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Carnets du diplo
Hubert Védrine, l’option
atlantiste/occidentaliste et la politique arabe de la France
Alain Gresh
9 septembre 2007
Dans
un rapport remis au président de la République sur la France et
la mondialisation, Hubert Védrine revient sur de nombreux
aspects de la politique étrangère de la France. Bien que les médias
aient mis en avant pour l’essentiel la première partie (« La
France doit-elle repenser sa position face à la mondialisation ? »),
la seconde partie intitulée « Faut-il changer de posture
dans notre politique étrangère et de défense ? ») me
semble la plus stimulante (au moins pour ce blog). Je voudrais en
citer quelques parties, en espérant que ces propositions
susciteront un vrai débat à l’heure où Nicolas Sarkozy
adopte, sur l’Orient, une
vision américaine.
L’ancien ministre revient d’abord sur le débat en France
sur la politique étrangère
« L’interrogation sur notre position dans le monde
globalise porte aussi sur notre politique étrangère d’autant
que les changements spectaculaires intervenus depuis vingt ans
dans la géopolitique du monde alimentant une contestation sourde
contre cette politique qui serait "dépassée", sans que
soit clairement précisé ce qui, au juste, est "dépassé".
Il est donc important d’en analyser la nature, et les
motivations des propositions de modernisation et de les évaluer. »
« En premier lieu l’affirmation fréquente selon
laquelle il règne en France un large consensus sur la politique
étrangère n’est plus que superficiellement vraie, même si
l’habitude perdure de répéter qu’il y a un consensus.
L’absence de désaccord frontal droite/gauche dans ces domaines
semble accréditer cette thèse : on serait bien en peine de
caractériser globalement "la" politique étrangère de
la gauche ou "la" politique étrangère de la droite,
tant le débat idéalisme/réalisme, la détermination des parts
respectives de la défense des intérêts économiques ou de sécurité,
et des droits de l’homme dans notre politique étrangère passe
à l’intérieur de chaque formation politique comme de chaque
gouvernement de gauche ou de droite. A chaque question clé :
jusqu’où faut-il intégrer l’Europe ? Jusqu’où
faut-il élargir l’Europe ? Faut-il continuer à avoir une
politique arabe, ou africaine, et laquelle ? Faut-il, ou non,
prendre des initiatives pour la paix au Proche-orient ?
Faut-il une autre politique méditerranéenne et en quoi
consisterait-elle ? Peut-on être les alliés des États-Unis
sans être obligés de s’aligner sur eux ? Peut-on mieux
les influencer ? Peut-on bâtir un rapport de forces avec les
pays émergents ? Faut-il forcer les pays non démocratiques
à se démocratiser ? Sans oublier toutes les crises aigues,
les réponses variées sont contradictoires, tant au sein de la
gauche que de la droite, on a eu des preuves multiples ces dernières
années. »
« Qu’ont à l’esprit ceux qui militent pour une
remise en cause du positionnement diplomatique de la France ?
On pourrait penser que cela ne va pas jusqu’à contester le vrai
fil conducteur de la politique étrangère de la Vème République
- qui est précisément que la France doit avoir sa propre
politique -. Et pourtant deux courants de pensée distincts ont
oeuvré ces dernières années dans ce sens, de cette révision et
l’un des deux garde toute son ambition. Ils se sont nourris
contre la politique étrangère de la France de déconvenues inévitables,
de maladresses ponctuelles montées en épingle, de tel ou tel
geste, démarche ou silence contestable de tel Président ou de
tel ministre. Ils ont mis l’accent tous les deux sur la nécessaire
"modernisation " de la politique étrangère et de défense
de la France (à cause des nouvelles menaces, des nouveaux acteurs
etc.). Mais ils voudraient obtenir plus sa réorientation en
profondeur, voire sa normalisation. Il s’agit des courants européistes
d’une part, et atlantiste/occidentaliste d’autre part. Bien sûr
toute politique étrangère française comporte une très
importante composante européenne, une composante atlantique, du
fait de notre alliance avec les États-Unis et une dimension spécifique.
Mais cette politique ne sera pas du tout la même selon les
proportions respectives de ces trois dimensions, et selon celle
qui sera jugée prioritaire. Ce choix fondamental pour notre
avenir mérite d’être explicité, et débattu. »
Après avoir exposé les thèses de l’option fédéraliste
européenne, il présente l’option (la plus dangereuse à mon
avis) l’option atlantiste/occidentaliste :
« Depuis quelques années une vision du monde
"atlantiste" au sens de la droite française d’avant
le gaullisme, devenu avec la mondialisation et ses angoisses
"occidentaliste", est réapparue et s’est affirmé au
fil de livres, de revues, d’articles, de colloques et de déclarations
politiques. Il ne s’agit là pas de la politique normale
d’amitié et de coopération avec les États-Unis, mais d’une
réorientation en profondeur qui doit être examinée de près. Ce
mouvement s’inscrit, tout en prétendant s’en démarquer, dans
le schéma de clash des civilisations, pronostiqué il y a quinze
ans par Samuel Huntington. Huntington d’ailleurs injustement décrié :
il ne préconisait pas, mais au contraire il mettait en garde !
Les Occidentaux (environ un milliard) seraient confrontés à
l’hostilité irrémédiable des cinq milliards et demi d’êtres
humains non occidentaux, à commencer par les Musulmans et les
Chinois (qui pourraient se liguer, partie la moins convaincante
des spéculations d’Huntington) sans oublier les Russes, les
Indiens, et tous les autres qui voudraient se venger des cinq siècles
de domination occidentale. Menacés, les Occidentaux devraient se
serrer les coudes. »
« De fait, les Occidentaux ont perdu le monopole de
l’histoire, si ce n’est leur influence qui peut demeurer
longtemps colossale. Cette thèse fait écho à celle des néo-conservateurs
américains, élaborées bien avant le 11 septembre, et dont on
connaît les axiomes, le "wilsonisme botté" : il
faut contre la "Realpolitik" remettre la
"morale" au centre de la politique étrangère, et être
plus offensif contre les régimes non démocratiques et conduit
presque fatalement à des interventions militaires, avec ou sans
accord au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU. Les néo-conservateurs
gardent plus d’adeptes qu’on ne le croit en Europe, y compris
dans les élites françaises, même après le fiasco irakien. Ce
fait a été masqué par la virulente et durable réprobation de
la politique étrangère de Georges W. Bush au Proche et au Moyen
Orient par l’opinion française, mais il est patent. Quels sont
les axes des tenants de cette réorientation
"occidentaliste" qui, le plus souvent, ne se présentent
pas sous leurs vraies couleurs, à part quelques intellectuels
isolés et provocateurs, mais sous le pavillon aimable de la
"modernisation" (encore une !) de la politique étrangère ? »
« D’abord le postulat des "valeurs
communes" entre l’Europe et les États-Unis. Il peut y
avoir des désaccords passagers avec Georges Bush (et encore pas
pour tous les membres de ce groupe de pensée) mais au fond nous
serions avant tout des démocraties assaillies par les terroristes
et menacées par la Chine, le nouveau "monde libre". La
question de savoir si la politique américaine récente n’a pas,
précisément, accru ces risques, n’est même pas admise par les
tenants de cette ligne. Il s’en suit que nous ne devrions pas
critiquer inutilement les États-Unis, ni nous démarquer d’eux
"pour le plaisir de nous opposer à eux". Selon un schéma
bien connu, ne pas s’opposer à eux sans motif valable devient
vite : ne pas s’opposer tout court. Tout un pan, tout un héritage
de la politique étrangère française - ton, initiatives, méthodes,
partenaires - est ainsi frappé de suspicion même dans les cas où
la France a eu à l’évidence raison. Il est surprenant de
constater que cette tentation est forte, comme pour l’européisme,
dans les élites - mais quasiment pas dans la population. »
« B. Dans sa logique, ce courant de pensée - fort à
l’UMP et dans le monde industriel et de la défense, présent au
PS, significatif dans les médias - estime que la position
particulière de la France dans l’OTAN est un "problème".
Jusqu’ici les quatre premiers successeurs du général de Gaulle
ont préservé l’essentiel de la décision que celui -ci avait
été amené à prendre en 1966 à l’issue de huit années de négociations
infructueuses avec les États-Unis : sortir la France de tout
engagement militaire automatique tout en restant, cela va de soi,
dans l’Alliance. Si cette question n’a pas fait ’l’objet
de débats publics, ni pendant la campagne électorale, ni depuis
l’élection du président Sarkozy, la tentation du retour dans
l’OTAN existe bel et bien. »
Enfin, en conclusion, Hubert Védrine revient sur la politique
arabe et africaine de la France.
« Renoncer à la "politique arabe" de la
France serait une concession inutile à une partie de la presse américaine
et à la droite israélienne. Cette politique a été parfois
critiquable mais a été plus souvent encore caricaturée. Que
dire alors de la politique arabe de Georges W. Bush, ou de celle
du Likoud ? Une politique arabe n’est pas choquante
"en soi". En revanche, la notre doit être clarifiée et
reformulée en tenant compte du fait qu’une approche
"arabe" globale est impraticable : ces pays sont en
désaccords sur trop de sujets. Mais avoir des relations fortes
avec chaque pays arabe en particulier, à déterminer au cas par
cas, s’impose à nous au Maghreb comme au Proche Orient. Une
approche "méditerranéenne" peut renouveler
l’exercice surtout si on peut individualiser la Méditerranée
occidentale, malgré l’inexistence regrettable de toute entité
maghrébine. »
« Mais la politique arabe a surtout été présentée
par ses contempteurs comme synonyme de complaisance envers des régimes
arabes despotiques et anti-israéliens. Rien de fatal à cela. Les
pays arabes ne sont pas dispensés par exception de l’effort de
modernisation et de démocratisation attendu dans le monde entier,
et qu’espèrent leurs propres peuples. A l’inverse ce serait
peu glorieux de notre part de nous montrer plus exigeants envers
un pays arabe qu’envers la Chine ou la Russie sous prétexte que
ce pays serait francophone, plus proche, et en principe plus vulnérable
à nos pressions. Peut être faudrait-il tenter d’inscrire
l’ensemble de nos relations avec les pays arabes (nous, et l’Union
européenne) dans un "partenariat pour la modernisation
politique et économique", dans lequel les pays arabes
auraient un rôle plus grand, des vrais partenaires, que celui
qu’ils avaient eu dans la genèse de Barcelone ? Ce qui
supposerait qu’ils soient associés à sa conception ce qui
n’avait pas été le cas du "Grand Moyen-Orient" de
l"’administration Bush, tentative mort née de donner un
sens à l’aventure irakienne. L’Union de la Méditerranée en
projet pourrait en être le cadre. N’oublions pas cependant
qu’ils ont d’autres partenaires que nous et qu’ils ne vivent
pas dans l’attente de nos propositions. »
« La politique arabe, c’est aussi bien sûr la
question palestinienne. Il est tout à fait faux de dire, au moins
depuis le voyage de Mitterrand an Israël en mars 1982 que la
politique française au Proche-Orient est "déséquilibrée".
Simplement depuis Mitterrand à la Knesset, voire avant avec
Giscard, elle n’a cessé de dire que les Israéliens ne seraient
pas en paix ni en sécurité tant qu’ils n’auraient pas résolu
correctement la question palestinienne et accepté un état
palestinien dans les territoires occupés, et évacués. Cette
position n’a jamais gêné un Rabin, un Shimon Peres, un Barak,
les travaillistes, en général le camp de la paix, plusieurs
grands médias israéliens, de nombreuses personnalités et même
la grande opinion israélienne qui en accepte la nécessite comme
les sondages le montrent tous depuis des années. En revanche,
cette position française prémonitoire et claire a été
longtemps une cible facile pour tous ceux qui, en Israël et
ailleurs, refusant le principe même d’une restitution des
territoires, récusaient toute négociation, tout négociateur, et
essayaient de discréditer tous les soutiens extérieurs à un État
palestinien. Il est vrai aussi que, juste sur le fond, la position
française a été trop souvent à l’égard d’Israël (entre
autres) énoncée de façon désagréable, sermonneuse et donneuse
de leçons. »
« On peut juger révoltante la situation faite au
peuple palestinien, -elle l’est- et de surcroît absurde sur le
plan des intérêts de sécurité occidentaux, européens et israéliens.
On peut être convaincu des perspectives formidables que créerait
un règlement viable de ce conflit pour les Israéliens, les
Palestiniens et tout le Proche Orient, et donc aussi pour nous.
Cela ne justifiait pas que toutes nos relations avec Israël se
ramènent à une désapprobation. Israël est un pays démocratique
et pluraliste. Le débat y est vif. Les échanges franco-israéliens
qui se sont développés à partir de 2003, de "société
civile" à "société civile", après que le
gouvernement de 2001/2202 ait été injustement accusé d’être
indifférent aux actes antisémites commis dans certaines
banlieues, ont été une bonne chose. De toutes façons, la France
a pu dire des choses fortes, justes et courageuses sur ce conflit,
mais elle n’a jamais été en mesure de résoudre le problème
à la place des protagonistes directs - israéliens, palestiniens -,
des Américains ou des Arabes. Mais elle a intérêt à ne pas
admettre le sophisme répandu sur le caractère prétendument
marginal de ce conflit et à rester présente et disponible. En
effet rien n’envenime plus la relation Islam/Occident que le
statu quo au Proche Orient, d’autant que tous les éléments
d’une solution acceptable sont connus. »
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