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Tariq Ramadan.com
Tariq Ramadan, incompris ?
A. Mary
Tariq Ramadan
Mardi 25 mai 2010
A qui s’adresse Ramadan ? Aux Français de confession musulmane. Aux
politiques. Aux intellectuels. Aux médias. Sa réflexion n’est
pas simplement descriptive, elle ne rend pas seulement compte
d’un état de fait. Tariq Ramadan espère plutôt faire évoluer les
choses, inverser les tendances. D’où, son action relève
davantage d’une pédagogie (émancipatrice) que d’une orthopédie
(aliénante). Et le changement social auquel il aspire, passe par
un changement de perspective, un décalage du point de vue pour
observer la situation depuis un autre angle. C’est le mot
parallaxe qui me vient pour indexer ce déplacement subjectif
et les changements qu’il implique dans la perception de
l’environnement.
Cette
parallaxe consisterait dans le passage d’une situation (a), avec
ses perspectives, ses problématiques (structurées et ordonnées
par la situation), à une situation (b), à un nouveau paradigme,
une nouvelle structuration du vivre ensemble. En effet, à bien y
regarder, le lien social contemporain, la situation (a), est
souffrant : en particulier, la res publica est aseptisée
à la fois par le maintien d’une pensée de domination des
populations immigrées (dont le colonialisme révéla l’essence et
dont la xénophobie fait le lit) et à la fois par la complaisance
à se maintenir dans la condition de dominés. Cette rupture – de
classe, oserions-nous dire – est trahie jusque dans le langage :
« nous » (musulmans, français issus de l’immigration…) et
« eux » (les français de souche, les politiques…). Son inertie a
pour béquille la « tentation minoritaire », la jouissance
inavouable à se satisfaire de l’état d’oppression plutôt que de
se risquer à la rencontre de l’Autre, au concitoyen. La
rencontre n’est pas sans risque. Le débat pourrait bien me faire
prendre conscience du relativisme de ma position. Il faudra
pourtant en passer par la discussion avec l’autre pour penser
comment nous allons faire pour vivre ensemble.
Alors, le mouvement parallactique escompté, déliera le paradigme
actuel du lien social et ses échecs récurrents
(communautarismes, faillite des politiques sociales…) pour nous
introduire à une "nouvelle" façon de concevoir la chose
publique : le mot de Ramadan, ici, est celui de
« contribution ». Chacun, en tant qu’il est un citoyen, est tenu
d’apporter sa pierre à l’édifice toujours imparfait d’une vie en
communauté nuancée et cosmopolite. Quitter donc l’inertie et
l’émotivité induite par l’asservissement, pour s’initier à une
politique de l’Acte, de l’agir ensemble et de la contradiction.
C’est au fond s’autoriser à assumer une position de sujet (de
ses idées, de ses croyances, de ses actes et paroles) et
garantir à l’autre (qu’il soit musulman, chrétien, athée, juif…
quelle que soit sa position existentielle) qu’il n’aura pas à
renoncer à l’essentiel de ses singularités propres, pourvues
qu’elles soient compatibles avec le vivre ensemble.
Alors, pourquoi Tariq Ramadan n’est-il pas
compris ?
Comment se fait-il que les uns, tant chez les musulmans que
chez les non-musulmans, n’entendent de son discours qu’un
militantisme prosélyte pro-islamique (ce qu’il n’est
pas !) ? Pourquoi les autres lui supposent-ils un double
discours qui afficherait patte blanche aux médias et
alimenterait secrètement le péril communautaire voire
terroriste ? En somme, quelles sont les résistances des uns
et des autres qui projettent sur sa position une toute autre
position que la sienne, méprisante des Français et des
femmes, perverse et antisociale ? A qui profitent cette mésentente ?
On ne saurait épuiser ces questions en quelques lignes.
Toutefois, ceci : nous vivons une époque qui a de plus en
plus en horreur l’Autre comme tel. Non pas mon semblable,
celui qui pense et vit comme moi, mais l’Autre véritable,
radicalement différent de moi. Ainsi, chez nous en France –
mais le phénomène ne se limite pas à notre pays –, toutes
les figures de l’altérité sont en danger : l’autre sexe (je
pense aussi bien à un certain féminisme qui veut faire de la
femme un égal (?) de l’homme qu’aux extrémismes qui
soumettent la femme à des traitements indignes), l’autre
religion, l’alternative politique, les vieux (dont on prend
soin de façon industrielle et inhumaine), les jeunes
(toujours plus stigmatisés) pour ne pas parler de la mort,
du rêve et du désir, ces trois visages de l’Autre, mais
également, une mise à mal de l’autre que nous sommes pour
nous même et la part d’énigme dont nous sommes chacun
porteur. De ce point de vue, T. Ramadan est doublement
salutaire car l’altérité qu’il propose de réintroduire dans
un lien social malade est double : 1) le musulman est en soi
une altérité pour le non-musulman ; le musulman serait au
fond la chance du non-musulman, la garantie qu’il a
quelqu’un d’autre à qui parler. 2) Et l’islam de Tariq
Ramadan se supporte de l’altérité par excellence, Dieu, une
dimension spirituelle qui garantit au musulman que sa vie
n’est pas sans profondeur et qu’elle n’est pas close sur
elle-même.
La question des écoles privées prend alors tout son sens :
si l’école privée musulmane est un lieu clos sur soi pour se
protéger de rencontrer l’Autre et de s’enrichir à son
contact ou pour reproduire du Même (« les juifs ont leurs
écoles, nous voulons les nôtres », dit une femme du public
au penseur suisse), alors cette école se dirige sans doute
déjà vers une fin de l’islam. Si au contraire l’école est le
lieu d’échanges et de découvertes de l’autre, qu’elle soit
publique ou privée, alors elle fournit les conditions d’une
émancipation des logiques antisociales – avec ou sans Dieu
(selon les croyances de chacun), jamais sans l’autre
citoyen.
Je m’explique difficilement cette incompréhension généralisée à
l’égard des écrits et des prises de position de Tariq
Ramadan. Il faut en tout cas constater qu’une partie de son
auditoire, précisément ceux à qui est adressé son projet
pédagogique et émancipatoire, se trouve dans une situation
de grand désarroi. La stigmatisation et la marginalisation
de ces populations ne sont en tout cas pas propices à une
perception critique de la situation ; on le voit, les
victimes de ce système sont submergées par l’émotionnel et
la frustration et ne peuvent que très difficilement
s’autoriser d’une parole ou d’un acte libérés un tant soit
peu du carcan qui s’impose à ces hommes et ces femmes. Au
contraire, ils sont débordés par cette place à laquelle on
les assigne, et leur inertie, et les passages à l’acte
impulsifs, se structurent précisément dans les conditions de
leur détresse sociale. Pour le dire autrement, la réponse de
ceux qui souffrent de l’injustice est déterminée par cette
injustice et n’assume que la position subjective de la
victime. Alors, le message de Tariq Ramadan sera perçu comme
un appel au repli identitaire ou au mépris de l’autre – on
entend toujours ce que l’on souhaite entendre !
C’est
à mon sens ce qui peut donner prise à la méfiance envers
Ramadan (xénophobie, islamophobie et stratégies politiques
mises à part). Si des gens peuvent entendre de son discours,
depuis le fond de leur détresse, qu’il appelle à entretenir
la rupture sociale et à la nourrir de violence, alors
effectivement, son projet pédagogique n’est pas sans risque.
Pourtant, à bien y regarder, c’est la détresse de
populations marginalisées qui est périlleuse, pas le
dialogue, pas la rencontre, pas l’éducation à la laïcité et
au respect des valeurs républicaines.
SOURCE :
Agoravox
© Tariq Ramadan 2008
Publié le 26 mai 2010
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