BDS France 34
La France contre le BDS.
La justice
européenne attendue au tournant
Toulouse, 22
septembre 2016. — Manifestation devant
le tribunal pour soutenir quatre
militants
poursuivis pour avoir
distribué des tracts appelant au boycott
des produits des colonies israéliennes
Rémy Gabalda/AFP
Mercredi 10 juin 2020
La Cour européenne
des droits de l’homme doit faire
connaître son verdict jeudi 11 juin dans
l’affaire Baldassi, un militant du
mouvement
Boycott-Désinvestissement-Sanctions de
Mulhouse dont la condamnation par la
cour d’appel de Colmar avait été
confirmé en cassation. Si elle est
défavorable à la France, cette décision
marquerait la fin de la criminalisation
des actions militantes de boycott dans
ce pays qui fait figure d’exception dans
le monde.
Israël/Palestine >
Droits humains >
Antoine Quéré > 10 juin 2020
Souvent, lorsqu’on
parle du «droit» à des militants, on les
ennuie. Mais ceux de Mulhouse soutenant
la campagne
«Boycott-Désinvestissement-Sanctions»
(«BDS») contre Israël se sont pourtant
approprié l’outil juridique pour se
défendre et combattre les dérives de
l’autorité publique. L’affaire Baldassi
(du nom d’un des militants du BDS)
commence le 26 septembre 2009. Des
militants pénètrent dans un magasin
Carrefour à Illzach, près de Mulhouse
dans le Haut-Rhin. Ils appellent au
boycott des produits israéliens, portent
des tee-shirts avec le slogan
«Palestine vivra/Boycott d’Israël»
et distribuent des tracts aux clients :
«Acheter les produits importés
d’Israël, c’est légitimer les crimes à
Gaza, c’est approuver la politique menée
par le gouvernement israélien».
D’autres tracts
listent les produits visés, et une
pétition est proposée à la signature des
clients. Des chariots sont remplis de
produits importés d’Israël. Ceux-ci sont
soigneusement replacés dans les rayons
par la suite. Aucune dégradation n’est
commise et, faut-il le préciser, aucun
propos antisémite prononcé. Une action
similaire a lieu le 22 mai 2010.
Carrefour dépose plainte contre douze
militants, puis se retire, mais des
associations de défense des intérêts
israéliens et juifs se constituent
partie civile1.
De lourdes
condamnations en appel
Par deux jugements
du 15 décembre 2011 (il y a deux
procédures pour les deux actions), le
tribunal correctionnel de Mulhouse,
saisi pour des faits de provocation à la
discrimination raciale, nationale ou
religieuse, prononce la relaxe de
l’ensemble des militants. Cependant, le
27 novembre 2013, la cour d’appel de
Colmar infirme ces jugements. Les douze
militants sont condamnés chacun à
1 000 euros d’amende avec sursis, et à
payer de lourds dommages et intérêts.
Les peines encourues allaient jusqu’à un
an d’emprisonnement et 45 000 euros
d’amende. La chambre criminelle de la
cour de cassation, le 20 octobre 2015,
confirme la condamnation. Les militants
se tournent alors vers la Cour
européenne des droits de l’homme (CEDH).
L’affaire est en traitement, et une
décision sera enfin rendue ce jeudi
11 juin.
Ces procédures
judiciaires s’inscrivent dans le cadre
d’une volonté politique visant à mettre
fin à la campagne BDS. Elle fut lancée
le 9 juillet 2005 par 171 organisations
de la société civile palestinienne, avec
comme objectifs la fin de l’occupation
israélienne, le démantèlement du mur de
séparation, la reconnaissance de
l’égalité entre les citoyens
arabo-palestiniens d’Israël et les
citoyens juifs d’Israël, la fin du
blocus de la bande de Gaza et le droit
au retour et à l’indemnisation des
réfugiés palestiniens. Les organisations
palestiniennes prônent pour ce faire
trois moyens qui constituent le nom du
mouvement : un boycott d’Israël dans de
larges domaines, des désinvestissements
économiques, et des sanctions juridiques
et politiques à son encontre. En France,
la campagne BDS n’est relayée par des
associations qu’à partir de mars 2009,
en réponse à l’opération «Plomb durci»
dans la bande de Gaza. Le
12 février 2010, en réponse à des
actions militantes, une circulaire est
rédigée par la garde des Sceaux de
l’époque, Michèle Alliot-Marie. Le
texte, vivement critiqué, demande aux
parquets d’engager des poursuites contre
les personnes appelant ou participant à
des actions d’appel au boycott «de
produits israéliens». Le 15 mai 2012, le
garde des Sceaux suivant, Michel
Mercier, sur le point de quitter ses
fonctions, prend une seconde circulaire
précisant la première. Ces circulaires
deviennent de véritables épées de
Damoclès2
au-dessus de la tête des militants
Depuis 2010, plus
d’une centaine de personnes ont fait
l’objet d’une procédure de police pour
avoir appelé au boycott des produits
israéliens. Le parquet a décidé, pour la
majorité des dossiers, de classer sans
suite ou de procéder à un rappel à la
loi. Cependant, des dizaines de
militants ont fait l’objet d’une
procédure devant un tribunal
correctionnel. Les plaintes émanent le
plus souvent d’associations de défense
des intérêts israéliens, ou bien du
ministère public.
Revenons à
l’affaire Baldassi. Ses enjeux sont
importants pour éclairer la pénalisation
de l’appel au boycott des produits
israéliens. Précisons d’abord que
l’interdiction de la Cour de cassation
ne concerne que les «produits
israéliens» : l’appel au boycott des
produits issus des colonies
israéliennes, de l’État d’Israël en
général, ou des manifestations
culturelles ou sportives israéliennes
n’ont pas été interdites. La CEDH s’est
déjà prononcée en 2009 sur l’appel au
boycott de produits israéliens émanant
du maire de la ville de Seclin (Nord),
Jean-Claude Fernand Willem. Sa
condamnation par les juridictions
françaises n’avait pas été remise en
question par la cour. Si la décision est
critiquable, il n’en reste pas moins que
l’affaire Baldassi est très différente
puisque les militants citoyens sans
fonction publique notable ne sont pas
tenus par le devoir de réserve d’un
maire, et n’imposent rien aux
consommateurs puisqu’ils n’ont pas les
mêmes pouvoirs qu’un élu local.
Raisonnement
fragile sur la «nationalité» d’un
produit
Tout d’abord, les
militants estiment que
l’article 7 de la Convention
européenne des droits de l’homme, qui
concerne le principe de légalité pénale,
a été violé. La «légalité pénale», c’est
la nécessité de l’existence d’une loi
(retranscrite dans le Code pénal par
exemple) pour pouvoir être condamné. Or,
aucune loi française n’interdit la
discrimination de produits. Les juges
ont eu une interprétation extrêmement
large de la loi pénale : en retenant
l’application de
l’article 24, alinéa 8 de la loi sur
la liberté de la presse de 1881, ils ont
estimé que l’action des militants visait
la discrimination de personnes à raison
de leur origine nationale (les
producteurs israéliens) et non des
produits. Ce raisonnement est
extrêmement fragile, dans la mesure où
la «nationalité» d’un produit est
déterminé non pas par la nationalité de
ses producteurs, mais pas son origine
géographique. Les produits «israéliens»
boycottés peuvent être fabriqués par des
entreprises non israéliennes installées
en Israël. L’appel au boycott ne vise
pas les Israéliens, mais les produits en
provenance d’Israël pour faire pression
sur le gouvernement de ce pays.
Ensuite, les
militants invoquent une violation de
l’article 10 de la Convention, qui
concerne la liberté d’expression.
Certains cas spécifiques peuvent
autoriser les États à restreindre cette
liberté, comme la protection de l’ordre
public ou la protection des «droits
d’autrui». Ce sont ces deux cas qui sont
mis en avant par le gouvernement
français dans ses observations auprès de
la CEDH. Or, l’ordre public n’a jamais
été menacé par les actions des
militants. Par exemple, il n’y a eu
aucun heurt entre les communautés juive
et arabe.
De plus, les
«droits d’autrui», sous-entendu les
droits des producteurs israéliens, n’ont
pas à être protégés, car ils ne sont pas
mis à mal par les actions militantes.
Ces droits semblent avoir été «inventés
pour les besoins de la cause»3.
Leur droit est seulement celui de
pouvoir vendre leurs produits aux
distributeurs français (Carrefour par
exemple), mais ils ne disposent en aucun
cas d’un droit de vente finale : le
consommateur n’est pas un homo
œconomicus arriéré et n’a aucune
obligation d’acheter. Au contraire, il
dispose de droits quant à son
information sur l’origine du produit :
lorsque parmi les produits israéliens
figurent des produits fabriqués en fait
dans des colonies en Cisjordanie, ses
droits sont bafoués4.
Enfin, la liberté
d’expression spécifique des militants
politiques a toujours été vigoureusement
protégée par la CEDH. Les arguments
avancés par les juridictions et le
gouvernement français sont beaucoup trop
pauvres pour restreindre cette liberté.
«Entrave à
l’activité économique»
Enfin, les rares
mais néanmoins trop nombreux tribunaux
qui condamnent des militants de la
campagne BDS avancent souvent qu’une
provocation à la discrimination
nationale par le truchement d’une
«entrave à l’activité économique» a été
commise. Ce point n’est abordé qu’en
filigrane dans l’affaire Baldassi, car
les militants n’ont pas été condamnés
précisément à ce titre. Mais il est tout
de même important de l’évoquer. Sur le
fond, le raisonnement peut se tenir :
coller des stickers sur les produits ou
déplacer les produits dans des chariots
de supermarché peut entraver l’activité
économique. Encore faut-il savoir de
quelle activité économique on parle.
Celle de l’entreprise de distribution
(supermarché) qui ne porte le plus
souvent pas plainte? Ou celle des
producteurs qui n’ont pas un droit de
vente finale? Sur la forme en revanche,
tout est fragile : la discrimination
nationale à travers une entrave
économique est réprimée par les
articles 225-1 et 225-2 du Code pénal.
Or, la provocation à la discrimination
nationale (qui n’est pas la
discrimination) est visée par
l’article 24 alinea 8 de la loi sur la
liberté de la presse de 1881, et cet
article ne parle en aucun cas d’entrave
économique. L’article 24 alinéa 9 de
cette loi renvoie aux articles du Code
pénal et donc à l’entrave économique,
mais il concerne la provocation à la
discrimination des personnes à raison de
leur orientation sexuelle ou de leur
situation de handicap. Réprimer l’appel
à la discrimination nationale réalisé à
travers une «entrave économique» n’est
donc pas prévu spécifiquement par la
loi : le principe de légalité pénale est
malmené.
Pour l’ensemble de
ces raisons, la CEDH ne doit pas
entériner l’«attentat juridique»5
du 20 octobre 2015, où la Cour de
cassation avait confirmé les
condamnations des militants de Mulhouse.
Si la CEDH condamne la France pour
violation des articles 7 et 10 de la
Convention, les condamnations seront
annulées et les dommages réparés. De
plus, aucune condamnation sur de tels
faits ne pourra avoir lieu à l’avenir.
La décision aura des effets ou bien
rassurants, ou bien désastreux pour le
monde militant et la liberté
d’expression : «Il y a eu 250 tracts
distribués, pour plus de dix ans de
procédures, et près de 70 000 euros de
frais divers au total : indemnités
civiles, frais de justice, avocats, etc.
Soit près de 300 euros le tract… C’est
ça, la proportionnalité?» se demande
Guy Peterschmitt, militant à
l’Association France Palestine
Solidarité (AFPS) -Alsace.
«Le droit est la
plus puissante des écoles de
l’imagination. Jamais poète n’a
interprété la nature aussi librement
qu’un juriste la réalité», écrivait
Jean Giraudoux6.
Mais la Cour de cassation a abusé de
cette liberté, et espérons que
l’interprétation faite par les militants
BDS de la loi pénale sera retenue par la
CEDH. Son verdict est attendu jeudi
11 juin avec intérêt.
.
Antoine Quéré Étudiant en droit
pénal.
https://orientxxi.info/magazine/la-france-contre-le-bds-la-justice-europeenne-attendue-au-tournant,3925
Le
dossier BDS
Les dernières mises à jour
|