Opinion
Les préjugés «
ordinaires » d'un écrivain israélien
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Mercredi 4 janvier
2012
A. B. Yehoshua est incontestablement
un grand écrivain israélien. Mais, bien
qu’ayant soutenu et la guerre contre le
Liban en 2006 et l’invasion de Gaza il y
a trois ans, il prétend appartenir au «
camp de la paix ». De la paix des
cimetières, faudrait-il préciser. Car sa
pensée est fondamentalement coloniale,
ne concevant l’Autre, le Palestinien,
que comme profondément différent.
Dans une libre opinion publiée par le
quotidien Haaretz le 2 janvier et
intitulée «
An unwelcome intro to the binational
state », il veut répondre à
Avraham Burg, l’ancien président du
parlement israélien, et sans doute l’une
des plus courageuses personnalités du
pays. Celui-ci écrivait, dans «
Now it’s your turn » (Haaretz,
23 décembre), qu’il n’existerait demain
qu’un seul Etat entre la Méditerranée et
le Jourdain et que celui-ci serait aussi
peu démocratique qu’Israël aujourd’hui.
« Même si, parmi nous, beaucoup
croient qu’il est possible d’empêcher la
création d’un tel Etat par des mesures
politiques énergiques, il faut pourtant
s’y préparer, à la fois
intellectuellement et émotionnellement,
tout comme nous nous préparons à
d’autres situations d’urgence.
L’objectif de cette préparation est de
garantir qu’un Etat binational ne sapera
pas la structure démocratique d’Israël,
et ne détruira pas complètement
l’identité collective juive-israélienne
qui a pris forme au cours des dernières
décennies.
L’avènement d’un Etat binational
ne serait pas seulement dû aux
agissements d’Israël, mais serait
également le résultat de la coopération
silencieuse des Palestiniens, tant à
l’intérieur d’Israël qu’au-delà de ses
frontières. Même les membres
pragmatiques du Hamas veulent entraîner
Israël, comme une première étape, vers
une telle éventualité.
(...) « Pour le peuple
palestinien, un Etat binational dans
l’intégralité du grand Israël est une
meilleure option que le morceau de
Palestine haché et découpé qui pourrait
être arraché des griffes d’Israël après
beaucoup de peine et de sang ».
« Grâce à la puissante économie
d’Israël et ses liens étroits avec
l’Occident, un Etat binational, même à
moitié démocratique, pourrait promettre
aux Palestiniens une vie meilleure et
plus sûre, et (surtout) un territoire
plus vaste que celui qui pourrait être
obtenu après des dizaines d’années de
campagne menée avec l’objectif d’obtenir
toute la Palestine.
(…) Cette vision d’un Etat
binational explique peut-être
l’obstination de l’Organisation de
libération de la Palestine, à la fois au
sommet de Camp David en 2000 et pendant
les négociations entre l’Autorité
palestinienne et le gouvernement Olmert.
Elle pourrait aussi avoir influencé la
position de l’Autorité palestinienne au
cours des derniers contacts avec le
gouvernement israélien actuel, une
position destinée à empêcher l’émergence
d’une véritable solution. »
Ah bon ? On sait que selon la
propagande israélienne, au sommet de
Camp David de 2000 entre Ehud Barak et
Yasser Arafat, le premier ministre
israélien avait présenté une offre
généreuse que les Palestiniens auraient
rejeté. Pourtant, les mémoires de la
plupart des protagonistes — y compris
américains — publiées depuis confirment
qu’il n’en a rien été. Que Barak n’a
jamais proposé de rendre même 95 % des
territoires occupés. Qu’il avait décidé,
avant même le sommet, de faire porter la
responsabilité d’un échec prévisible sur
Yasser Arafat. C’est Barak qui a inventé
l’idée qu’il n’y avait pas de partenaire
palestinien pour la paix (lire «
Le “véritable visage” de M. Ehoud Barak
», Le Monde diplomatique, juillet
2002). Yehoshua peut-il ignorer tous ces
témoignages ? Peut-il ignorer la
responsabilité de Barak, qualifié à
juste titre par Uri Avnery de « criminel
de paix » ?
Quant aux négociations entre Mahmoud
Abbas et Ehud Olmert, on nage aussi en
pleine propagande israélienne. Je
renvoie Yehoshua au journal, très
instructif, d’un des négociateurs
palestiniens, Ziyad Clot : Il n’y
aura pas d’Etat palestinien, Max
Milo, 2010.
A moins que l’intransigeance de la
direction palestinienne corresponde,
pour Yehoshua, au fait de ne pas
accepter que les 22 % de la Palestine
historique qu’elle réclame soient encore
amputés, que l’Etat palestinien n’ait
aucune souveraineté, ni sur son espace
aérien ni sur ses frontières, bref, que
ce soit un simple bantoustan.
Mais le meilleur est à venir.
L’écrivain affirme que cette volonté des
Palestiniens d’avoir un Etat binational
« explique aussi la passivité sinon
incompréhensible des Palestiniens quant
à l’organisation de protestations
civiles et non violentes contre les
colonies. Peut-être cela explique-t-il
qu’ils restent dans leur lit quand des
voyous brûlent leurs mosquées ».
Mépris ? Impudence ? Ignorance ?
L’écrivain ne connaît-il pas l’histoire
de la première Intifada (non violente)
ou celle de la seconde, souvent armée ?
Ont-elles réussi à stopper la
colonisation ? Quant à parler de
Palestiniens qui dorment pendant que des
voyous brûlent leurs mosquées, c’est
oublier que les colons bénéficient de la
protection de l’armée, qu’ils sont
souvent armés et n’hésitent pas à tuer –
pendant que Yehoshua écrit ses
chroniques dans Haaretz...
Et l’auteur de conclure que, si l’on
veut éviter cet Etat binational, il
faudra « persuader les Palestiniens
de se mobiliser » pour cette
solution à deux Etats. Le problème du
colonisateur est de toujours rejeter sur
le colonisé la faute : celle d’être
arriéré, celle de ne pas se mobiliser
selon les normes qu’il fixe, celle de
dormir dans son lit douillet.
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