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Carnets du diplo
Le Moyen-Orient, au milieu
de nulle part
Alain Gresh
8 mai 2007
La livraison de mai du mensuel Prospect publie un
article stimulant d’Edward Luttwak, intitulé « The
middle of nowhere », (le milieu de nulle part ; en
fait il s’agit d’un jeu de mots sur middle east, le
moyen-orient, middle voulant aussi dire milieu). Luttwak
travaille au Center
for Strategic and International Studies, à Washington ;
il est l’auteur de nombreux livres sur la stratégie, dont
certains ont été traduits en français, notamment Le grand
livre de la stratégie. De la paix et de la guerre (Odile
Jacob, 2002).
Les experts du Moyen-Orient, affirme l’auteur, se sont
toujours trompés, car leurs analyses répètent les mêmes
erreurs. L’auteur en dénombre trois principales.
D’abord, le catastrophisme, l’idée que nous sommes cinq
minutes avant la catastrophe. La région aurait atteint son moment
de vérité, si rien n’est fait immédiatement, on ira vers la
catastrophe. Le roi Hussein de Jordanie était le champion de
cette attitude. Or, chaque fois, il n’arrive pas grand-chose
quand on a passé ce moment de vérité. Certes la violence
persiste, mais elle n’est pas si terrible : « Les
morts du conflit judéo-palestinien depuis son déclenchement en
1921 n’ont pas dépassé 100 000, autant que de tués en une
seule saison de conflit au Darfour. » D’autre part, le
conflit israélo-arabe a perdu toute importance stratégique
depuis la fin de la guerre froide. Quant à l’importance du pétrole,
depuis la guerre de 1973 et l’utilisation de l’embargo, elle
est très surestimée. D’autant que la dépendance à l’égard
du pétrole du Moyen-Orient décline : en 2005, 17% des
importations américaines de pétrole venaient du Golfe (contre
28% en 1975, et ce pourcentage devrait encore diminuer. « Le
catastrophisme moyen-oriental est faux pour deux raisons,
d’abord parce que le conflit est maintenu dans des frontières
assez étroites ; et ensuite parce que le Levant (le
Moyen-Orient) n’est plus très important. »
La seconde erreur, poursuit l’auteur, est ce qu’il appelle
« le syndrome Mussolini ». Dans les années 1930, les
dirigeants français et britanniques ont pris pour argent comptant
les déclarations tonitruantes du dictateur italien et ont cru
tout ce qu’il disait sur ses capacités militaires, avant de se
rendre compte que l’armée italienne n’était pas prête à se
battre. Aujourd’hui, les experts du Moyen-Orient « accordent
une force militaire à des sociétés sous-développées qui
peuvent mener des guerres insurrectionnelles, mais qui ne peuvent
développer des forces modernes ». Dans les années
1960, les experts ont cru à la force militaire de Nasser ;
en 1990 on a surestimé grandement la force de Saddam Hussein. Et
maintenant ce syndrome de Mussolini est à l’œuvre avec
l’Iran. (Remarque de AG : on peut noter que les
responsables militaires israéliens en 1967, les responsables américains
en 1990 et les mêmes responsables aujourd’hui savent
parfaitement que les rapports de force militaires sont en leur
faveur et qu’ils utilisent le syndrome Mussolini à de pures
fins de propagande).
Pour l’Iran, poursuit l’auteur, nous savons que toute la
liste des avions ou des navires de guerre iraniens fait référence
à du matériel vieux d’au moins trente ans et que le pays ne
dispose pas de pièces de rechange. Quant au risque de riposte
terroriste de l’Iran, toute la mobilisation de Téhéran depuis
trente ans n’a abouti qu’à trois opérations d’envergure :
celle contre l’Arabie saoudite (Khobar) en 1996 ; et deux
attaques à Buenos-Aires en 1992 et 1994 (sur les controverses
autour de ces deux attaques, voir mon
blog du 18 novembre 2006).
Bien sûr, affirme l’auteur, si les installations nucléaires
sont bombardées, il y aura quelques représailles. Mais elles
seront limitées. « Il y a peut-être beaucoup de bonnes
raisons de ne pas attaquer l’Iran, y compris la lenteur des
progrès de l’enrichissement de l’uranium, mais sa capacité
de représailles n’est sûrement pas une de ces raisons ».
Même le trafic à travers le détroit d’Ormuz n’est pas si
fragile que cela, comme l’a montré la guerre entre l’Iran et
l’Irak (1980-1988). L’auteur conteste aussi l’idée que les
Iraniens seraient unis derrière le programme nucléaire,
affirmant qu’il n’existe pas de nationalité iranienne, que
les Perses ne représentent que 51% de la population, que 24% sont
des Turcs (azéris), que 5 à 6 millions sont des Kurdes, etc.
La troisième et la plus importante des erreurs des experts,
que ceux-ci soient pro-arabes ou anti-arabes, mais aussi des
turcologues ou des iranologues, est de croire que ces nations sont
« malléables ». Les durs pensent qu’avec
l’usage de la force on peut obtenir que les sociétés arabes
acceptent la présence occidentale ; les modérés affirment
que si telle ou telle concession était accordée aux Arabes,
l’hostilité entre Orient et Occident s’arrêterait.
Les experts sont incapables de reconnaître que « les
sociétés sous-développées doivent être laissées à elles-mêmes,
comme la France le fait avec la Corse, comme les Italiens ont
appris à le faire avec la Sicile. (...) Les peuples du
Moyen-Orient devraient être finalement autorisés à avoir leur
propre histoire, chose que les experts de toutes tendances
semblent déterminés à leur refuser. »
Ceci nous amène, conclut l’auteur, à l’erreur
fondamentale que nous faisons tous. « Nous accordons
beaucoup trop d’attention au Moyen-Orient, une région pour
l’essentiel stagnante, où presque rien n’est créé du point
de vue scientifique. A l’exception d’Israël, la production de
brevets par habitant est de 20% de ce qu’elle est en Afrique
sub-saharienne. La population du Moyen-Orient, 5% de la population
mondiale, est remarquablement improductive. »
« A moins d’y être obligés par un danger immédiat,
nous devons donc nous concentrer sur les anciens et nouvelles
terres de création en Europe et en Amérique, en Inde et dans
l’est de l’Asie où des populations travailleuses regardent
vers l’avenir au lieu de rêver du passé. »
J’ai reproduit très longuement cet article très méprisant
avec lequel je ne suis pas du tout d’accord parce qu’il est
caractéristique d’une certaine manière de penser en vogue aux
Etats-Unis. Il reflète aussi un courant émergent en France qui
pense que notre pays devrait arrêter de se préoccuper de ce qui
se passe au Proche-Orient (et aussi en Afrique), que c’est une
zone archaïque et que nous devrions concentrer nos efforts sur
les pays « productifs ». Si ce choix me semble déjà
contestable pour les Etats-Unis, il l’est encore plus pour la
France. Pour deux raisons : ces régions sont frontalières
et ce qui s’y passe a des conséquences directes chez nous ;
le poids de la France dans le monde est directement lié à ses
relations historiques avec l’Afrique, le Maghreb et le
Proche-Orient – même si l’on peut souhaiter que la nature de
ces relations évolue
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