Opinion
Pour en finir avec
l'adjectif « musulman » (ou « islamique
»)
Alain
Gresh

Alain
Gresh
Vendredi 3 août
2012
Parmi les sujets les plus
controversés sur ce blog, il y a, bien
sûr, le conflit israélo-palestinien,
mais aussi l’islam, sa place, son rôle.
S’agit-il d’une religion à part,
fondamentalement différente des autres
croyances ? La doctrine religieuse,
voire le Coran, permettent-ils de
comprendre ce qui se passe dans le monde
dit musulman ? Existe-t-il d’ailleurs
une entité cohérente « monde musulman »
(ou « islamique ») ? Ou « une société
musulmane », « une science musulmane »,
« une histoire musulmane » ?
Que cette religion reçoive un
traitement à part en France et en
Europe, cela ne fait aucun doute.
Imagine-t-on un éditorialiste français
écrivant « je suis un peu judéophobe
» ? Et pourtant Claude Imbert a
écrit, sans en être discrédité, «
je suis un peu islamophobe ».
J’en suis persuadé, il existe en
France, et plus largement en Europe, une
islamophobie. Mais elle couvre
évidemment des phénomènes différents :
pour certains, il s’agit simplement
d’une reconversion du racisme anti-arabe
en un racisme culturel plus facile à
défendre ; c’est le cas du Front
national ou des droites populistes en
pleine expansion ;
pour d’autres, il ne s’agirait que de la
poursuite de la lutte pour la séparation
des Eglises et de l’Etat, lutte qui a
été menée par les républicains au début
du XXe siècle. Certains, comme le site
Riposte laïque, affirment que l’islam
est la seule menace et sont prêts à
toutes les alliances, y compris avec
l’extrême droite, pour libérer la
France. D’autres, refusent cet amalgame,
et prétendent lutter contre tous les
intégrismes, mais n’expliquent jamais
pourquoi, dans nos sociétés, seul
l’intégrisme musulman est de fait visé.
Certains dénoncent toutes les religions,
comme si c’était un combat abstrait qui
se menait en dehors de tout contexte
politique : mesure-t-on, par exemple,
que la critique de la religion juive
dans les années 1930 pouvait être
légitime pour ceux qui combattaient
toutes les religions, mais avoir en même
temps des implications graves ?
Quoiqu’il en soit, une des erreurs
essentielles que l’on retrouve chez
nombre de commentateurs est leur
tentative d’expliquer le monde musulman
actuel, ses forces politiques, ses
conflits, par l’islam. Combien de fois
n’a-t-on pas entendu dire que le
prophète Mohammed ayant été chef
militaire, cela expliquerait le
caractère guerrier de l’islam (ce qui
serait fondamentalement différent du
christianisme) ; ou que telle ou telle
sourate du Coran, éclairerait les
actions d’Al-Qaida ?
Cette vision n’est pas nouvelle («
Une seule âme arabe, religieuse,
fanatique et fataliste »), mais elle
est dangereuse. Paradoxalement, elle est
partagée par les groupes islamistes les
plus radicaux : pour eux aussi, il
existerait une religion musulmane
intemporelle, un corps de dogmatique
inamovible, une charia immuable (depuis
la prédication de Mohammed).
C’est tout l’intérêt du livre de Sami
Zubaida, professeur émérite de sciences
politiques et de sociologie à
l’université Birkbeck de Londres,
Beyond Islam. A New Understanding of the
Middle East (I. B. Tauris, Londres,
2011). Je reprendrai ici les principaux
arguments défendus dans sa longue
introduction.
Dès le départ, l’auteur annonce sa
volonté « de “désacraliser” la région
(le Proche-Orient), en mettant en
question le rôle prédominant attribué à
la religion dans beaucoup d’écrits qui
appliquent le qualificatif d’islamique
(ou musulman) à leur culture et à leur
société ». Existe-t-il vraiment,
s’interroge-t-il, un art islamique, une
musique islamique, une science
islamique, une politique islamique ?
La région concernée a connu, depuis
la fin du XVIIIe siècle, « un
processus de modernisation qui a
entraîné une déconnexion (dis-embedding)
entre la religion et les pratiques et
institutions sociales. (...) Ce
processus, que nombre d’historiens et de
sociologues, ont appelé
“sécularisation”, n’a pas de rapport
avec l’intensité ou la force des
croyances et des pratiques religieuses,
mais fait référence à la séparation
structurelle et institutionnelle des
sphères sociales de la religion et des
autorités religieuses ».
Un autre aspect de la religion doit
être pris en compte, elle « a
toujours représenté un marqueur
communautaire et politique, créant des
frontières autour de groupes de foi et
de leurs institutions, qui peuvent se
transformer en frontières de conflit
dans certaines circonstances ». Cela
est particulièrement vrai pour l’islam,
car le capitalisme, la modernité et la
sécularisation ont été imposés de
l’étranger et souvent considérés par les
populations locales comme « chrétiens
». Et l’islam a joué un rôle
important dans les idéologies de
résistance à cette domination
occidentale.
Et l’on arrive donc à cette situation
paradoxale :
« Au Proche-Orient, comme dans le
monde dit musulman, nous avons des
sociétés et des systèmes politiques
largement sécularisés qui se combinent
avec des idéologies sacrées défendues
aussi bien par les pouvoirs que par les
oppositions. (...) Et plus les
sociétés sont sécularisées, plus les
autorités religieuses et les mouvements
d’opposition veulent les décrire comme
islamiques. »
Zubeida n’accepte pas l’idée qu’il y
aurait différentes modernités (ce que
défend, par exemple, Ernest Gellner, à
qui il consacre un chapitre de son
ouvrage). Pour l’auteur, le moteur de la
modernité est le capitalisme qui produit
différents changements sociaux dans le
monde entier et qui n’est pas le produit
d’influences culturelles de l’Occident.
Bien sûr l’expansion du capitalisme a eu
des effets différenciés – y compris en
Angleterre ou en France –, mais ils ont
des points communs :
« Les processus communs et les
conséquences du capitalisme qui
constituent la modernité comprennent la
destruction des communautés primaires de
production et d’échange fondées sur les
liens de parenté, gouvernées par une
autorité patriarcale, consolidées par la
religion et la tradition, et défendues
par des institutions et des pouvoirs
politico-religieux. » Cela se
traduit par la production de
marchandises, des échanges monétisés,
l’individualisation du travail, etc.,
favorisant l’émergence de l’individu
autonome.
Dans ce contexte, il n’existe pas de
« modernités alternatives » : il s’agit
simplement, que ce soit en Arabie
saoudite ou en Iran, de la volonté des
dirigeants de s’opposer à cette
modernisation (notamment la libération
de l’individu), tout en appliquant les
règles du capitalisme.
Existe-t-il alors, s’interroge
Zubeida, une culture et une civilisation
distincte qui devrait être comprise par
l’Occident ? Peut-on parler de culture
musulmane, alors que les musulmans
appartiennent à de multiples
nationalités ou ethnies, et que leurs
manières de s’identifier à leur
religion, leurs styles de vie, leurs
idéologies sont si différents ? Malgré
les quelques constances de la religion –
la référence au Coran et à l’unicité de
Dieu, et encore soumis à de multiples
déclinaisons –, il existe d’autant moins
une culture musulmane que toute culture
est en mouvement et en transformation
permanente.
Zubeida rappelle que les trois
religions monothéistes ont des corps de
doctrine similaires sur la sexualité, le
blasphème, les pratiques morales, etc.
L’affirmation que les vérités
religieuses ont la prééminence sur les
vérités scientifiques se retrouve aussi
bien dans l’islam que dans le
christianisme. Et la peur née dans les
sociétés européennes de la fatwa contre
Salman Rushdie ne provient-elle pas du
fait que ces sociétés ont connu les
mêmes condamnations religieuses en
d’autres temps ?
L’auteur en vient ensuite à la
charia, qui est le point clef de la
doctrine de toutes les forces
islamistes. « Un grand nombre de
personnes sont convaincues que la charia
est un corps déterminé de droit fondé
sur les sources canoniques, qui incarne
les vertus islamiques. On suppose
également que cette forme de droit a
prévalu dans les sociétés musulmanes à
travers l’histoire, et a été perturbée
par le colonialisme ou par les
intrusions occidentales qui ont imposé
des systèmes juridiques étrangers que
les élites occidentalisées et les
dirigeants corrompus ont accepté. »
Le problème c’est que personne n’est
d’accord sur le contenu de la charia ni
sur les institutions qui doivent la
mettre en oeuvre. Il en existe de
nombreuses interprétations dont on a pu
voir l’évolution à travers l’histoire.
Je ferai une digression pour donner
un exemple que j’ai déjà évoqué : le
droit de vote des femmes. Au début des
années 1950, les femmes égyptiennes sont
descendues dans la rue pour demander le
droit de vote. L’Azhar, la plus haute
institution de l’islam sunnite, publie
une fatwa affirmant que ce droit serait
contraire à la loi musulmane. Soixante
ans plus tard, les femmes votent partout
dans le monde musulman (à l’exception de
l’Arabie saoudite où personne ne vote,
si ce n’est dans des scrutins locaux qui
n’ont aucune portée). La question «
est-ce que l’islam (ou la charia) est
compatible avec le droit des femmes ? »
est ainsi résolue dans la pratique
(comment les autorités musulmanes le
justifient est leur affaire, même si les
débats internes sur cette question sont
intéressants).
Sur la charia, on lira avec profit
La charia aujourd’hui, sous
la direction de Baudouin Dupret (La
Découverte, 2012).
Zubeida se penche ensuite sur divers
aspects du débat sur la loi islamique :
la finance islamique, les rapports de
sexe, l’homosexualité, l’alcool.
Il rappelle ainsi que la finance dite
islamique n’a émergé que dans les années
1970, qu’elle est « une innovation
totale, sans aucune racine dans
l’histoire ». Et que les banques
dites islamiques, malgré la suppression
de l’intérêt, fonctionnent comme les
autres banques à travers le monde, avec
le même taux de profit pour les
investisseurs.
Quant aux questions de genre et au
statut des femmes, là aussi on assiste à
une évolution et à une lutte pour les
droits de celles-ci, souvent menées au
nom d’une lecture renouvelée des textes
religieux. Il existe même désormais un
courant qui se réclame du
féminisme islamique.
L’auteur consacre un développement à
l’homosexualité, rappelant combien sa
pratique a longtemps été acceptée dans
des pays musulmans, mais sans jamais
l’identifier, comme c’est le cas
aujourd’hui en Occident, à une
orientation sexuelle ou à une identité
(sur le même sujet on lira le livre de
Joseph Massad, Desiring Arab,
University of Chicago Press, 2007).
En conclusion, Zubeida revient sur
l’adjectif islamique accolé à
l’histoire, la science, l’art, etc. «
L’usage de ce terme implique que
l’essence de ces régions est l’islam et
confirme leur opposition à l’Occident
chrétien. Pourtant, cet Occident est
rarement qualifié de chrétien quand on
évoque son histoire, ses arts, ses
sciences, etc. » : l’histoire de
l’Europe n’est pas une histoire
chrétienne, même si l’Eglise a joué un
rôle important.
On peut résumer le propos de Zubeida
en reprenant le grand penseur Edward
Said sur l’islam : « Quand on parle
de l’islam, on élimine plus ou moins
automatiquement l’espace et le temps. »
Et il ajoute : « Le terme islam
définit une relativement petite
proportion de ce qui se passe dans le
monde musulman, qui compte un milliard
d’individus, et comprend des dizaines de
pays, de sociétés, de traditions, de
langues et, bien sûr, un nombre infini
d’expériences différentes. C’est tout
simplement faux de tenter de réduire
tout cela à quelque chose appelé islam
[…]. » (cité dans Alain Gresh,
La République, l’islam et le monde,
Hachette, 2006).
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