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El Watan
« Le terrorisme est un concept
fourre-tout »
Alain Gresh
Alain Gresh - Photo El Watan
Mardi 5 novembre 2008 Alain Gresh, 60 ans, est
un journaliste spécialiste du Moyen-Orient. Il est directeur
adjoint du mensuel français Le Monde Diplomatique et membre du
comité éditorial de la revue géostratégique Maghreb-Machrek que
dirige Jean-François Daguzan. Il a publié plusieurs ouvrages sur
cette région dont Israël, Palestine : vérités sur un conflit et
L’Islam, la République et le Monde. Avec le philosophe Tariq
Ramadan, il a écrit L’Islam en questions. Alain Gresh a
participé à Alger au colloque « Monde arabe et Occident : choc
des civilisations et stratégie d’hégémonies », organisé en marge
du Salon international du livre d’Alger (Sila).
Il
y a eu un bombardement américain en Syrie au moment où il y a un
retour diplomatique en force. Quel est le but de ce genre
d’opération ?
Il est
difficile de comprendre qu’il a une signification autre que
celle liée à la politique intérieure américaine avec l’élection
présidentielle. Surtout que John McCain paraît pour une partie
de l’opinion comme une garantie de sécurité. Il est peut-être
positif d’avoir une situation de tension, mais cela n’a pas été
utilisé durant la campagne. Le raid contre la frontière syrienne
avec l’Irak correspondait à une stratégie américaine :
poursuivre « les terroristes », y compris en violant la
souveraineté du pays comme au Pakistan. Je ne sais pas s’il faut
de l’importance à ce raid, mais on annonce la reprise des
négociations indirectes israélo-syriennes. M.Olmert a encore
trois mois devant lui pour aller jusqu’au bout de ces
pourparlers.
Ces
négociations israélo-syriennes ont-elles une chance d’aboutir ?
Le dossier
israélo-syrien lui-même est assez facile, si on le compare à la
Palestine. Il y a la question du Golan occupé. En 2000, il y
avait eu des négociations très proches d’un accord et ce sont
les Israéliens, au dernier moment, qui sont revenus sur leurs
engagements. Du point de vue israélien, cela peut être
intéressant de signer un accord de paix séparé avec la Syrie
parce que cela peut entraîner un autre accord avec le Liban. Le
prix à payer est le retrait de tout le Golan, c’est-à-dire
revenir sur la ligne des frontières de juin 1967. Des dirigeants
israéliens peuvent être intéressés par cela, mais le système
politique israélien est tellement compliqué, avec des petits
partis qui pèsent, que ce n’est pas sûr que cela aboutisse. Deux
points de vue s’affrontent : ceux qui privilégient les
négociations avec la Syrie et ceux qui veulent un accord de paix
plus global. Mais la réalité sur le terrain palestinien est la
poursuite de l’occupation. Il va de l’intérêt d’Israël de signer
une paix avec la Syrie. Cela voudrait dire que ce pays aura des
accords de paix avec tous ses voisins. Cependant, cela lui
laissera, malheureusement, la main libre sur la question
palestinienne. Il y aura moins de pression sur cette question.
La
Syrie est-elle prête à s’éloigner de l’Iran ?
J’ai
rencontré en juillet dernier le président Bashar Al Assad avant
sa visite à Paris. Il m’avait déclaré : « L’Occident veut qu’on
rompe nos rapports avec l’Iran, alors que l’Iran, dans les cinq
dernières années, a été le seul pays qui nous a soutenus alors
que nous étions dans un isolement total. » La coopération entre
les deux pays pourrait être moins importante à l’avenir. Cela
n’ira pas plus loin. De toute façon, s’il y a paix entre la
Syrie et Israël, il y aura paix entre le Liban et Israël. Donc
la question du Hezbollah sera réglée (...) Du temps de
l’Administration de Clinton et de Bush père, il y avait des
négociations étroites avec la Syrie. Après le 11 septembre, Bush
fils a mis la Syrie sur « l’axe du mal », les conséquences
furent négatives. L’assassinat au Liban de Rafic Harriri a amené
la France à considérer la Syrie comme responsable de ce meurtre
et à s’allier aux Américains. La venue d’un nouveau président en
France et l’accord de Doha ont facilité un retournement de la
position européenne. En ce moment, la capacité des Américains à
faire pression sur leurs alliés a faibli à cause du désastre de
la gestion Bush et des élections américaines.
N’est-il
pas trop facile d’accuser la Syrie d’être derrière les
assassinats au Liban ?
Il y a une
commission d’enquête internationale qui doit rendre les
résultats de son investigation. Le Liban est coutumier des
assassinats politiques. Il faut laisser les enquêteurs faire
leur travail. Mais il est évident que les Américains avaient
intérêt à mettre la Syrie au banc des accusés. La Syrie est un
pays qui s’oppose à la politique américaine dans la région (...)
Au Proche-Orient, dès qu’il se passe quelque chose, dix théories
du complot émergent pour dire que c’est les Israéliens ou les
Américains qui sont responsables... Le Liban est un pays divisé
sur le plan confessionnel et politique. On ne peut diriger ce
pays par 50% contre 50%. Ce pays est utilisé par tous les
voisins qui s’ingèrent dans ses affaires internes. La solution
est un gouvernement d’union nationale et l’espoir que les
négociations régionales aboutissent à quelque chose
Faut-il
s’attendre à des changements après la rencontre Saad Harriri-
Hassan Nasrallah ?
J’étais au
Liban, la semaine dernière, au moment de cette rencontre. C’est
le signe et l’accélération de la détente qu’il y a sur le plan
intérieur. Tout le monde sait que c’est provisoire. Disons que
dans les neuf mois qui viennent, il y aura une détente, pas de
guerre civile rampante comme on l’a vu jusqu’à présent. Il y a
une situation économique qui s’améliore. Pour le peuple
libanais, c’est ce qu’il y a de mieux. La situation au Liban ne
peut pas être séparée de ce qui se passe dans la région. La
relance des conflits (Israël-Syrie, Israël-Iran) risque de
déstabiliser le Liban. Dans la direction israélienne, il y a
différentes tendances. La garantie pour la sécurité d’Israël est
la paix dans la région. Il y a ceux qui pensent que la garantie
est la déstabilisation, ce sont les interventions militaires
musclées contre les voisins. Aller vers le chaos, alimente les
forces extrémistes. Cela ne favorise personne ni le monde arabe
ni Israël.
Il
y a un drame humain dans la bande de Ghaza. Combien de temps
cette situation risque-t-elle de durer ?
C’est une
situation que les Etats-Unis et l’Union européenne avaient
contribué à créer. En 2006, il y a eu des élections en Palestine
demandées par les Occidentaux après la mort de Arafat. Ce
scrutin fut, sans doute, le plus libre dans le monde arabe. Une
fois les résultats connus, la politique des USA et de l’UE était
de boycotter le gouvernement légitime sorti des urnes. C’était
une erreur et une atteinte à la démocratie. Cela a contribué à
défaire la société et les institutions politiques
palestiniennes. Aujourd’hui, il existe une double autorité,
l’une à Ghaza et l’autre à Ramallah. Les négociations de paix ne
peuvent se faire qu’avec une direction palestinienne unifiée. Un
million et demi de Palestiniens vivent une situation
insupportable à Ghaza : les étudiants ne peuvent pas aller à
l’étranger, les soins sont rares... Ce type de situation
alimente l’extrémisme. Le discours occidental sur les droits de
l’homme est à double détente. On défend d’un côté ces droits et,
de l’autre, on tolère l’asphyxie de toute une population à Ghaza,
punie d’avoir mal voté. Il y a une indifférence aux Etats-Unis,
en Europe et, malheureusement, dans le monde arabe. Il existe
une médiation égyptienne entre le Hamas et l’Autorité
palestinienne. Il faut espérer surtout que toutes les forces
internationales feront pression. Tout le monde a intérêt à
l’instauration d’un gouvernement d’union nationale en Palestine,
le seul qui peut négocier (...) Je ne crois pas que les
élections auront lieu en janvier prochain. Le Fatah et le Hamas
n’ont pas la même interprétation et la même date, janvier 2010
pour le premier, janvier 2009 pour le deuxième. Cela risque
d’aggraver la tension. Il existe des documents qui ont fixé le
cadre commun palestinien, à l’image de l’accord de La Mecque.
C’est là-dessus qu’il faut compter pour éviter l’escalade.
Les
changements internes en Israël vont-ils favoriser la cause de la
paix ?
On ne sait
pas quel sera le résultat des élections de février 2009. Les
sondages donnent des résultats serrés entre les différents
camps. On donnait jusque-là le Likoud (droite) comme vainqueur.
C’est le parti de la guerre. L’opposition, représentée par Mme Livni
et ceux qui gèrent le pays depuis quatre ans, n’a pas choisi une
vraie stratégie de paix, ni dans la négociation ni dans le
traitement quotidien des Palestiniens (colonisation,
check-points, 11 000 prisonniers politiques, etc). On ne sent
pas que le choix est fait pour la paix. Reste qu’avant de
partir, M. Olmert a soutenu qu’il va falloir rendre des
territoires, diviser Jérusalem. Il y a une prise de conscience
en Israël, y compris au sein de la droite, qu’avec 5 millions de
Palestiniens, la guerre restera sans fin. Cela crée des tensions
même avec les citoyens israéliens-palestiniens. On l’a vu
récemment dans les affrontements à Akka (...). L’équilibre
démographique n’est pas mis en cause par les Arabes israéliens.
Il ne sont qu’un million sur près de sept millions. Sur les
territoires de 1947, il y a 45% d’Arabes et 55% d’Israéliens.
C’est un argument qu’utilise la gauche et le centre en Israël
pour plaider l’accord de paix avec les Palestiniens. Si
l’occupation se poursuit, le système d’apartheid va s’instaurer
avec 5 millions de Palestiniens maintenus dans des bantoustans.
La société israélienne est divisée. Il y a une émergence d’un
courant de droite et d’extrême droite puissant, religieux,
nationaliste, présent chez les colons et qui a une influence
grandissante au sein de l’armée. En même temps, il y a une
partie de la population qui veut vivre normalement. Faire
plusieurs années de service militaire et de périodes de rappel,
ce n’est pas une vie (...) S’il y avait un choix politique entre
la paix et la non-paix, la majorité des Israéliens choisirait la
paix. Mais il n’y a pas de leader politique courageux capable de
faire cette proposition au peuple israélien.
Ne
pensez-vous pas que la présence militaire américaine en
Afghanistan soit liée à des considérations économiques et
énergétiques ?
C’est vrai en
partie. Durant le règne de Saddam, l’Irak vendait son pétrole
aux compagnies américaines. Je ne crois pas que cette idée de
contrôler les sources du pétrole explique tout. On sent aux
Etats-Unis une inquiétude par rapport à un monde en train de se
transformer. Un politologue a dit qu’on entre dans un siècle
post-américain. C’est une réalité. Mais on doit comprendre que
les Américains ne vont pas disparaître. Pour les vingt
prochaines années, les Etats-Unis demeureront une puissance
mondiale. Il y a émergence de la Russie, de la Chine, de
l’Inde... d’autres pays qui ont leurs propres intérêts, mais qui
ne sont pas forcément en contradiction avec ceux des USA. Ce
n’est pas le retour de la guerre froide. Si les Russes
s’affrontent avec les Américains en Géorgie, cela ne veut pas
dire qu’ils n’ont pas des intérêts communs ailleurs. Le monde va
ressembler à celui qui existait avant la Première Guerre
mondiale. Le monde unipolaire que nous avions vécu entre 1989 et
2005 a été celui de la déstabilisation.
Vous
n’êtes pas d’accord avec les théories dominantes sur l’analyse
du terrorisme...
Le terrorisme
est un concept fourre-tout. On y a mis Al Qaïda, Hezbollah,
Hamas, l’ETA, les Corses. Le terrorisme est une forme de lutte
qu’on peut condamner, tout dépend du sens à donner au
terrorisme. Le FLN et l’ANC ont été considérés comme des
organisations terroristes. Il est vrai qu’il existe des groupes
terroristes qu’il faut combattre. Mais je ne crois pas à l’idée
d’un terrorisme comme menace globale. Ce discours sur la menace
est dangereux. Globalement, on pense au terrorisme islamique et
donc musulman. En Europe, il existe un discours anti-musulman
dangereux. Le choc des civilisations est une mauvaise analyse,
cela ne correspond pas à rien. Les Américains appellent cela la
prophétie autoréalisatrice, à force d’en parler cela devient une
réalité. La Méditerranée a connu des siècles d’échanges
culturels, on partage des tas de choses, l’idée qu’on vit dans
des civilisations closes est fausse. Il existe des forces
diverses en Occident. Il faut lutter contre cette idée de
séparation entre deux blocs.
Finalement,
George W. Bush va quitter le pouvoir sans avoir capturé Ben
Laden !
C’est là
aussi un échec. Faire d’Al Qaïda une espèce d’ennemi stratégique
des Etats-Unis était nécessaire pour l’Administration
américaine. On avait parlé de troisième guerre mondiale contre
le terrorisme, une guerre sans fin. Un discours qui domine
depuis le 11 septembre. De ce point de vue-là, Ben Laden était
bien utile. Il y a des alliés objectifs et des alliés
subjectifs.
Pourquoi
des pressions occidentales sont-elles exercées sur l’Iran au
motif qu’il fabrique la bombe iranienne ?
Les
Iraniennes veulent maîtriser la technologie nucléaire civile.
Cela va leur permettre, s’ils le décident, de maîtriser la
technologie militaire. Mais ils n’ont pas pris la décision. Ceci
étant, le discours occidental n’est pas acceptable pour
plusieurs raisons. On oublie que l’Iran a été agressé par l’Irak
avec le soutien des pays occidentaux sans que personne ne
réagisse. Il y a eu un million de morts dans cette guerre. Si on
veut stopper le nucléaire, il faut être contre les deux poids,
deux mesures. Le seul pays nucléaire dans la région, c’est
Israël. Il faut éviter la nucléarisation de la région mais que
cela se fasse globalement. La solution à ce problème iranien est
la négociation entre Téhéran et Washington surtout. Les
Etats-Unis doivent reconnaître que l’Iran est une grande
puissance régionale qui a des ambitions légitimes.
Entretien réalisé par Faycal Metaoui
Droits réservés © El Watan 2007
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