiens, de 2 000 à 3 000 ont été abattus en une seule journée à Bagdad. Cette victoire s’apparente plus au tir aux pigeons qu’à une geste héroïque.

A Nadjaf, raconte le lieutenant-colonel Woody Radcliff, les combattants irakiens sortaient d’une usine et, « vague après vague, ils venaient vers nos troupes avec des AK-47 et ils étaient tous tués. Le commandant a dit : "Ce n’est pas juste, c’est fou. Frappons le bâtiment avec un soutien aérien rapproché et liquidons-les tous d’un coup" ». Un soldat commente : « Je n’ai pas de meilleur mot, mais je me sens presque responsable du massacre. Nous avons sacrifié un tas de gens, et je me demande combien étaient innocents. On est moins fier. Nous avons gagné, mais à quel prix (1) ? »

Voici revenu le « temps béni des colonies », quand les « civilisés » écrasaient les « barbares ». En 1898, à Omdourman, au Soudan, les troupes britanniques, aidées de supplétifs égyptiens, affrontaient les insurgés qui s’étaient libérés de la tutelle étrangère. Onze mille Soudanais furent exterminés, alors que les troupes anglo-égyptiennes - personne n’aurait osé parler de « coalition » - ne perdirent que 48 hommes. Mais, si l’empire britannique affirmait vouloir rétablir l’ordre, au moins ne prétendait-il pas exporter la démocratie ; il n’avait pas non plus le ridicule d’invoquer les périls que les guerriers soudanais faisaient peser sur Londres...

La guerre contre l’Irak a été courte, mais sûrement pas joyeuse. Il est encore trop tôt pour dresser un bilan des pertes civiles - 2 000 cadavres ont été « recensés », mais combien gisent sous des décombres ? Par-delà l’utilisation d’armes à uranium appauvri - dont les effets se feront sentir durant des décennies, comme les défoliants utilisés par les Etats-Unis contre les forêts du Vietnam continuent de faire d’innombrables victimes -, par-delà le largage de bombes à fragmentation en zone urbaine, le comportement des marines a montré le visage grimaçant de la « civilisation ».

Nous sommes le 7 avril. Le troisième bataillon du 4e régiment de marines arrive à la périphérie de Bagdad. Le photographe Laurent Van der Stockt, « journaliste embarqué », raconte : « Une petite camionnette bleue se dirige vers le convoi. Trois tirs de sommation, pas très ajustés, devraient la faire s’arrêter. La voiture continue de rouler, fait demi-tour, se met à l’abri, revient doucement. Les marines tirent. C’est confus, ils tirent finalement de toute part. (...) Deux hommes, une femme, viennent d’être criblés de balles. C’était ça, la menace. Une deuxième voiture arrive, le scénario se répète. Les passagers sont tués net. Un grand-père marche lentement avec sa canne, sur le trottoir. Ils le tuent aussi. » Et le journaliste résume : « J’ai vu directement une quinzaine de civils tués en deux jours. Je connais assez la guerre pour savoir qu’elle est toujours sale, que les civils sont toujours les premières victimes. Mais comme ça, c’est absurde (2). » Ce n’est pas absurde, ce sont des crimes de guerre...

Mais les nombreuses victimes ne sont-elles pas le prix de la « libération » de l’Irak ? Il est sûr que les Irakiens sont soulagés de la fin de la dictature de Saddam Hussein, la plus sanguinaire de la région. D’autant que, pour eux, le 20 mars n’a été qu’une étape d’une guerre sans fin qui, depuis 1991, les martyrise : bombardements permanents et sanctions meurtrières, avec leur cortège de morts, de privations, de désespoir (3). Ils aspiraient à la fin de ce cauchemar, à réintégrer un monde « normal ». Pourtant, la violence des bombardements, qui ont laminé des infrastructures déjà fragiles, et le comportement des troupes américaines ont avivé inquiétudes et interrogations : sur les intentions de Washington, sur les risques de chaos, sur les menaces d’affrontements confessionnels... Nulle part les « libérateurs » n’ont été accueillis triomphalement...

A tel point que le Pentagone a dû organiser un coup médiatique : la destruction de la statue de Saddam Hussein au coeur de la capitale, le 9 avril 2003. Ces images ont fait le tour du monde, malgré le petit couac de la bannière étoilée couvrant la tête du dictateur, rapidement remplacée par le drapeau irakien. Emu, M. Donald Rumsfeld, ministre de la défense américain, proclama que cela lui rappelait la chute du mur de Berlin ! Il oubliait de préciser que le déboulonnage de Saddam Hussein avait été effectué par les forces américaines en présence d’une foule d’Irakiens qui ne dépassait pas... la centaine, moins que les journalistes présents pour immortaliser ces minutes... Ces images de l’immense place de Bagdad vide à l’exception des chars qui en gardaient l’entrée, qui les a montrées ?...

La « joie spontanée » du peuple irakien devait pourtant camoufler l’effondrement des raisons invoquées par Washington pour déclencher son agression. Durant des mois, l’administration américaine avait fait de la recherche des armes de destruction massive l’étendard de sa croisade contre Bagdad. Celles-ci, camouflées, menaçaient directement le coeur des Etats-Unis. Et les preuves abondaient. Ainsi, le président Bush expliqua, dans son discours sur l’état de l’Union du 28 janvier 2003, que l’Irak avait tenté d’acheter 500 tonnes d’oxyde d’uranium au Niger, pouvant servir dans la fabrication de l’arme atomique. Le secrétaire d’Etat Colin Powell remit des documents à l’Organisation des Nations unies (ONU) pour étayer ces accusations.

Le 7 mars, tout cet édifice s’effondrait. Le directeur général de l’Agence internationale pour l’énergie atomique, Mohamed ElBaradei, annonçait que les dossiers remis contenaient de grossières falsifications... Engagés depuis 1997 dans des campagnes de désinformation sur l’Irak, les services secrets britanniques sont à l’origine de ces faux (4). Qu’importe ! Les médias américains mentionneront à peine ces démentis, et plus de 40 % des Américains restaient convaincus, à la veille du conflit, que Bagdad possédait l’arme nucléaire... Quand Washington aidait Saddam Hussein

L’armée irakienne n’a utilisé ni armes chimiques ni armes bactériologiques durant les hostilités, alors même que le régime approchait de sa fin ; les troupes américaines n’ont, pour l’instant, rien trouvé qui suffise à justifier une guerre et ses dizaines de milliers de victimes. Et Washington s’oppose au retour des inspecteurs de l’ONU en Irak, pourtant légalement nécessaire à toute levée des sanctions. Sans doute le président Bush compte-t-il, une nouvelle fois, sur M. Blair pour lui rendre le service de fabriquer, dans le huis clos de la coalition, de nouvelles « preuves »...

Les liens entre Al-Qaida, l’organisation de M. Oussama Ben Laden, et le régime irakien ont servi à inscrire la campagne d’Irak dans la « guerre contre le terrorisme ». La CIA elle-même n’y croyait pas, mais 44 % des Américains estiment que certains ou la plupart des pirates de l’air du 11 septembre 2001 étaient irakiens ; et 45 % affirment que Saddam Hussein était personnellement impliqué dans ces attaques (5). Ces sondages confirment que, même dans une société ouverte, la manipulation relayée par les grands médias peut totalement fausser le débat et vider la démocratie de son sens.

Il existe effectivement un point commun entre M. Oussama Ben Laden et l’ancien président Saddam Hussein, un lien que les Irakiens connaissent depuis longtemps : les deux hommes ont été, dans les années 1980, des alliés stratégiques pour les Etats-Unis ; aucun des deux ne serait devenu aussi dangereux s’il n’avait bénéficié d’une aide, politique et matérielle, des gouvernements américains successifs. Le soutien que Washington a apporté aux moudjahidins afghans, aux volontaires arabes recrutés pour combattre l’occupation soviétique, et en particulier à M. Oussama Ben Laden, est connu (6). Les attaches entre M. Saddam Hussein et Washington sont plus anciennes.

Selon les biographes du dictateur, ses premiers contacts avec la CIA remontent aux années 1960, quand le jeune homme était réfugié au Caire. En février 1963, un coup d’Etat renverse le régime progressiste d’Abdelkrim Kassem. La chasse aux démocrates et aux communistes fera des milliers de victimes. Revenu d’urgence au pays, Saddam Hussein y participe, tuant et torturant de ses propres mains. Les listes de personnes à arrêter étaient fournies par la CIA - elle fera de même, en 1965, en Indonésie, où la répression anticommuniste se soldera par 500 000 morts... De cette vieille connivence date la rumeur dans le monde arabe que Saddam Hussein est... un agent de la CIA. Les théories du complot ont toujours remporté un succès certain au Proche-Orient...

C’est dans les années 1980 que l’alliance entre le Baas et l’administration Reagan prend de l’ampleur. L’homme qui va l’inaugurer n’est autre que M. Donald Rumsfeld, qui se rend à Bagdad en décembre 1983 pour serrer la main du futur « Hitler » : l’Irak disparaît de la liste des Etats soutenant le terrorisme, les relations diplomatiques entre les deux pays sont rétablies, Washington apporte un soutien militaire à Bagdad dans sa lutte contre la « révolution islamique ». Les Etats-Unis savent pourtant que, en violation des conventions internationales, l’armée irakienne utilise des armes chimiques contre l’Iran. En 1988, quand celle-ci gaze les Kurdes - faisant des milliers de morts à Halabja -, le département d’Etat soutient une campagne de désinformation pour essayer de faire porter la responsabilité à Téhéran (7).

La donne change avec l’invasion irakienne du Koweït, en août 1990. Pourtant, quand, en février-mars 1991, les populations du Sud et les Kurdes se révoltent contre le régime, l’armée américaine les laissera écraser, car Washington souhaite la chute de Saddam Hussein, pas celle du régime. M. Colin Powell, alors chef d’état-major inter-armes, s’en expliquera en 1992 : « Il existe un point de vue romantique selon lequel si, demain, Saddam Hussein était renversé par un bus, un démocrate jeffersonien serait prêt à tenir des élections. [Beaucoup de personnes auraient été indignées] si nous étions allés jusqu’à Bagdad et si elles avaient vu des soldats américains patrouillant dans la capitale deux ans plus tard à la recherche d’un Jefferson (8). » Les Irakiens s’en souviennent, notamment les populations chiites, particulièrement victimes de la répression. Et on peut comprendre leurs doutes face aux proclamations démocratiques des nouveaux maîtres.

Ces inquiétudes ont été alimentées non seulement par le comportement des troupes durant le conflit, mais aussi par des images fortes : celle du ministère du pétrole gardé par les marines alors que les trente autres ministères étaient non seulement pillés, mais systématiquement brûlés. Celles des pillages, notamment des hôpitaux, sous l’oeil indifférent des soldats américains. Celles du saccage du Musée national comme de celui de Mossoul, de l’incendie de la Bibliothèque nationale et de la Bibliothèque coranique, trésors de la culture irakienne et mondiale. Le professeur irakien Shakir Aziz résumait un sentiment partagé : « J’ai vu de mes yeux comment les troupes américaines ont incité les Irakiens à piller et à brûler l’université de technologie. Quelles folles ambitions géopolitiques, quelle culture de haine de tout ce qui est arabe et musulman, quelle avidité pour le pétrole et les juteux contrats de reconstruction ont poussé les Américains à cette orgie de destruction (9) ! » Quelques chars auraient suffi à protéger ce patrimoine de l’humanité, à peine le nombre qu’il a fallu pour boucler la place où Washington avait organisé le déboulonnage de la statue de Saddam Hussein...

Les Irakiens craignent le chaos et soupçonnent les Etats-Unis de l’entretenir pour justifier leur présence, s’emparer du pétrole, installer des bases militaires. Tous savent que leur société s’est délitée depuis l’invasion du Koweït, notamment sous les coups des sanctions - défendues bec et ongles par les administrations américaines malgré les preuves de leur caractère meurtrier pour la population. La survie, au détriment de tout sens de l’Etat, est devenu le mot d’ordre de chacun ; le tribalisme, encouragé par le pouvoir, s’est renforcé ; le système d’enseignement s’est effondré ; les traditions les plus archaïques ont été rétablies, notamment au détriment des femmes. La distribution des armes aux tribus durant les années 1990 et la récupération de celles abandonnées par l’armée en 2003 ont fait des Irakiens un peuple en armes, pour le meilleur et sans doute pour le pire... Beaucoup craignent que ce ne soit pas la démocratie, mais le désordre qui triomphe.

Déjà surgissent les premières tensions. A Mossoul, des affrontements ont mis aux prises les différentes communautés, tandis qu’à Kirkouk des familles arabes étaient expulsées par des Kurdes - eux-mêmes exilés autrefois par Saddam Hussein. Parmi les chiites, les forces religieuses les plus radicales s’implantent. Les tentatives anglo-américaines de remettre en selle d’anciens dignitaires du Baas ou officiers de police locaux suscitent des heurts.

Rapidement, les Irakiens ont affirmé qu’ils rejetaient un « protectorat » américain (lire « Des protectorats pour gérer la victoire », « Quand les Américains voulaient gouverner la France » et « Du “destin manifeste” des Etats-Unis »). La guerre n’était pas finie que 20 000 personnes manifestaient à Nassiriya contre la réunion de l’opposition tenue sous l’égide du « proconsul » américain pour l’Irak, le général Jay Garner, un ardent défenseur de la politique de M. Ariel Sharon. « Oui, oui à la liberté ! Oui, oui à l’islam ! Non à l’Amérique, non à Saddam ! », criaient-ils. Depuis, de nombreux défilés reprennent les mêmes mots d’ordre.

Ces manifestations affecteront-elles le général Garner, faucon parmi les faucons, ami de M. Rumsfeld, qui explique benoîtement : « [Nous l’aurions emporté au Vietnam si] nous avions porté la guerre au nord plutôt que d’attendre au sud. C’est ce que nous avons fait en Irak. Si Bush avait été président, nous aurions gagné (10) » ? C’est peu probable. Washington est décidé à imposer son administration directe, avec l’aide de quelques collaborateurs - comme M. Ahmed Chalabi, un homme condamné à vingt-deux ans de prison pour détournement de fonds par les tribunaux jordaniens. Privatiser l’Irak

Les plans de reconstruction sont dressés et des contrats attribués à des sociétés américaines, liées directement à l’administration. Il faut bien financer la campagne présidentielle qui se prépare... La compagnie pétrolière Halliburton, dirigée jusqu’en 2000 par M. Richard Cheney, actuel vice-président des Etats-Unis, s’est vu attribuer la charge de lutter contre les incendies des puits de pétrole. Le groupe Bechtel, première entreprise américaine de travaux publics et proche de l’administration, a décroché un autre contrat dont la valeur devrait atteindre 680 millions de dollars (11) - l’Union européenne a d’ailleurs décidé d’ouvrir une enquête sur la conformité d’un tel contrat avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Mais, rétorquera-t-on, n’est-ce pas de l’argent américain ? Pas du tout. Sur les 2,4 milliards de dollars votés par le Congrès pour aider à la reconstruction de l’Irak, 1,7 milliard proviennent... des fonds irakiens bloqués depuis 1990 et confisqués par Washington le 20 mars. Mais les Etats-Unis sont confiants dans les recettes du libéralisme : leur plan prévoit la privatisation, dans les dix-huit mois, de toutes les sociétés d’Etat et la création d’une banque centrale indépendante, une institution qui n’existe dans aucun autre pays de la région (12). L’administration actuelle imagine sans doute un Irak sans Etat.

La démocratie ne vaut-elle pas une guerre, s’interrogent ceux qui critiquent la position du « camp de la paix » et rêvent d’un « nouveau Proche-Orient » ? La région a connu, depuis 1948, de multiples conflits, du premier choc israélo-arabe à la conflagration du Golfe (1990-1991), en passant par les deux Intifadas. Chacun d’entre eux a débouché sur des humiliations et sur une crispation des opinions publiques, sur le renforcement des régimes en place. Aucun n’a abouti à plus d’ouverture ou de démocratie. En quoi la guerre contre l’Irak changerait-elle la donne ?

Elle s’est faite contre l’immense majorité de l’opinion arabe et musulmane. Mais, si elle a été unanimement condamnée par la Ligue arabe, une demi-douzaine de ses membres ont offert des facilités aux troupes américaines. Parallèlement, des médias, des forces d’opposition, des intellectuels se faisaient les chantres du régime barbare, au nom de la résistance à l’impérialisme américain. Cette schizophrénie, ce sentiment d’impuissance et d’humiliation, alors même que se poursuit, dans l’indifférence de Washington, l’écrasement des Palestiniens, ne créent pas les conditions d’une ouverture politique et culturelle, mais, au contraire, un terrain fertile pour tous les replis identitaires, voire pour le terrorisme.

Bagdad est au coeur de l’imaginaire arabe, symbole de la grandeur passée - elle fut la capitale du plus grand empire musulman, l’empire abbasside, entre le VIIIe et le XIIIe siècle -, mais aussi des tentatives de renaissance du XXe siècle, avec l’éviction du colonialisme britannique et de ses agents en 1958, avec la nationalisation de l’Iraq Petroleum Company en 1972. L’invasion de l’empire abbasside par les « barbares » mongols, puis la prise de Bagdad en 1258, avec l’incendie de ses bibliothèques, ses livres jetés dans le Tigre - dont l’eau deviendra noire de cendres -, marquent le début du déclin du monde arabo-musulman. Reprenant les propos du grand historien, contemporain des événements, Ibn Al-Athîr, évoquant ses hésitations à parler de ces désastres, un chroniqueur arabe écrira peut-être dans une décennie, à propos de la chute de Bagdad en 2003 : « Des années durant, je me suis abstenu de rapporter cet événement, tant j’en mesurais l’énormité et répugnais à le raconter. Aussi avançai-je un pied, puis retirai l’autre. Car quel est l’homme à qui semblerait aisé et facile d’annoncer et de décrire la mort de l’islam et des musulmans (13) ? »

Alain Gresh

(1) « War in Iraq, a Reason for Shame », cité par Infopal, 18 avril 2003.

(2) Le Monde, daté 13-14 avril 2003. Ce témoignage a été confirmé par un des collègues de Laurent Van der Stockt, « embarqué » avec lui, Peter Maas, dans The New York Times Magazine, 20 avril 2003.

(3) Il est obscène que M. Anthony Blair ait invoqué la mort de ces enfants, provoquée par une politique qu’il avait lui-même appuyée, pour justifier la guerre. Impossible de maintenir les sanctions, car ce serait, explique-t-il, « laisser l’Irak dans cet état - avec une mortalité de 130 pour 1 000 parmi les enfants de moins de 5 ans et 60 % de la population dépendant de l’aide alimentaire » (Financial Times, Londres, 13 février 2003).

(4) Seymour M. Hersh, « Who Lied to Whom ? », The New Yorker, 31 mars 2003.

(5) « Polls Suggest Media Failure in Pre-War Coverage », 28 mars 2003, Editor & Publisher

(6) Lire John K. Cooley, CIA et Jihad, une alliance désastreuse contre l’URSS, Autrement, Paris, 2002, et « L’insaisissable argent d’Al-Qaida », Le Monde diplomatique, novembre 2002.

(7) Lire Joost R. Hiltermann, « America’s Didn’t Seem to Mind Poison Gas », The International Herald Tribune, Paris, 17 janvier 2003.

(8) Cité in Middle East Report Online, mars 2003.

(9) Cité par Patrick Seale, The Daily Star, Beyrouth, 18 avril 2003.

(10) The International Herald Tribune, Paris, 15 avril 2003.

(11) Comme les assurances refusent de couvrir les risques, le président George W. Bush a signé un décret selon lequel les indemnisations éventuelles seraient couvertes par le Trésor américain, c’est-à-dire les contribuables. Lire Le Monde daté 20-21 avril 2003.

(12) « The US Masterplan », Middle East Economic Digest, Londres, 14 mars 2003.

(13) Cité dans L’Orient au temps des croisades, GF Flammarion, Paris, 2002, pp. 116-117.



Source : Carnets du diplo
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