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Les blogs du Diplo
Camus, Leconte et la
mélancolie coloniale
Alain Gresh
Alain Gresh
Dimanche 10 janvier 2010 Personne n’a pu y échapper. Lundi
4 janvier, à l’unisson, les radios publiques et la télévision
ont marqué le cinquantième anniversaire de la mort d’Albert
Camus. C’est devenu une habitude : nous traquons les
anniversaires d’événements ou de personnages qui permettent de
nous ressourcer dans les lieux communs du moment. Ces
commémorations souvent rituelles, rarement stimulantes, sont la
plupart du temps exaspérantes tant elles assènent banalités et
évidences, et aussi une volonté rarement dissimulée de
discréditer aussi bien les pensées dissidentes que les révoltes
qui ont marqué l’histoire. Régulièrement, les bornes du
supportable, nous ne dirons même pas de l’honnêteté, sont
allègrement franchies. Ce fut le cas lors de l’entretien
sur France Inter avec Daniel Leconte.
Que Daniel Leconte soit un grand ami de Philippe Val,
directeur de la station ; qu’il ait réalisé un médiocre
documentaire sur le procès de l’ancien directeur de Charlie
Hebdo autour des caricatures de Mahomet, C’est dur d’être
aimé par des cons (2008), n’a, évidemment, rien à voir avec
cette invitation. Pas plus que son implication dans la campagne
de l’extrême droite juive contre le journaliste de France 2
Charles Enderlin. Les titres de gloire de Leconte sont
nombreux ; le documentariste s’est illustré dans les
dénonciations de la gauche radicale (Mona Chollet, « “De
quoi j’me mêle !”, ou quand Arte dérape », Le Courrier,
10 mai 2004). Il est aussi l’auteur d’un obscur opuscule sur
Camus dont personne n’avait entendu parler, mais que France
Inter a exhumé et dont on pressent que le thème central sera :
« qu’elles étaient belles nos colonies »... Et l’idée que si la
France avait seulement consenti à quelques réformes, les
colonisés auraient accepté avec joie de vivre dans notre grand
pays, symbole de toutes les libertés.
Pour réussir cette « démonstration », Daniel Leconte doit
effectuer quelques tours de passe-passe intellectuels — rien
n’est outrancier quand il s’agit de défendre la bonne cause. Et
d’abord expliquer que la violence durant la guerre d’Algérie fut
le résultat du choix du Front de libération nationale algérien
(FLN) : ce n’est qu’ensuite qu’il y a eu une riposte française.
« Sur la question de la fin et des moyens, ça veut dire
que l’on pouvait être du côté des Algériens, du nationalisme
algérien ; comme lui, on pouvait encourager l’idée d’un Etat
fédéral sans aller jusqu’à l’indépendance, MAIS en refusant les
moyens qui étaient utilisés. C’est-à-dire en refusant de placer
une bombe dans un endroit public, comme ça a été le cas au
milieu de bars. Ce qui est, en gros, probablement l’acte
fondateur du terrorisme moderne. Celui qui dit en fait “on tue
les gens pour ce qu’ils sont, pas pour ce qu’ils font”. Et ça,
c’est terrible ! Au milieu de bars, on a mis une bombe qui a tué
une première fois huit personnes. Vous, moi, pouvions y être !
Des enfants ont été tués à ce moment-là ! Ça a été ça, si vous
voulez, la première signature du terrorisme à Alger. Il y avait,
et il y a eu, par la suite, Massu, la torture. Il y avait ce
cycle infernal des deux côtés. Mais on a condamné, si vous
voulez, la torture du côté français (et on la condamne
toujours), mais peu de voix (la seule, c’était celle de Camus)
s’élevaient contre l’utilisation de cette arme absolue, qui
était une arme terrible. On voit bien aujourd’hui où ça nous
mène. Cinquante après, nous avons aujourd’hui ramassé les
conséquences de cela. L’histoire de l’arme des pauvres, etc. On
a le droit de tout faire, tout est permis, au nom de la cause. »
Vous avez bien noté :
- D’abord, on a eu le FLN qui a posé des bombes et tué des
innocents ;
- Il y a eu, par la suite, Massu, la torture. Les politiques
et l’armée français n’ont fait que répondre à une violence
suscitée par leurs ennemis.
Oubliés les massacres de Sétif, la violence quotidienne de la
colonisation, la banalisation de la torture bien avant 1954 et
le début de l’insurrection algérienne.
D’autre part, Leconte affirme que l’on pouvait être pour le
nationalisme algérien, sans aller jusqu’à l’indépendance... Que
veut dire ce galimatias, assaisonné de l’idée d’un Etat
fédéral ? Une seule chose : il ne fallait pas d’Etat indépendant
algérien. Pourquoi ? Leconte ne le dit pas... En d’autres
termes, il fallait la poursuite de la domination française,
certes « humanisée »...
Revenons sur la question de la violence, car pour Leconte, et
il a raison, elle est d’actualité. Nous avons aujourd’hui,
explique-t-il, « l’histoire de l’arme des pauvres »,
sous-entendant que la violence, dans notre monde, c’est celle
des pauvres, justifiée par quelques intellectuels égarés : la
violence des Palestiniens, celle du terrorisme, etc. Mais
pourquoi ne dit-il rien sur la violence des Etats-Unis en Irak
ou en Afghanistan, sur celle d’Israël contre les Palestiniens à
Gaza et ailleurs, etc. ? Sans doute parce qu’il pense qu’elle
est une riposte justifiée à la violence des pauvres... A se
demander qui a déclenché la guerre d’Irak en 2003, ou qui occupe
la Palestine. Il est vrai que Leconte considère la guerre d’Irak
comme une guerre juste...
Certes, la violence n’est pas toujours la meilleure voie à
suivre. Les Palestiniens peuvent réfléchir
sur l’usage de la non-violence. Mais, parfois, il n’y a pas
d’autre voie et, au risque de me répéter, je reprendrai ce
qu’écrivait Nelson Mandela évoquant ses négociations avec le
gouvernement sud-africain et les demandes d’arrêter la
violence : « Je répondais que l’Etat était responsable de la
violence et que c’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui
détermine la forme de la lutte. Si l’oppresseur utilise la
violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par
la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime
défense. » (Nelson Mandela, Un long chemin vers la
liberté, Livre de poche, p. 647.) Et, en Algérie en 1954,
aucune autre voie n’existait pour le peuple algérien, tant la
violence de la colonisation bouchait toute perspective
politique.
Bien sûr, Leconte oppose Camus à Sartre. « Sartre a
théorisé la libération des peuples. Avec toutes les conséquences
que cela a eu. La grandeur que cela a eu, et les débordements.
Je crois que Camus est l’homme de la philosophie de la liberté
individuelle. C’est ce qui fait sa modernité, et c’est ce qui
fait qu’aujourd’hui, Camus nous rend plus service que Sartre. Je
crois que c’est ça, la vraie différence entre les deux. » Si
on le comprend bien, la libération des peuples n’est plus à
l’ordre du jour, ce qu’il faut défendre c’est la liberté
individuelle, effaçant une fois de plus la ligne de démarcation
qui n’a pas disparu entre dominants et dominés.
Camus ne se résume pas à ses positions politiques. Il fut à
la fois celui qui dénonçait le colonialisme dans les années 1930
et celui qui resta muet pendant presque toute la guerre
d’Algérie. De ce point de vue, on peut lui préférer
Francis Jeanson, membre du comité de rédaction des Temps
modernes, qui s’engagea dans le soutien direct au FLN. Ou
Yves Vié-Lesage, ce catholique professeur de philosophie à Oran
évoqué par Messaoud Benyoucef dans Le Monde (« Fallait-il
préférer sa mère à la justice ou affronter les ultras de l’OAS ? »,
9 janvier) : « Ces temps, décidément, sont scélérats qui
voient le Barnum indécent de ceux qui sont revenus de tout, de
ceux qui ont renié tout et son contraire, de ceux qui
n’attendaient qu’un alibi solide pour se soustraire à leur
simple devoir d’humain, de ceux qui ne rêvaient que de dénoncer
les “pièges de l’engagement” pour pouvoir se consacrer - enfin !
- à leur petitesse, s’ébranler pour de fabuleuses ripailles
derrière une effigie [celle de Camus] qui n’en peut mais,
certes, mais qui aurait dû y penser. » Que des catholiques,
des curés, au nom de leur foi, aient combattu le colonialisme,
se soient même engagés aux côtés du FLN, tandis que des
soi-disant défenseurs de la République laïque et universelle se
sont retrouvés aux côtés des ultras, est à méditer...
Incontestablement, Albert Camus fut un grand écrivain. Ce qui
n’empêche pas de contester ses positions politiques ni de lire
son œuvre, comme l’a fait Edward Said dans L’Orientalisme,
à travers la grille orientaliste. Mais, quoi qu’il en soit,
Camus ne mérite pas des avocats comme Daniel Leconte.
Les analyses d'Alain
Gresh
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