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Livre

Le Qui ça Errant, déjà ??
Une étude de la politique juive identitaire
Gilad Atzmon

 

Zero Books, 2011-11-16
202 pages
ISBN 978-1-84694-875-6

Adaptation en français : Marcel Charbonnier

« Hier, sous les nazis, j’avais peur d’être juif. Aujourd’hui, avec les Israéliens, j’en ai honte ».
Israël Shahak 

Avant-propos

[1]

Mon grand-père était un terroriste sioniste vétéran, charismatique et poète. Ancien commandant éminent de l’organisation terroriste de droite Irgoun, il eut, je dois bien le reconnaître, une redoutable influence sur moi, dans ma prime jeunesse. Il faisait montre d’une haine de tous les instants à l’encontre de tout ce qui n’avait pas l’heur d’être juif. Il haïssait les Allemands : du coup, il s’opposait mordicus à ce que mon père achetât une voiture allemande. Il méprisait aussi les Anglais, au motif qu’ils avaient colonisé la « terre promise ». Toutefois, je présume qu’il détestait moins ces derniers que les Allemands, puisqu’il permettait à mon père de conduire une vieille Vauxhall Viva…

Mon grand-père était aussi très remonté contre les Palestiniens, qui vaquaient sur une terre dont il était absolument persuadé qu’elle lui appartenait, ainsi qu’à son peuple. Souvent, il s’interrogeait à haute voix : « Pourquoi ces fichus Arabes, qui ont déjà de si nombreux pays, vivraient-ils précisément sur cette terre qui nous a été « donnée » par notre Dieu ? » Mais, plus que tout, mon grand-père haïssait les juifs de gauche. Il est important de noter à cet égard qu’étant donné que les juifs de gauche n’ont jamais produit de modèle d’automobile connu, cette détestation spécifique n’a pas engendré de conflit d’intérêt entre lui et mon papa.

Adepte du sioniste révisionniste de droite de Zeev Jabotinsky (1), mon grand-père savait manifestement qu’il y avait une contradiction totale dans les termes entre philosophie de gauche et système des valeurs juives. En tant qu’ancien terroriste de droite et que faucon juif fier de l’être, il savait pertinemment que le tribalisme ne pouvait coexister en aucune manière avec l’humanisme et l’universalisme. A la suite de son mentor Jabotinsky, il adhérait à la philosophie du « Mur de Fer ». A l’instar de celui-ci, mon grand-père respectait les Arabes, dont il tenait la culture et la religion en haute estime ; mais il pensait que les Arabes, de manière générale, et les Palestiniens, en particulier, devaient être combattus de manière impavide et impitoyable.

Souvent, mon grand-père citait l’hymne du mouvement politique de Jabotinsky :

[2]

De la fosse de pourriture et de poussière,
A travers le sang et la sueur,
Une race nous naîtra,
Fière, généreuse et féroce.

Mon Papy croyait en la renaissance de la fierté de la « race juive » et, par conséquent, forcément,  j’y croyais moi aussi, dans la petite enfance. Comme les enfants de mon âge, j’étais aveugle aux Palestiniens qui vivaient autour de moi. Ils étaient là, pourtant, indubitablement – ils réparaient la voiture de mon père pour deux fois moins cher qu’ailleurs, ils construisaient nos maisons, ils nettoyaient le bordel que nous laissions derrière nous, ils « schleppaient » les cartons dans l’épicerie du coin, mais ils disparaissaient toujours juste avant le coucher du soleil et ils refaisaient leur apparition un peu avant l’aube. Nous ne faisions jamais connaissance avec eux. Nous ne comprenions pas très bien qui ils étaient, ni ce qu’ils pouvaient bien fabriquer parmi nous. Nos âmes étaient imbues de suprématisme ; nous regardions le monde à travers des lunettes racistes et chauvinistes, ce dont nous n’avions d’ailleurs absolument pas honte.

A dix-sept ans, je m’apprêtais à effectuer mon service militaire obligatoire dans les Forces Israéliennes de Défense. Jeune homme bien charpenté et plein d’un enthousiasme communicatif, je devais intégrer une unité de sauvetage de l’armée de l’air. C’est alors que se produisit quelque chose de totalement inattendu. A la radio, durant une émission de jazz, très tard dans la nuit, ils ont a passé Bird (Charlie Parker), avec les Strings.

J’étais littéralement K-O : cette musique était plus organique, poétique, sentimentale et sauvage que tout ce qu’il m’avait été donné d’entendre jusqu’alors. Mon père écoutait souvent Bennie Goldman et Artie Shaw, et ces deux artistes étaient plaisants à entendre – indubitablement, ils savaient se débrouiller avec une clarinette – mais Bird, c’était tout à fait autre chose. Il y avait là une extravagance intense, libidinale, d’intelligence et d’énergie. Le lendemain matin, je séchai les cours et je me ruai chez Picadilly Records, le principal marchand de musique de Jérusalem. Je finis par trouver la section jazz et j’achetai tous les disques de be-bop qu’ils avaient en rayon, c’est-à-dire probablement deux malheureux albums. De retour à la maison, dans le bus, je pris conscience du fait que Parker était, de fait, un noir. Cela ne me surprit pas totalement, mais c’était tout de même une sorte de révélation : dans mon univers, seuls des juifs pouvaient être associés à quelque chose de bien. Bird représenta pour moi le début d’une aventure.

[3]

A l’époque, mes potes et moi étions convaincus que les juifs étaient bel et bien le Peuple Elu. Ma génération avait été élevée au biberon de la victoire miraculeuse de la Guerre des Six Jours. Nous étions totalement sûrs de nous. Comme nous étions laïcs, nous associons chacun de nos innombrables succès à nos qualités irrésistibles. Nous croyions non pas en l’intervention divine, mais en nous-mêmes. Nous étions persuadés que notre puissance provenait de nos âmes et de notre chair hébraïques ressuscitées. Les Palestiniens, quant à eux, nous servaient avec obéissance et il ne semblait pas, à l’époque, que cette situation pourrait changer un jour. Les Palestiniens ne montraient aucun signe de résistance collective. Les attentats sporadiques ainsi dits « terroristes » nous renforçaient dans notre bonne conscience, ils nous remplissaient d’un appétit de revanche. Mais, d’une certaine façon, au milieu de cette orgie d’omnipotence – et ce, à ma grande surprise -, j’en vins à comprendre que les gens qui m’intéressaient plus que tout au monde étaient de fait une bande d’Américains noirs – des gens qui n’avaient rien à voir avec le miracle sioniste ou avec ma tribu chauviniste et exclusiviste.

Deux jours après, j’achetai mon premier saxophone. C’est un instrument très facile à débuter – posez la question à Bill Clinton – mais quant à savoir en jouer comme Bird ou comme Cannonball Adderley, voilà qui me semblait relever de la mission impossible. Je me mis à pratiquer le saxo jour et nuit, et plus je le pratiquais, plus je me sentais écrasé par la perfection redoutable de la grande famille des musiciens américains noirs, que je commençais à bien connaître. En un mois, je savais presque tout au sujet de Sonny Rollins, de Joe Henderson, de Hank Mobley, de Thelonious Monk, d’Oscar Peterson et de Duke Ellington ; plus je les écoutais et plus je prenais conscience du fait que mon éducation judéo-centrique ne pouvait, d’une certaine manière, que m’induire en erreur.

Après avoir passé un mois les lèvres collées à l’embouchure de mon saxo, mon enthousiasme de combattant de l’armée avait totalement disparu. Au lieu de rêver de piloter des  hélicos à l’arrière des lignes ennemies, je me mis à fantasmer que je vivais à New York, à Londres ou à Paris. Tout ce que je demandais, c’était avoir la possibilité d’entendre jouer les grands du jazz en live (c’était dans les années 1970, et la plupart d’entre eux étaient encore de ce monde).

De nos jours, les jeunes qui veulent jouer du jazz ont tendance à s’inscrire dans une fac de musique. Mais c’était bien différent, de mon temps.

[4]

Ceux qui voulaient jouer de la musique classique s’inscrivaient dans un conservatoire. Mais ceux qui voulaient jouer de la musique pour l’amour de la musique en elle-même restaient chez eux, et ils swinguaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il n’y avait pas de cours de jazz, en Israël, à l’époque. Et à Jérusalem, où j’habitais, il y avait un unique minuscule jazz club, qui était installé dans un ancien bain turc pittoresque reconverti à cette fin. Tous les vendredis après-midi, il s’y déroulait une séance de ram et durant mes deux premières années de saxo, ces rams représentaient tout pour moi. J’avais laissé tomber tout le reste. Je pratiquais le saxo jour et nuit, même en dormant, et je ne cessais de me préparer pour le prochain « ram du vendredi ». J’écoutais la musique et je retranscrivais certains solos que j’avais trouvés géniaux. Je pratiquais y compris dans mon sommeil, imaginant les modulations, suspendu dans les airs. Je décidai alors de consacrer ma vie au jazz tout en admettant le fait qu’étant un Israélien blanc, mes chances de parvenir au sommet en la matière était des plus minces.

Je n’avais pas encore pris conscience du fait que ma dévotion naissante pour le jazz avait pris le dessus sur mes tendances juives nationalistes, ni que c’était probablement là, et à ce moment-là, que j’avais laissé tomber l’Election pour devenir un être humain ordinaire. Des années après, j’allais de fait comprendre que c’est le jazz qui m’avait sauvé.

En quelques mois, cependant, je commençai à me sentir de moins en moins connecté à la réalité qui m’entourait. Je me voyais comme faisant partie d’une famille bien plus large et bien plus nombreuse, une famille d’amoureux de la musique, de gens admirables intéressés par la beauté et par la spiritualité beaucoup plus que par les terres, le fric et l’occupation.

Toutefois, j’étais encore en instance d’incorporation dans « Tsahal ». Bien que les dernières générations de jeunes jazzmen israéliens eussent tout simplement déserté l’armée et se fussent enfuis pour rejoindre la Mecque du jazz, New York, cette option ne m’était pas offerte, à moi qui étais un jeune gars aux origines sionistes natif de Jérusalem. Cette possibilité ne me traversa même pas l’esprit.

En juillet 1981, j’entrai, donc, dans l’armée israélienne. Mais dès mon premier jour de service militaire, je fis tout mon possible pour éviter d’être envoyé en mission – non que j’eusse été un pacifiste ni que je me fus préoccupé le moins du monde des Palestiniens : non, tout simplement, je préférais que l’on me fiche la paix, seul avec mon saxophone.

En juin 1982, au moment où éclata la première guerre israélo-libanaise, [5] cela faisait un an que j’étais troufion. Il était inutile d’avoir fait Saint-Cyr pour voir la réalité : je savais bien que nos dirigeants mentaient. De fait, tous les soldats israéliens comprenaient qu’il s’agissait d’une guerre dans laquelle Israël était le pays agresseur. Personnellement, je ne ressentais plus aucun attachement à la cause sioniste, à Israël ou au peuple juif. Mourir sur l’autel juif ne me faisait plus bander. Pourtant, ce n’était toujours pas la politique ou la morale qui me motivaient, mais bien plutôt mon aspiration à ce que l’on me laissât seul avec mon nouveau saxophone Selmer Série IV fabriqué à Paris. Faire des gammes à la vitesse de la lumière me semblait bien plus important que tuer des Arabes au nom de la souffrance juive. Ainsi, au lieu de devenir un tueur diplômé, je consacrais tous mes efforts à essayer d’intégrer un des orchestres militaires d’Israël. Cela demanda plusieurs mois, mais je finis par réussir mon atterrissage dans l’Orchestre de l’Armée de l’Air israélienne (le IAFO – Israeli Air Force Orchestra).

Le recrutement de cet orchestre était unique en son genre : vous pouviez y être accepté soit parce que vous étiez un excellent musicien et que vous aviez un talent prometteur, soit parce que vous étiez le fils d’un pilote mort en mission. Le fait que j’y ai été intégré tout en sachant que mon père était encore de ce monde me rassurait : pour la première fois de ma vie, j’envisageai la possibilité de n’être pas totalement dénué de tout talent musical, en fin de compte.

A ma grande surprise, aucun des membres de cet orchestre ne prenait l’armée au sérieux. Tous autant que nous étions, nous ne nous intéressions qu’à une seule et même chose : notre formation musicale personnelle. Nous détestions l’armée et, personnellement, il ne me fallut pas longtemps pour haïr jusqu’à cet Etat qui avait besoin d’une Armée de l’Air qui avait elle-même besoin d’un orchestre et qui m’empêchait de pratiquer la musique vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Quand nous étions invités à jouer pour une cérémonie militaire, nous nous efforçons de jouer le plus mal que nous le pouvions afin de nous assurer que nous ne serions plus jamais invités. Parfois, nous nous sommes mêmes ménagé un moment pour nous rencontrer et répéter durant l’après-midi, à la seule fin de nous entraîner à jouer comme des pieds. Nous savions que plus nous jouerions pitoyablement en tant que collectif, plus nous acquerrions de liberté personnelle. C’est dans cet orchestre militaire que j’ai appris, pour la première fois, à devenir subversif et à saboter le système afin de me battre pour un idéal personnel.

Durant l’été 1984, trois semaines, tout juste, avant que je n’eus remisé au clou mon uniforme militaire, nous avons été envoyés au Liban pour une tournée de concerts [5]. A l’époque, c’était un endroit très dangereux. L’armée israélienne était profondément enterrée dans des bunkers et des tranchées, et elle évitait toute confrontation avec la population locale. Le deuxième jour, nous sommes partis pour Ansar, un camp d’internement tristement célèbre, au Sud Liban. Cette expérience allait totalement changer ma vie.

Au bout d’une piste de terre, poussiéreuse, par une journée torride de début juillet, nous arrivâmes dans l’enfer sur Terre. L’énorme camp de détention était enclos de fil de fer barbelé. Tandis que nous  roulions en direction des bureaux de la direction du camp, nous vîmes des milliers de détenus, dehors, brûlés par le soleil.

Aussi difficile à croire que cela puisse être, les orchestres militaires sont toujours traités comme des VIPs, et dès que nous pénétrâmes dans le baraquement des officiers, ceux-ci nous invitèrent à suivre une visite guidée du camp. Nous marchâmes le long des fils de fer barbelés, interminables, parsemés de miradors. Je n’en croyais pas mes yeux.

Je demandai à l’officier : « Qui sont ces gens ? »

« Des Palestiniens », me répondit-il. « Sur la Gauche, il y a ceux de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) et, sur la droite, c’est les types à Ahmad Jibril (du Front Populaire de Libération de la Palestine – Commandement général) ; ces derniers sont bien plus dangereux, c’est pourquoi nous les maintenons à l’isolement ».

J’examinai les détenus. Ils semblaient bien différents des Palestiniens de Jérusalem. Ceux qui je voyais dans le camp d’Ansar étaient en colère. Ils n’étaient pas abattus, c’était des combattants de la liberté, et ils étaient nombreux. Tandis que nous poursuivions notre chemin au long des fils de fer barbelé, je continuais à observer les prisonniers et je pris alors conscience d’une vérité insoutenable : j’étais en train de marcher de l’autre côté, par rapport à eux, moi qui étais revêtu d’un uniforme de l’armée israélienne. Cet endroit, c’était un camp de concentration. Les prisonniers, c’était les « juifs ». Quant à moi, je n’étais rien d’autre qu’un « nazi ». Il me faudra bien des années pour comprendre, d’ailleurs, que cette opposition binaire juif/nazi était en elle-même un produit de mon propre endoctrinement judéo-centrique.

Tandis que je contemplais l’effet produit par mon uniforme tout en tentant de lutter contre un sentiment écrasant de honte qui m’envahissait, nous parvînmes à un terrain plat, très vaste, au centre du camp. L’officier qui nous guidait [6] nous gratifia de nouvelles platitudes au sujet de la guerre en cours, qui visait, selon ses dires, à « défendre notre havre juif ». Tandis qu’il nous abreuvait de ces bobards éhontés de la hasbara (propagande), qui nous ennuyaient à en mourir, je remarquai que nous étions entourés par deux douzaines de blocs de bétons d’environ un mètre carré de superficie et d’un mètre trente de hauteur, qui présentaient de petites portes d’entrée en fer. J’étais horrifié à l’idée que mon armée tenait des chiens de garde enfermés dans ces cages durant la nuit. Mettant en action ma chutzpah juive, je demandais des comptes à l’officier au sujet de ces horribles niches cubiques. Il me répondit très vite : « Ce sont nos blocs de confinement individuel ; après deux jours là-dedans, croyez-moi, vous devenez un sioniste zélé ! »

J’en savais assez. Je compris que c’en était fini de ma romance avec l’Etat israélien et avec le sionisme. Pourtant, je ne savais presque rien au sujet de la Palestine, de la Nakba, ou même, d’ailleurs, au sujet du judaïsme et de la judaïté. Tout ce que je voyais, c’était qu’en ce qui me concernait, Israël était une très mauvaise nouvelle et que je ne voulais désormais plus rien avoir à faire avec lui. Quinze jours après, je rendais mon uniforme, j’empoignais mon saxo, je prenais le bus conduisant à l’aéroport Ben Gourion et je m’envolais pour l’Europe pour quelques mois, pour aller y vivre dans les rues. A l’âge de vingt-et-un ans, j’étais libre, pour la première fois de ma vie. Toutefois, le mois de décembre s’avéra trop froid pour moi, et je revins au pays – mais je rentrai avec la ferme intention de revenir en Europe. D’une certaine façon, j’aspirais déjà à devenir un goy ou, à tout le moins, j’aspirais à vivre entouré de goyim. 

***

Il m’a fallu dix années supplémentaires avant d’être en mesure de quitter Israël pour de bon. Durant cette décennie, toutefois, je commençais à apprendre des choses sur le conflit israélo-arabe et je prenais conscience que je vivais sur un territoire appartenant à quelqu’un d’autre. J’intégrai cette réalité dévastatrice qu’en 1948 les Palestiniens n’avaient pas abandonné leurs maisons de leur plein gré – comme cela nous avait été inculqué à l’école -, mais qu’ils avaient été les victimes d’une épuration ethnique brutale perpétrée par mon grand-père et ceux de sa bande. Je commençais à comprendre [8] que cette épuration ethnique qui n’avait jamais cessé depuis lors avait simplement pris différentes formes, et à prendre conscience du fait que le système juridique israélien loin d’être impartial, était racialement connoté (ainsi, par exemple, la « loi du retour » accueille des juifs supposés rentrer « chez eux » de quelque pays que ce soit, après deux millénaires, mais elle empêche des Palestiniens de retourner dans leurs villages après avoir séjourné seulement deux années à l’étranger). Durant toute cette période, j’étais aussi devenu un musicien professionnel, et même un soliste reconnu et un producteur musical. Je n’étais pas réellement impliqué dans quelconque activité politique et, bien que j’eusse passé au peigne fin le discours juif de gauche, je ne tardai pas à prendre conscience que celui-ci s’apparentait davantage à un club sélect qu’à une force idéologique mue par une quelconque conscience éthique.

A l’époque des accords d’Oslo (signés en 1993), je n’en pouvais plus : je voyais bien que les « initiatives de paix » israéliennes n’étaient que tromperie. Elles ne visaient nullement à se réconcilier avec les Palestiniens ou à regarder en face le péché originel sioniste, mais bien à bétonner encore un peu plus l’existence de l’Etat juif sur le dos des Palestiniens. Pour la plupart des Israéliens, le mot hébreu shalom ne signifie pas « paix » ; il signifie sécurité, et sécurité pour les juifs, et pour les juifs exclusivement. Pour les Palestiniens, la possibilité de célébrer leur « Droit au retour » n’était même pas une option. Je décidai de partir, abandonnant ma maison et ma carrière. Je laissai tout et tout le monde derrière moi, y compris mon épouse Tali, qui vint me rejoindre plus tard. La seule chose que j’emportais, c’était mon saxophone ténor – mon véritable ami, mon ami pour toujours.

J’allai m’installer à Londres et j’entamai des études post-licence en philosophie, à l’Université d’Essex. En une semaine, je réussis à obtenir des vacations au Lion Noir, un pub irlandais légendaire, sur la Grand Rue Kilburn. A l’époque, je n’avais pas la moindre idée de la difficulté de trouver du boulot dans le spectacle à Londres. De fait, cela fut le début de ma carrière internationale de jazzman. Au bout d’un an, j’étais très connu au Royaume-Uni, je jouais du be-bop et du post-bop. Et trois ans après, je jouais avec mon propre orchestre, dans toute l’Europe.

Mais je n’allais pas tarder à avoir le mal du pays. A ma grande surprise, ce n’était pas Israël qui me manquait. Ça n’était ni Tel-Aviv, ni Haïfa, ni Jérusalem. [9] Non. C’était la Palestine. Ça n’était pas les chauffeurs de taxis israéliens rudes et mal embouchés attendant le client à l’Aéroport Ben Gourion, mais cette minuscule gargote, à Jaffa, rue Yefet, qui servait le meilleur hommos que l’on pût acheter, c’était les villages palestiniens s’étendant au milieu des collines, parmi les oliviers et les cactus en raquettes. Quand j’avais envie de retourner voir le pays, à Londres, je finissais par me retrouver dans Edgware Road, à passer la soirée dans un restau libanais. Une fois, je me mis même à exprimer sans ambages ce que je pensais d’Israël, publiquement. Très vite, il devint clair pour moi qu’Edgware Road était probablement l’endroit le plus proche de mon pays natal où je pourrais jamais mettre les pieds. 

***

Quand je vivais en Israël, je le reconnais, je n’avais pas du tout été enthousiasmé par la musique arabe. J’imagine que des colons sont rarement intéressés par la culture indigène. J’aimais la musique folklorique et je m’étais déjà fait un nom en Europe et aux Etats-Unis en tant qu’interprète de musique klezmer et, au fil des années, je m’étais mis à jouer également de la musique turque et de la musique grecque. Mais j’avais totalement shunté la musique arabe de manière générale, et la musique palestinienne, en particulier. A Londres, en traînant dans ces restaurants libanais, je pris conscience que je n’avais jamais réellement exploré la musique de mes voisins. De manière plus inquiétante, je l’avais ignorée ; je l’avais même méprisée. Bien qu’elle eût toujours été tout autour de moi, je n’avais jamais écouté attentivement cette musique. Or, elle avait été là, présente, à chaque tournant de ma vie : l’appel à la prière venant des mosquées, les voix d’Um Kalthoum, de Farid El-Atrash et d’Abel Halim Hafez. On pouvait les entendre dans les rues, à la télé, dans les petits cafés de la Vieille Ville de Jérusalem, dans les restaurants… Elle avait été présente, tout autour de moi, mais (faisant preuve envers elle d’un manque total de respect) je n’y avais jamais apporté la moindre attention.

A la trentaine, loin du Moyen-Orient, je fus attiré par la musique indigène de mon pays natal. Ce n’était pas facile ; c’était même, en réalité, bien près d’être totalement infaisable. Autant le jazz avait été facile à absorber, pour moi, autant assimiler la musique arabe me semblait quasi impossible. Je mettais un disque, j’attrapais mon saxo ou [10] ma clarinette, j’essayais d’intégrer mon jeu à cette musique, et mon jeu s’avérait outrageusement étranger. Très vite, je pris conscience du fait que la musique arabe était un langage totalement différent. Je ne savais pas par où commencer, ni de quelle manière l’approcher.

Jusqu’à un certain point, le jazz est une musique occidentale avec une influence, grosso modo, afro-cubaine. Il s’est développé au début du vingtième siècle, en marge de la culture américaine. Le Be-bop, la musique avec laquelle j’ai grandi, consiste en des fragments musicaux relativement courts. Si les airs du Be-bop sont courts, c’est parce qu’ils devaient tenir dans les formats des enregistrements des années 1940, dont la durée n’outrepassait pas trois minutes. La musique occidentale peut aisément être transcrite sous une forme visuelle au moyen de la notation musicale standard et des symboles que sont les clés et les chiffrages d’accords. Le jazz, à l’instar de la plupart des formes musicales occidentales, est, de ce fait, pour partie digitalisé. La musique arabe, en revanche, est analogique – elle ne peut être notée. Son authenticité s’évapore à la moindre tentative de la transcrire. Alors même que j’avais atteint la maturité humaine nécessaire pour, littéralement, ‘faire face’ à la musique de mon pays natal, ma culture musicale y faisait obstacle.

Je ne parvenais pas à comprendre ce qui m’empêchait de maîtriser la musique arabe ou pour quelle raison celle-ci ne semblait pas résonner juste quand j’essayais d’en jouer. J’avais déjà passé pas mal de temps à en écouter et à la pratiquer, mais, tout simplement, ça ne marchait pas. Le temps passant, des critiques musicaux européens commençaient à apprécier mon nouveau son et à voir en moi une sorte de nouveau « héros » du jazz qui avait franchi la ligne en devenant un expert de la musique arabe. Mais, moi, je savais bien qu’ils se trompaient – autant j’avais effectivement tenté de franchir cette soi-disant « ligne de démarcation », autant je pouvais reconnaître aisément que mes sonorités et mon interprétation étaient étrangères à la musique authentiquement arabe.

C’est alors que je découvris un truc super, très facile. Au cours de mes concerts, lorsque je tentais d’imiter ce son oriental si élusif, je commençais par chanter un refrain qui me rappelait ces sons que j’avais ignorés, dans mon enfance. Je m’efforçais de me rappeler les appels à la prière, tout en échos, du muezzin, ces appels qui se frayaient un chemin dans nos rues depuis les vallées avoisinantes et les sons étonnants et obsédants de mes amis Dhafer Youssef et Nizar Al-Issa, ainsi que la voix grave et envoûtante de Abdel Halim Hafez. Au début, je me contentais de fermer les yeux et d’écouter cela avec mon oreille interne. Mais, imperceptiblement, je me mis à ouvrir la bouche, peu à peu, et à chanter à haute voix. Puis je me rendis compte du fait que si je me mettais à chanter avec l’embouchure de mon saxo dans la bouche, je parvenais à produire un son qui se rapprochait beaucoup de celui des haut-parleurs métalliques des mosquées. Cela faisait si longtemps que j’essayais d’approcher la sonorité arabe, mais voilà que j’oubliais désormais tout simplement ce que je m’efforçais d’obtenir et que je commençais vraiment à y prendre beaucoup de plaisir.

Après quelque temps, je remarquai que les échos de Jénine, de Jérusalem et de Ramallah commençaient à émerger naturellement des entrailles de mon biniou. Je me demandai bien ce qu’il s’était passé – pour quelle raison, soudainement, cela sonnait authentique, et j’en conclus que j’avais fini par renoncer à la primauté de l’œil et que j’avais voué mon attention, en lieu et place, à celle de l’oreille. Je ne recherchais plus l’inspiration dans ma partition, ni le visuel et le numérique  dans la notation musicale ou dans les chiffrages d’accords. En lieu et place, j’écoutais ma voix intérieure. Le fait de me colleter ainsi avec la musique arabe me rappelait la raison pour laquelle j’avais décidé de devenir musicien, en réalité. Après tout, Bird, je l’avais entendu à la radio ; je ne l’avais pas vu sur MTV…

A travers la musique, et en particulier à travers mon corps-à-corps personnel avec la musique arabe, j’ai appris à écouter. Plutôt que d’examiner l’histoire ou que de l’analyser dans son évolution en des termes purement matériels, c’est le fait de l’écouter qui est au cœur de sa compréhension en profondeur. Le comportement moral entre en jeu, quand les yeux sont fermés et quand les échos de la conscience sont en mesure d’entrer en harmonie avec notre âme.

Entrer en empathie, c’est admettre la primauté de l’ouïe (2).

°°°

Notes :

(1) Vladimir Ze’ev Jabotinsky est un écrivain, orateur et militaire fondateur du sionisme révisionniste. Le legs de Ze’ev Jabotinsky est porté aujourd’hui par le parti israélien Herut (qui a fusionné avec d’autres partis de droite pour former le Likoud en 1973), ainsi que par le mouvement de la jeunesse sioniste, le Betar.

(2) La « primauté de l’ouïe » peut évoquer (pour certains d’entre vous) la prière juive Sh’ma Yisrael « Ecoute, Israël : le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un » (Deutéronome 6:4). Bien que le judaïsme apporte une grande importance au fait d’« écouter », il est crucial d’opérer un distinguo très clair entre mon appel à  un jugement personnel et critique et l’appel judaïque, qui est un appel à une obéissance absolue.

* Les goyim (terme hébreu) sont, pour les juifs, les membres des Nations, c’est-à-dire les personnes non juives (parfois considérées comme n’appartenant pas au genre humain par le judaïsme) (note du traducteur).

Le livre The Wandering Who? de M. Gilad Atzmon est en cours de traduction; il sera publié prochainement en français par les Éditions Demi-Lune, www.editionsdemilune.com dans la Collection Résistances. http://www.editionsdemilune.com/resistances-c-3.html 

Il devrait être disponible fin février ou dans le courant du mois de mars 2012.

Deux autres livres sur la Palestine sont déjà disponibles dans cette collection,
Yasser Arafat, Intime
: http://www.editionsdemilune.com/yasser-arafat-intime-p-29.html de la journaliste Isabel Pisano,
et
Chroniques de GAZA, 2001-2011 : http://www.editionsdemilune.com/chroniques-de-gaza-20012011-p-38.html du chirurgien français Christophe Oberlin.
Voir ici :
http://www.editionsdemilune.com/offre-speciale-internet-GAZA-et-ARAFAT-p-39.html

 

 

   

Partie II
Le sommaire de Gilad Atzmon
Les dernières mises à jour



Source : Marcel Charbonnier

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