Carnets du diplo
Que veulent les musulmans ?
Alain Gresh
1er avril 2008
C’est un livre important qu'ont écrit John L. Esposito, un des
meilleurs spécialistes américains de l'islam, et Dalia Mogahed,
une analyste travaillant pour l'institut de sondage Gallup.
Who speaks for Islam ? What a billion muslims really think
(« Qui parle au nom de l’islam ? Ce que pensent vraiment un
milliard de musulmans ») vient d’être publié chez Gallup Press
(New York).
On trouvera une présentation du livre par John Esposito sur
le blog « The
Immanent Frame », ainsi qu’un entretien avec l’auteur,
intitulé « Who
Speaks for a Billion Muslims ? » et réalisé par Wajahat Ali,
sur le site CounterPunch.
Cet ouvrage s’appuie sur une très large enquête d’opinion, à
travers plus de 35 pays et représentant, selon les auteurs, plus
de 90% des 1,3 milliard de musulmans. L’idée est de faire parler
les musulmans eux-mêmes et pas les responsables ou les experts.
Les auteurs résument ainsi les principaux résultats de leur
enquête :
Les
musulmans n’ont pas une vision monolithique de l’Occident. Ils
jugent les différents pays en fonction de leur politique, pas de
leur culture ou de leur religion ;
Leur
principal rêve est de trouver du travail, pas de s’engager dans
le djihad ;
Les
musulmans, dans la même proportion que les Américains,
condamnent les attaques contre les civils comme moralement
injustifiables ;
Ceux
qui approuvent des actes de terrorisme sont une minorité et
cette minorité n’est pas plus religieuse que le reste des
musulmans ;
Ce
que les musulmans admirent le plus dans l’Occident, c’est sa
technologie et la démocratie ;
Ce
que les musulmans condamnent le plus en Occident c’est la
« décadence morale » et la rupture avec les valeurs
traditionnelles (dans des proportions similaires à celles des...
Américains) ;
Les
femmes musulmanes veulent à la fois des droits égaux et le
maintien de la religion dans la société ;
Les
musulmans pensent que si l’Occident veut améliorer ses relations
avec leurs sociétés, il faut qu’il modère ses vues envers les
musulmans et respectent l’islam ;
La
majorité ne veut pas que les dirigeants religieux aient un rôle
direct dans l’élaboration des Constitutions, mais est favorable
à ce que la loi religieuse soit une source de la législation.
Après avoir présenté succinctement les musulmans dans un
premier chapitre (et montré que les Américains ignorent à peu
près tout d’eux), les auteurs développent leurs analyses en
quatre autres chapitres : « Démocratie ou théocratie ? »,
« Comment devient-on un radical ? », « Que veulent les
femmes ? », « Clash ou coexistence ? ».
Il n’est pas possible d’entrer dans le détail, mais certains
éléments de cette enquête sont à souligner. D’abord, pour la
majorité des musulmans ( plus de 90% dans certains pays), la
religion est un aspect essentiel de leur vie. « Beaucoup
considèrent la religion comme un aspect primordial de leur
identité. L’islam n’est pas, pour ses fidèles, ce qu’il apparaît
aux observateurs étrangers, une simple carapace de règles
contraignantes et de punition. Pour beaucoup de musulmans, c’est
une boussole mentale et spirituelle qui donne un sens à la vie,
les guide et leur donne de l’espoir. Une proportion importante
des personnes interrogées dans les pays à majorité musulmane
disent que leur vie a un but important (90% pour les Egyptiens,
91% pour les Saoudiens). »
Le chapitre sur les femmes est évidemment très important. Les
auteurs montrent les changements de la situation des femmes
depuis quelques décennies, avec leur intégration massive dans
l’éducation (notamment au niveau de l’université). Elles veulent
toutes plus de droits et notamment l’égalité juridique avec les
hommes, le droit de vote en dehors de toute pression familiale,
la possibilité de travailler à n’importe quel poste en fonction
de leur qualification (c’est notamment le cas de 76% des
Saoudiennes).
Désirent-elles pour autant être « libérées par l’Occident » ?
L’étude montre qu’un fort pourcentage de femmes et d’hommes
associent de manière positive l’Occident à l’égalité de droit
entre les deux sexes. Pourtant, quand on leur demande si adopter
les valeurs occidentales ferait avancer leur cause, seules 12%
des femmes indonésiennes, 20% des Iraniennes et 18% des Turques
sont d’accord. Alors qu’il y a quelques générations,
occidentalisation et libération de la femme étaient associées,
ce n’est plus le cas aujourd’hui. En majorité, les femmes des
pays musulmans ne pensent pas que les femmes occidentales soient
respectées dans leur société. Elles pensent que l’attachement à
leurs valeurs spirituelles et morales est un élément important
dans les progrès que leur situation doit connaître.
« Travailler pour le progrès des femmes en s’appuyant sur la
charia plutôt qu’en l’éliminant est un thème qui renaît dans les
sociétés musulmanes contemporaines. » Comme l’explique une
professeure de droit, la manière la plus efficace de lutter
contre des pratiques de la charia contraires aux droits des
femmes, c’est de les contester au nom de l’islam.
Rappelons que la réforme du statut personnel au Maroc en
2004, qui a marqué une étape dans la lutte des femmes pour leurs
droits, a été menée par le roi au nom de la religion. On pourra
lire Wendy Kristianasen,
« Femmes : le droit au divorce s’installe au Maroc », Le
Monde diplomatique, août 2007.
Ce chapitre sur les femmes se termine en dressant la liste
des plus importantes conclusions :
Les
femmes musulmanes veulent à la fois le respect de leur religion
et leurs droits ;
Alors
qu’elles admirent certains aspects de l’Occident, elles
n’adoptent pas toutes les valeurs de l’Occident ;
La
majorité des femmes musulmanes croient que leur besoins les plus
urgents sont un développement politique et économique, et non
les problèmes d’égalité ;
Elle
considèrent avec suspicion les défenseurs occidentaux des droits
des femmes, car le féminisme a été utilisé historiquement pour
justifier le colonialisme.
Pour poursuivre ce débat sur l’islam, on pourra consulter
quelques envois plus anciens, notamment « Vers
une révolution de l’islam en Turquie ? » et « Quel
débat autour de l’islam ? ».
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