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Comment assimiler les indigènes ?
Alain Gresh
Alain Gresh
Lundi 12 juillet 2010 Régulièrement, entre deux débats
sur la burqa et en attendant la loi qui doit être soumise au
Conseil constitutionnel, Eric Besson, ministre de
l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du
développement solidaire, informe la presse que ses services ont
refusé la naturalisation française à tel ou tel individu suspect
de ne pas avoir assimilé les valeurs essentielles de la
République. Selon le site
Bladi (9 juillet), ses services ont ainsi refusé la
naturalisation d’un Marocain qui refusait de serrer la main aux
femmes. Selon le site LePoint.fr du 2 février 2010, « Besson
refuse la nationalité française à un homme imposant le voile à
sa femme » (il est bien évident que la femme étant un être
soumis, c’est l’homme qui lui a imposé le voile).
Eric Besson est dans son rôle de protection de l’identité
nationale, cette identité nationale menacée par les nouveaux
barbares. Cette pratique est tout sauf nouvelle, et c’est le
mérite d’Abdellali Hajjat, docteur en sociologie, de l’éclairer
dans un entretien avec Eric Fassin sur le blog Observatoire des
questions sexuelles et raciales (« Les normes sociales
décryptées par Louis-Georges Tin, Ariel Martín Pérez, Elsa
Dorlin et Eric Fassin »). Ce texte, « Burqa :
l’assimilation en défaut ? », bien que datant du 26 janvier
2010, mérite qu’on y revienne, car il met en lumière les
origines coloniales de la notion d’assimilation.
« La notion de “civilité” est fondamentale pour comprendre
les critères de sélection des “naturalisables”. Dans la plupart
des colonies de l’empire français, le renoncement au statut
personnel “indigène” (musulman, annamite, etc.) était une
condition sine qua non pour devenir citoyen français : le
reniement de sa religion devait s’effectuer avant d’être soumis
au code civil français. A partir des années 1890, les
administrations coloniales inventent des “critères de
civilisation”. Les candidats doivent maîtriser la langue
française (écrit et oral), se détacher au maximum du groupe
indigène du point de vue de leurs pratiques culturelles, de
leurs fréquentations, etc. »
« Depuis 1927, la définition du “bon assimilé” varie, mais
on peut distinguer une constante : quelles que soient les
modifications apportées au droit de la nationalité, le profil de
l’assimilable ou du naturalisable correspond à la négation du
profil de l’immigré, c’est-à-dire l’étranger célibataire,
analphabète, pauvre et sans qualification. Ainsi, le célibat,
l’analphabétisme, la pauvreté et l’absence de qualification sont
implicitement ou explicitement condamnés par l’administration
dont l’objectif populationniste est de “produire” de “bons
Français” “utiles” à la société. Cette combinaison complexe de
critères de naturalisation fait que, depuis les années 2000, une
moyenne annuelle de 20% des demandes de naturalisation sont
ajournées ou rejetées par l’administration (sans compter les
candidats découragés par la procédure et la sélection au
guichet). »
Curieusement, souligne le chercheur, les premières victimes,
encore une fois, sont les femmes.
« Environ 75% des décisions défavorables (ajournements ou
rejets) pour défaut d’assimilation linguistique concernent des
femmes. Certains chercheurs considèrent que cette réalité
s’explique par des raisons “culturelles”, pour ne pas dire
religieuses (enfermement des femmes à la maison, absence de
contacts avec la société française, etc.). En fait, les femmes
étrangères actuelles sont plus exclues parce qu’elles
correspondent au profil des hommes étrangers des années
1950-1960, qui étaient touchés par l’analphabétisme (la même
logique administrative exclut le même type de candidat), mais
aussi parce que, depuis le début des années 1980, on observe une
accentuation du niveau d’exigence de l’administration.
Cependant, les attentes linguistiques de l’administration à
l’égard des femmes sont différentes : la langue française doit
d’autant plus être maîtrisée qu’elles sont censées être chargées
de l’éducation de leurs enfants actuels ou futurs qui deviennent
eux aussi français par effet collectif. Donc l’enjeu de la
mesure de la langue est lié à l’enjeu de la reproduction du
corps national français. »
Le port du foulard est-il un défaut d’assimilation ? Dès le
début des années 1980, le débat s’engage.
« Il faut attendre 1994 pour qu’apparaisse la première
décision jurisprudentielle sur la question (Conseil d’Etat,
23 mars 1994, M. Karshenas Nataf Abadi) : le Conseil d’État
annule une décision de refus de naturalisation pour défaut
d’assimilation en raison du port du “foulard islamique”, ce qui
constitue un camouflet pour la sous-direction des
naturalisations et un désaveu de ses pratiques. Ainsi les
décisions administratives rejetant ou ajournant un dossier “à
cause du comportement vestimentaire”, sans plus de précisions,
sont vouées à l’annulation. Par ailleurs, le fait de s’affirmer
musulmane de stricte observance et de porter le “foulard
islamique” ne constitue pas un motif d’opposition pour défaut
d’assimilation, et le fait de porter le “foulard islamique”
n’est pas de nature à établir un refus d’adhésion de la
requérante aux “valeurs de la République”, et donc un “refus
d’intégration”. »
Qu’importe le droit, le gouvernement (de gauche cette
fois-ci) va passer outre.
« Malgré la clarté de la jurisprudence du Conseil d’Etat,
l’administration va effectuer une distinction entre “bon”
foulard et “mauvais” voile. En effet, une circulaire du 12 mai
2000, signée par la ministre socialiste de l’emploi et de la
solidarité, Martine Aubry, et le ministre de l’intérieur,
Jean-Pierre Chevènement, commande aux agents d’interroger les
candidates sur la “signification” de leur hijab. »
Eric Fassin pose alors une question : « En juin 2008, le
Conseil d’Etat a confirmé le refus de naturalisation d’une
Marocaine, mariée à un Français et mère d’enfants nés en France,
dont les médias soulignaient qu’elle portait la “burqa”.
Toutefois, ce vêtement n’est pas cité dans la décision : à cette
femme, on reprochait plus précisément d’avoir “adopté, au nom
d’une pratique radicale de sa religion, un comportement en
société incompatible avec les valeurs essentielles de la
communauté française, et notamment le principe d’égalité des
sexes”. Aujourd’hui, c’est le vêtement lui-même qui est en
cause. Mais pour justifier l’interdiction systématique, tout en
respectant la liberté religieuse, ne faudra-t-il pas, à
l’inverse de la décision de 2008, postuler que le “voile
intégral” ne relève pas de la religion ? »
« Pour répondre à cette question, il faut d’abord
comprendre la logique juridique du Conseil d’Etat et souligner
l’importance de la notion de “valeurs essentielles de la
communauté française”. Elle a été inventée par l’administration
au début des années 1990 pour refuser la naturalisation de
candidats dits “islamistes”, puis reprise en 1999 par le Conseil
d’Etat pour confirmer une décision défavorable à l’encontre d’un
des dirigeants de l’Union des organisations islamiques de France
(Conseil d’Etat, 7 juin 1999, Ben Mansour). Le passage par le
terrain des “valeurs” permet donc de justifier juridiquement une
décision qui, si elle était restée sur le terrain religieux,
pourrait être considérée comme une forme de discrimination.
Ainsi, la notion de “valeurs essentielles”, jamais définie par
la loi, me semble-t-il, est très pratique juridiquement parce
que c’est le gouvernement et le juge qui ont le monopole de la
définition des “valeurs”. Il n’est donc pas étonnant le Conseil
d’Etat mobilise cette notion pour motiver le refus d’acquisition
de la nationalité par mariage. »
« Par contre, si elle a fait ses preuves dans le droit de
la nationalité, la notion de refus des “valeurs essentielles”
n’est sans doute pas suffisante juridiquement pour motiver
l’interdiction systématique dans l’espace public. La notion de
“menace à l’ordre public” semble être plus appropriée. Dans tous
les cas, le vêtement ne pourra pas être interdit en lui-même :
il faut que cette pratique vestimentaire soit mise en relation
avec un raisonnement juridique incontestable pour les tribunaux
français et européens. »
Sur ce débat concernant la décision de juin 2008, on pourra
lire sur le site Arrêt sur images (15 juillet 2008) : « Refus
de naturalisation : la faute à la burqa ? Blogs contre journaux,
le feuilleton continue ».
Il fut un temps, je peux en témoigner personnellement, où les
enquêtes pour naturalisation portaient avant tout sur les
opinions politiques des demandeurs, où la police cherchait à
débusquer marxistes et autres subversifs étrangers qui
menaçaient les « valeurs essentielles » de la République.
Désormais, l’ennemi a changé, les pratiques restent les mêmes.
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Gresh
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