Opinion
Où en est « le
réveil arabe » (II) ?
Bahreïn, Yémen, Syrie
Alain
Gresh

Alain
Gresh
Lundi 12 septembre
2011
Après
avoir passé en revue les trois pays
où les régimes en place ont été
renversés, tournons-nous vers les trois
où ces régimes résistent avec
détermination ; par ordre chronologique
du déclenchement des manifestations : le
Bahreïn, le Yémen et la Syrie.
Au Bahreïn, une intervention
militaire pro-gouvernementale
D’abord le Bahreïn, où les
manifestations massives et pacifiques de
la majorité de la population (chiite et
aussi sunnite) ont débouché sur
une intervention militaire des pays du
Golfe, et en premier lieu de
l’Arabie saoudite à la mi-mars. Une
brutale répression s’en est suivie, avec
l’arrestation des principaux
responsables de l’opposition, l’usage
systématique de la torture, des procès
arbitraires, l’interdiction des
manifestations. Ces mesures n’ont
pourtant pas été suffisantes pour mater
la contestation. D’autant que la
situation régionale rendait difficile
une répression sans limite. Le roi a dû
lever l’état d’urgence, mais la pression
sur l’opposition se maintient. Celle-ci
a été capable de faire descendre dans la
rue des milliers de personnes et la
situation dans les villages chiites
reste très tendue. Le pouvoir parle de
son désir de négocier, mais ne lâche
rien sur l’essentiel. Les Etats-Unis
sont restés d’autant plus discrets
qu’ils négociaient la reconduction de
l’accord pour le maintien de leur base
militaire dans le pays. Quant à Nicolas
Sarkozy, il a invité le roi du Bahreïn
le 1er septembre à Paris à la conférence
sur la Libye, sans doute pour l’aide que
Manama peut apporter pour l’instauration
de la démocratie à Tripoli. Le Bahreïn
fut ainsi le premier lieu de
développement d’une contre-révolution
conduite par l’Arabie saoudite et qui
s’est accompagnée d’une volonté de « confessionnaliser »
les conflits au nom de la lutte contre
le chiisme. C’est une des tendances
inquiétantes de la situation.
Au Yémen,
le président Saleh soigné à l’étranger
Au Yémen aussi, la situation reste
bloquée, bien que le pays n’ait pas
basculé dans la guerre civile.
L’attentat du 3 juin contre le président
Ali Abdallah Saleh et son départ pour
l’Arabie saoudite où il a été soigné,
ont même apaisé un peu les tensions. Le
fait que le président ne soit toujours
pas rentré dans son pays a relancé
différents plans de règlement, dont le
dernier a été présenté par les Nations
unies. Ce plan prévoit le retrait du
président Saleh au profit du
vice-président ; une période intérimaire
de six mois avec la formation d’un
gouvernement d’union nationale, la
restructuration des forces militaires et
la fixation d’une date pour l’élection
présidentielle. Reste à savoir si le
président Saleh acceptera de
démissionner, ce qu’il s’est jusqu’ici
refusé à faire. La situation reste
instable, notamment dans le Sud, où des
combattants liés à Al-Qaida ont pris le
contrôle de quelques localités. Même en
cas de retrait de Saleh, la route sera
encore longue pour trouver un nouvel
équilibre dans le pays. Et « les jeunes
de la révolution », à l’initiative du
mouvement, semblent marginalisés par
leurs « alliés » des partis
traditionnels et du général Ali Mohsen,
un homme de l’ancien régime qui a fait
défection. Enfin, les revendications
autonomistes du Sud et celles de la
rébellion houthiste (lire Pierre Bernin,
« Les
guerres cachées du Yémen », Le
Monde diplomatique, octobre 2009)
pèsent aussi sur la crise.
En Syrie, Bachar
Al-Assad est isolé
Enfin la Syrie. Les manifestations y
ont commencé
un peu plus tard qu’ailleurs,
amenant le président Assad, fin janvier,
à expliquer dans un entretien au Wall
Street Journal que son pays
resterait à l’abri de la contestation
régionale. Le régime pensait disposer de
deux atouts : sa position de soutien à
la résistance palestinienne et
libanaise, très populaire dans le monde
arabe, notamment après les guerres
israéliennes contre le Liban (2006) et
contre Gaza (2008-2009) ; un dirigeant
jeune, relativement populaire, qui
pouvait rassurer les minorités et,
espéraient beaucoup, engager son pays
sur la voie de la réforme.
Le premier atout n’a plus fonctionné
à partir du moment où la violence a été
exercée contre le peuple syrien. Les
alliés de Damas, notamment Téhéran, ont
d’ailleurs été mis dans l’embarras, pris
entre leur volonté de ne pas perdre un
allié dans la lutte contre Israël et les
Etats-Unis et l’impopularité croissante
du régime syrien sur la scène régionale.
Le Hamas s’est maintenu dans un
attentisme prudent, refusant de soutenir
la répression ; le Hezbollah pour sa
part a pris des positions plus tranchées
de soutien à Assad qu’il paye lourdement
par une chute de sa popularité. La
presse de gauche au Liban — Al-Safir
et Al-Akhbar — a pris aussi ses
distances avec Damas.
Quand au deuxième atout, il a subi un
premier coup brutal avec le discours du
président Bachar Al-Assad devant
l’assemblée nationale le 30 mars. Son
air assuré et souriant, alors que des
dizaines de citoyens avaient été tués à
Deraa a fait perdre au leader une partie
de sa crédibilité. Les interventions
suivantes, malgré les promesses de
réformes, n’ont pas renversé la
tendance, au contraire. L’ampleur de la
répression ôte toute crédibilité à la
volonté proclamée de changement.
Le président syrien y a perdu
successivement tous les alliés dont il
disposait sur la scène régionale : le
Qatar d’abord et la Turquie, qui ont
vainement tenté de lui faire entendre
raison. Même l’Iran a pris quelques
distances (« In
Shift, Iran’s President Calls for End to
Syrian Crackdown », The New York
Times, 9 septembre). Assad continue
toutefois de disposer au conseil de
sécurité de l’ONU d’un appui de la
Russie et de la Chine, qui craignent
qu’une résolution de condamnation du
régime n’aboutisse, comme pour la Libye,
sur une intervention militaire.
Pourtant, le cas syrien ne ressemble
ni à celui de l’Egypte, ni à celui de la
Libye (lire l’intéressant entretien avec
Jean-Marie Cléry sur Algérie network le
9 septembre, intitulé « L’impasse
syrienne »). Le pays est beaucoup
plus fragile, compte tenu de sa
composition ethnique et religieuse.
L’armée est restée, jusqu’à présent,
relativement unie. Le pouvoir bénéficie
encore du soutien d’une certaine base
sociale, et pas seulement parmi la
minorité alaouite. La bourgeoisie d’Alep
et de Damas n’a pas basculé et les
chrétiens ne cachent pas leurs
inquiétudes face à l’évolution, ni leur
peur d’une prise du pouvoir par des
groupes islamistes radicaux. Cette
inquiétude est partagée par de nombreux
chrétiens de la région, comme en ont
témoigné les déclarations du patriarche
maronite Bechara Raï disant qu’il
fallait plus de temps au président Assad
pour accomplir ses réformes et engager
un dialogue avec l’opposition (« Rai
urges international community to give
Assad time to implement reform »,
The Daily Star, Beyrouth,
9 septembre).
Il faut constater une autre
différence avec la Libye : aucun haut
responsable à l’intérieur (à l’exception
du procureur général de Hama) ou à
l’extérieur dans les ambassades n’a fait
défection.
Dans un article intéressant, Peter
Harling, de l’International Crisis
Group, qui a produit certaines des
meilleures
analyses sur ce pays explique
« comment ne pas prolonger l’agonie
syrienne » (« How
not to prolong the Syrian agony »,
Foreign Policy, 30 août). Le
premier principe, explique-t-il, face
aux appels « à faire quelque chose »,
est de ne pas faire de mal (« not to
do harm »). Et il demande aux pays
occidentaux de faire preuve de prudence
face à l’extension des sanctions et à la
tentation de créer une représentation
unie de l’opposition, alors que le
mouvement s’est enraciné à l’intérieur,
assez loin des forces traditionnelles en
exil.
Le risque des
sanctions
J’ajouterai un mot sur les
sanctions : l’exemple irakien. Non
seulement les sanctions imposées à
l’Irak de Saddam Hussein ont fait un
nombre incalculable de victimes civiles
(et n’ont pas affecté les personnes au
pouvoir), mais elles ont contribué à
vider de sa substance l’Etat qui s’est
effondré lors de l’invasion américaine
de 2003. Les Irakiens continueront pour
des décennies à en payer le prix.
D’autre part, face aux sanctions, le
pouvoir dispose d’un atout qu’il ne faut
pas négliger, la possibilité d’utiliser
deux pays frontaliers, le Liban et
l’Irak, pour contourner facilement tout
embargo.
Le risque de militarisation des
manifestations, comme en Libye, existe.
C’est bien sûr le régime qui en premier
use de la violence de manière totalement
disproportionnée, retranché dans la
vision d’un complot international contre
lui. Le mouvement d’opposition à
l’intérieur a rejeté cette forme de
lutte, insiste sur le fait de ne pas
utiliser la violence (« silmiyya »),
même si certains groupes djihadistes
semblent le faire. Il est toutefois
inquiétant de voir quelques leaders de
l’opposition de l’extérieur, parfois
autodésignés, parfois soutenus par les
Etats-Unis, en appeler aux armes dans
l’espoir de mettre en place un scénario
libyen. Un tel scénario ne pourrait
déboucher que sur une guerre civile et
confessionnelle, dont l’onde de choc
s’étendrait au Liban, à l’Irak et sans
doute à la Jordanie.
Si le mouvement de contestation a
ébranlé toute la région, il se développe
de manière différente selon les
contextes. En Syrie, il faudra sans
doute une longue période avant une
transition vers un autre régime.
Une question reste posée : y-a-t-il
une contre-révolution en marche en Syrie
et ailleurs ? Les Etats-Unis mettent-ils
à profit le mouvement en Syrie pour
renforcer leurs positions régionales,
affaiblir la résistance palestinienne et
libanaise ? Comment évaluer
l’intervention de l’OTAN dans la
région ? Je reviendrai sur ces questions
dans un troisième envoi sur le réveil
arabe.
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