Opinion
Les islamistes
tunisiens et la tentation de la
domination
Ahmed
Chebbi
Photo:
Kapitalis
Jeudi 15 décembre
2011
On a l’impression d’assister à la même
pièce de théâtre, une pièce de mauvais
goût où le public est le même, le script
est le même, seuls les rôles se sont
inversés.
Par Dr Ahmed Chebbi*
A moins d’un an après la chute de Ben
Ali, les premiers véritables signes de
contre-révolution commencent à paraître
au grand jour. Le pessimisme est de
mise, car il n’est pas nécessaire d’être
expert en politique pour comprendre ce
qui se trame dans les coulisses de la
révolution tunisienne.
Loin de vouloir faire un procès
d’intentions aux actuels dirigeants du
pays, les faits parlent d’eux mêmes.
Mais avant d’analyser la situation
actuelle, il est nécessaire de mettre
les choses dans leur contexte.
D’une
dictature à l’autre
Les premiers slogans de cette
révolution furent «Karama Wataniya»
(dignité nationale) ; cette dignité qui
nous a été confisquée par un régime, par
un président qui s’est accaparé tout les
pouvoirs politiques du pays et a permis
à son clan de s’adjuger ce qui restait
de la Tunisie.
En effet, le régime déchu a construit
son château de cartes sur le despotisme
et le népotisme. Le premier concept
s’est traduit par des changements
constitutionnels qui ont conduit, après
23 ans de règne, à léguer la
quasi-totalité des pouvoirs au seul
président de la république, un pouvoir
de décision qui a fait de lui l’unique
détenteur du législatif et de
l’exécutif, en plus de sa mainmise sur
le pouvoir judicaire, ayant seul le
droit de nommer les juges de la cour
suprême.
Cet enchevêtrement des trois pouvoirs
a créé une situation de blocage
institutionnel qui a donné au président
une légitimité de façade lui permettant
de diriger le pays par une poigne de
fer. Quant au despotisme, il s’est
caractérisé par une infiltration
quasi-systématique de toutes les
institutions étatiques (et privées dans
plusieurs cas) par la famille régnante
et les proches de celle-ci. Tous ces
facteurs, ajoutés à d’autres (tous
liés), ont conduit a l’explosion
populaire que fut la révolution
tunisienne ; et par conséquent, se
débarrasser du despotisme et du
népotisme auraient dû être les
principaux objectifs de cette
révolution.
Revenons à nos nouveaux dirigeants.
On ne peut s’empêcher de faire un
parallèle entre ce qui est en train de
se passer et de ce qui s’est passé 20
ans en arrière.
En effet, à ceux qui ont pu (et
voulu) lire les articles de la
mini-constitution nécessaire pour faire
marcher le pays le temps d’écrire la
version finale, les experts de la
«troïka» (Ennahdha, Cpr et Ettakatol)
n’y sont pas allés de main morte, en
léguant à la seule personne du Premier
ministre (connu d’avance) tous les
pouvoirs exécutifs, tous les pouvoirs
législatifs dans certains cas
exceptionnels (une ambiguïté qui rend
toute situation potentiellement
exceptionnelle) ainsi que le pouvoir de
nommer les juges de la cour suprême.
Ajouter à cela une poignés d’articles
fondamentalement anti-démocratiques,
tels qu’une motion de censure aux 2/3
des élus (alors que le gouvernement
n’est nommé qu’avec 50.1% des élus), une
non-délimitation de la durée du mandat
des élus et j’en passe. Bref, une main
basse complète, directe et sans
scrupules de la «troïka» sur toutes les
institutions de l’Etat.
Main basse
sur les trois pouvoirs
Cette main basse sur les trois
pouvoirs rend de facto le Premier
ministre (Hamadi Jebali) calife à la
place du calife (Ben Ali). Ceci est un
fait, la «troïka» a essayé de faire
passer une mini-constitution digne d’une
dictature en terme de non-séparation des
pouvoirs, ce qui n’augure rien de bon
pour l’écriture de la «grande»
constitution puisque les partenaires de
la «troïka» confondent coalition
gouvernementale (censée diriger le pays
temporairement) et assemblée
constituante (censée écrire une
constitution loin de tout tiraillement
et intérêt partisans).
Les sympathisants du Cpr et d’Ettakatol
auront beau démentir la participation à
la rédaction de cette mini-constitution,
les signatures de leurs chefs en
attestent autrement.
Il faut rappeler qu’après la levée de
bouclier de l’opposition (dont Ben
Jaâfar ne voyait pas l’intérêt) et la
pression de la rue, plusieurs articles
ont été amendés certes, mais pas assez
pour établir une séparation claire et
sans ambiguïté entre les pouvoirs et
créer un système politique équilibré.
La devise de la «troïka», lors des
débats sur cette mini-constitution, fut
celle de «demander le tout et travailler
pour le beaucoup», et le beaucoup ils
l’ont eu. J’anticiperais ceux qui diront
que la «troïka» possède la majorité et
est donc en droit de faire passer ce que
bon lui semble, en répondant que lorsque
les principes démocratiques fondamentaux
sont atteints, la division
majorité/minorité perd sa signification.
Passons à autre chose.
Il est, par ailleurs déconcertant de
remarquer qu’un fait très grave passe
inaperçu dans les medias et surtout au
sein des deux partis de la «troika» (Cpr
et Ettakatol) qui crient à ceux qui
veulent l’entendre leurs attachement à
défendre les objectifs de la révolution.
Ce fait est la volonté déclarée d’Ennahdha
de nommer le gendre de Rached Ghannouchi
à la tête d’un ministère régalien, celui
des Affaires étrangères. Ennahdha semble
donc succomber très tôt (bien avant Ben
Ali) aux douces tentations du népotisme.
Les explications de la «troïka» sur le
fait que cette personne serait nommée
pour son aptitude n’y feront rien. C’est
une question de principes.
Chassez le
naturel il revient au galop
En outre, il est TRES important de
noter que notre futur ministre des
Affaires étrangères, Rafiq Ben Abdeslam
souvent présenté par les medias
néo-révolutionnaires comme étant un
expert politique indépendant, est en
fait un cadre influent au sein d’Al
Jazira, aile médiatique du gouvernement
de Qatar. Un à zéro pour les
conspirationnistes, qui vous diront que
cette nomination ne fait que conforter
leur théorie sur l’allégeance
non-déclarée d’Enahdha au royaume de
Cheikha Moza.
Aux deux faits que je viens de
mentionner s’ajoute une autocensure
flagrante dans la plupart des medias dès
qu’il s’agit de parler de la «majorité»
et de critiquer les choix de cette
dernière sur des questions de fond, et
comme dirait l’autre, chassez le naturel
il revient au galop.
C’est pour toutes ces raisons que je
suis pessimiste, que j’ai l’impression
d’assister à la même pièce de théâtre,
une pièce de mauvais goût où le public
est le même, le script est le même,
seuls les rôles se sont inversés.
* B.Eng PhD, Postdoctoral
Researcher, Surface Engineering Group,
University College Dublin, Belfield,
Dublin 4, Ireland.
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Publié le 15 décembre 2011 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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