Livre
Le Qui ça Errant, déjà ??
Une étude de la politique juive
identitaire
Gilad Atzmon

Zero Books,
2011-11-16
202 pages
ISBN 978-1-84694-875-6
Adaptation en
français : Marcel Charbonnier

« Hier, sous les
nazis, j’avais peur d’être juif.
Aujourd’hui, avec les Israéliens, j’en
ai honte ».
Israël Shahak
Avant-propos
[1]
Mon grand-père
était un terroriste sioniste vétéran,
charismatique et poète. Ancien
commandant éminent de l’organisation
terroriste de droite Irgoun, il eut, je
dois bien le reconnaître, une redoutable
influence sur moi, dans ma prime
jeunesse. Il faisait montre d’une haine
de tous les instants à l’encontre de
tout ce qui n’avait pas l’heur d’être
juif. Il haïssait les Allemands : du
coup, il s’opposait mordicus à ce que
mon père achetât une voiture allemande.
Il méprisait aussi les Anglais, au motif
qu’ils avaient colonisé la « terre
promise ». Toutefois, je présume qu’il
détestait moins ces derniers que les
Allemands, puisqu’il permettait à mon
père de conduire une vieille Vauxhall
Viva…
Mon grand-père
était aussi très remonté contre les
Palestiniens, qui vaquaient sur une
terre dont il était absolument persuadé
qu’elle lui appartenait, ainsi qu’à son
peuple. Souvent, il s’interrogeait à
haute voix : « Pourquoi ces fichus
Arabes, qui ont déjà de si nombreux
pays, vivraient-ils précisément sur
cette terre qui nous a été « donnée »
par notre Dieu ? » Mais, plus que tout,
mon grand-père haïssait les juifs de
gauche. Il est important de noter à cet
égard qu’étant donné que les juifs de
gauche n’ont jamais produit de modèle
d’automobile connu, cette détestation
spécifique n’a pas engendré de conflit
d’intérêt entre lui et mon papa.
Adepte du sioniste
révisionniste de droite de Zeev
Jabotinsky (1), mon grand-père savait
manifestement qu’il y avait une
contradiction totale dans les termes
entre philosophie de gauche et système
des valeurs juives. En tant qu’ancien
terroriste de droite et que faucon juif
fier de l’être, il savait pertinemment
que le tribalisme ne pouvait coexister
en aucune manière avec l’humanisme et
l’universalisme. A la suite de son
mentor Jabotinsky, il adhérait à la
philosophie du « Mur de Fer ». A
l’instar de celui-ci, mon grand-père
respectait les Arabes, dont il tenait la
culture et la religion en haute estime ;
mais il pensait que les Arabes, de
manière générale, et les Palestiniens,
en particulier, devaient être combattus
de manière impavide et impitoyable.
Souvent, mon
grand-père citait l’hymne du mouvement
politique de Jabotinsky :
[2]
De la fosse de pourriture et de
poussière,
A travers le sang et la sueur,
Une race nous naîtra,
Fière, généreuse et féroce.
Mon Papy croyait en
la renaissance de la fierté de la « race
juive » et, par conséquent, forcément,
j’y
croyais moi aussi, dans la petite
enfance. Comme les enfants de mon âge,
j’étais aveugle aux Palestiniens qui
vivaient autour de moi. Ils étaient là,
pourtant, indubitablement – ils
réparaient la voiture de mon père pour
deux fois moins cher qu’ailleurs, ils
construisaient nos maisons, ils
nettoyaient le bordel que nous laissions
derrière nous, ils « schleppaient » les
cartons dans l’épicerie du coin, mais
ils disparaissaient toujours juste avant
le coucher du soleil et ils refaisaient
leur apparition un peu avant l’aube.
Nous ne faisions jamais connaissance
avec eux. Nous ne comprenions pas très
bien qui ils étaient, ni ce qu’ils
pouvaient bien fabriquer parmi nous. Nos
âmes étaient imbues de suprématisme ;
nous regardions le monde à travers des
lunettes racistes et chauvinistes, ce
dont nous n’avions d’ailleurs absolument
pas honte.
A dix-sept ans, je
m’apprêtais à effectuer mon service
militaire obligatoire dans les Forces
Israéliennes de Défense. Jeune homme
bien charpenté et plein d’un
enthousiasme communicatif, je devais
intégrer une unité de sauvetage de
l’armée de l’air. C’est alors que se
produisit quelque chose de totalement
inattendu. A la radio, durant une
émission de jazz, très tard dans la
nuit, ils ont a passé Bird (Charlie
Parker), avec les Strings.
J’étais
littéralement K-O : cette musique était
plus organique, poétique, sentimentale
et
sauvage que tout ce qu’il m’avait
été donné d’entendre jusqu’alors. Mon
père écoutait souvent Bennie Goldman et
Artie Shaw, et ces deux artistes étaient
plaisants à entendre – indubitablement,
ils savaient se débrouiller avec une
clarinette – mais Bird, c’était tout à
fait autre chose. Il y avait là une
extravagance intense, libidinale,
d’intelligence et d’énergie. Le
lendemain matin, je séchai les cours et
je me ruai chez Picadilly Records, le
principal marchand de musique de
Jérusalem. Je finis par trouver la
section jazz et j’achetai tous les
disques de be-bop qu’ils avaient en
rayon, c’est-à-dire probablement deux
malheureux albums. De retour à la
maison, dans le bus, je pris conscience
du fait que Parker était, de fait, un
noir. Cela ne me surprit pas totalement,
mais c’était tout de même une sorte de
révélation : dans mon univers, seuls des
juifs pouvaient être associés à quelque
chose de bien. Bird représenta pour moi
le début d’une aventure.
[3]
A l’époque, mes
potes et moi étions convaincus que les
juifs étaient bel et bien le Peuple Elu.
Ma génération avait été élevée au
biberon de la victoire miraculeuse de la
Guerre des Six Jours. Nous étions
totalement sûrs de nous. Comme nous
étions laïcs, nous associons chacun de
nos innombrables succès à nos qualités
irrésistibles. Nous croyions non pas en
l’intervention divine, mais en
nous-mêmes. Nous étions persuadés que
notre puissance provenait de nos âmes et
de notre chair hébraïques ressuscitées.
Les Palestiniens, quant à eux, nous
servaient avec obéissance et il ne
semblait pas, à l’époque, que cette
situation pourrait changer un jour. Les
Palestiniens ne montraient aucun signe
de résistance collective. Les attentats
sporadiques ainsi dits « terroristes »
nous renforçaient dans notre bonne
conscience, ils nous remplissaient d’un
appétit de revanche. Mais, d’une
certaine façon, au milieu de cette orgie
d’omnipotence – et ce, à ma grande
surprise -, j’en vins à comprendre que
les gens qui m’intéressaient plus que
tout au monde étaient de fait une bande
d’Américains noirs – des gens qui
n’avaient rien à voir avec le miracle
sioniste ou avec ma tribu chauviniste et
exclusiviste.
Deux jours après,
j’achetai mon premier saxophone. C’est
un instrument très facile à débuter –
posez la question à Bill Clinton – mais
quant à savoir en jouer comme Bird ou
comme Cannonball Adderley, voilà qui me
semblait relever de la mission
impossible. Je me mis à pratiquer le
saxo jour et nuit, et plus je le
pratiquais, plus je me sentais écrasé
par la perfection redoutable de la
grande famille des musiciens américains
noirs, que je commençais à bien
connaître. En un mois, je savais presque
tout au sujet de Sonny Rollins, de Joe
Henderson, de Hank Mobley, de Thelonious
Monk, d’Oscar Peterson et de Duke
Ellington ; plus je les écoutais et plus
je prenais conscience du fait que mon
éducation judéo-centrique ne pouvait,
d’une certaine manière, que m’induire en
erreur.
Après avoir passé
un mois les lèvres collées à
l’embouchure de mon saxo, mon
enthousiasme de combattant de l’armée
avait totalement disparu. Au lieu de
rêver de piloter des
hélicos à l’arrière des lignes
ennemies, je me mis à fantasmer que je
vivais à New York, à Londres ou à Paris.
Tout ce que je demandais, c’était avoir
la possibilité d’entendre jouer les
grands du jazz en
live (c’était dans les années 1970,
et la plupart d’entre eux étaient encore
de ce monde).
De nos jours, les
jeunes qui veulent jouer du jazz ont
tendance à s’inscrire dans une fac de
musique. Mais c’était bien différent, de
mon temps.
[4]
Ceux qui voulaient
jouer de la musique classique
s’inscrivaient dans un conservatoire.
Mais ceux qui voulaient jouer de la
musique pour l’amour de la musique en
elle-même restaient chez eux, et ils
swinguaient vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. Il n’y avait pas de cours
de jazz, en Israël, à l’époque. Et à
Jérusalem, où j’habitais, il y avait un
unique minuscule jazz club, qui était
installé dans un ancien bain turc
pittoresque reconverti à cette fin. Tous
les vendredis après-midi, il s’y
déroulait une séance de ram et durant
mes deux premières années de saxo, ces
rams représentaient tout pour moi.
J’avais laissé tomber tout le reste. Je
pratiquais le saxo jour et nuit, même en
dormant, et je ne cessais de me préparer
pour le prochain « ram du vendredi ».
J’écoutais la musique et je
retranscrivais certains solos que
j’avais trouvés géniaux. Je pratiquais y
compris dans mon sommeil, imaginant les
modulations, suspendu dans les airs. Je
décidai alors de consacrer ma vie au
jazz tout en admettant le fait qu’étant
un Israélien blanc, mes chances de
parvenir au sommet en la matière était
des plus minces.
Je n’avais pas
encore pris conscience du fait que ma
dévotion naissante pour le jazz avait
pris le dessus sur mes tendances juives
nationalistes, ni que c’était
probablement là, et à ce moment-là, que
j’avais laissé tomber l’Election pour
devenir un être humain ordinaire. Des
années après, j’allais de fait
comprendre que c’est le jazz qui m’avait
sauvé.
En quelques mois,
cependant, je commençai à me sentir de
moins en moins connecté à la réalité qui
m’entourait. Je me voyais comme faisant
partie d’une famille bien plus large et
bien plus nombreuse, une famille
d’amoureux de la musique, de gens
admirables intéressés par la beauté et
par la spiritualité beaucoup plus que
par les terres, le fric et l’occupation.
Toutefois, j’étais
encore en instance d’incorporation dans
« Tsahal ». Bien que les dernières
générations de jeunes jazzmen israéliens
eussent tout simplement déserté l’armée
et se fussent enfuis pour rejoindre la
Mecque du jazz, New York, cette option
ne m’était pas offerte, à moi qui étais
un jeune gars aux origines sionistes
natif de Jérusalem. Cette possibilité ne
me traversa même pas l’esprit.
En juillet 1981,
j’entrai, donc, dans l’armée
israélienne. Mais dès mon premier jour
de service militaire, je fis tout mon
possible pour éviter d’être envoyé en
mission – non que j’eusse été un
pacifiste ni que je me fus préoccupé le
moins du monde des Palestiniens : non,
tout simplement, je préférais que l’on
me fiche la paix, seul avec mon
saxophone.
En juin 1982, au
moment où éclata la première guerre
israélo-libanaise, [5] cela faisait un
an que j’étais troufion. Il était
inutile d’avoir fait Saint-Cyr pour voir
la réalité : je savais bien que nos
dirigeants mentaient. De fait, tous les
soldats israéliens comprenaient qu’il
s’agissait d’une guerre dans laquelle
Israël était le pays agresseur.
Personnellement, je ne ressentais plus
aucun attachement à la cause sioniste, à
Israël ou au peuple juif. Mourir sur
l’autel juif ne me faisait plus bander.
Pourtant, ce n’était toujours pas la
politique ou la morale qui me
motivaient, mais bien plutôt mon
aspiration à ce que l’on me laissât seul
avec mon nouveau saxophone
Selmer Série IV fabriqué à Paris.
Faire des gammes à la vitesse de la
lumière me semblait bien plus important
que tuer des Arabes au nom de la
souffrance juive. Ainsi, au lieu de
devenir un tueur diplômé, je consacrais
tous mes efforts à essayer d’intégrer un
des orchestres militaires d’Israël. Cela
demanda plusieurs mois, mais je finis
par réussir mon atterrissage dans
l’Orchestre de l’Armée de l’Air
israélienne (le IAFO –
Israeli Air Force Orchestra).
Le recrutement de
cet orchestre était unique en son
genre : vous pouviez y être accepté soit
parce que vous étiez un excellent
musicien et que vous aviez un talent
prometteur, soit parce que vous étiez le
fils d’un pilote mort en mission. Le
fait que j’y ai été intégré tout en
sachant que mon père était encore de ce
monde me rassurait : pour la première
fois de ma vie, j’envisageai la
possibilité de n’être pas totalement
dénué de tout talent musical, en fin de
compte.
A ma grande
surprise, aucun des membres de cet
orchestre ne prenait l’armée au sérieux.
Tous autant que nous étions, nous ne
nous intéressions qu’à une seule et même
chose : notre formation musicale
personnelle. Nous détestions l’armée et,
personnellement, il ne me fallut pas
longtemps pour haïr jusqu’à cet Etat qui
avait besoin d’une Armée de l’Air qui
avait elle-même besoin d’un orchestre et
qui m’empêchait de pratiquer la musique
vingt-quatre heures sur vingt-quatre et
sept jours sur sept. Quand nous étions
invités à jouer pour une cérémonie
militaire, nous nous efforçons de jouer
le plus mal que nous le pouvions afin de
nous assurer que nous ne serions plus
jamais invités. Parfois, nous nous
sommes mêmes ménagé un moment pour nous
rencontrer et répéter durant
l’après-midi, à la seule fin de nous
entraîner à jouer comme des pieds.
Nous savions que plus nous jouerions
pitoyablement en tant que collectif,
plus nous acquerrions de liberté
personnelle. C’est dans cet orchestre
militaire que j’ai appris, pour la
première fois, à devenir subversif et à
saboter le système afin de me battre
pour un idéal personnel.
Durant l’été 1984,
trois semaines, tout juste, avant que je
n’eus remisé au clou mon uniforme
militaire, nous avons été envoyés au
Liban pour une tournée de concerts [5].
A l’époque, c’était un endroit très
dangereux. L’armée israélienne était
profondément enterrée dans des bunkers
et des tranchées, et elle évitait toute
confrontation avec la population locale.
Le deuxième jour, nous sommes partis
pour Ansar, un camp d’internement
tristement célèbre, au Sud Liban. Cette
expérience allait totalement changer ma
vie.
Au bout d’une piste
de terre, poussiéreuse, par une journée
torride de début juillet, nous arrivâmes
dans l’enfer sur Terre. L’énorme camp de
détention était enclos de fil de fer
barbelé. Tandis que nous
roulions en direction des bureaux
de la direction du camp, nous vîmes des
milliers de détenus, dehors, brûlés par
le soleil.
Aussi difficile à
croire que cela puisse être, les
orchestres militaires sont toujours
traités comme des VIPs, et dès que nous
pénétrâmes dans le baraquement des
officiers, ceux-ci nous invitèrent à
suivre une visite guidée du camp. Nous
marchâmes le long des fils de fer
barbelés, interminables, parsemés de
miradors. Je n’en croyais pas mes yeux.
Je demandai à
l’officier : « Qui sont ces gens ? »
« Des
Palestiniens », me répondit-il. « Sur la
Gauche, il y a ceux de l’OLP
(Organisation de Libération de la
Palestine) et, sur la droite, c’est les
types à Ahmad Jibril (du Front Populaire
de Libération de la Palestine –
Commandement général) ; ces derniers
sont bien plus dangereux, c’est pourquoi
nous les maintenons à l’isolement ».
J’examinai les
détenus. Ils semblaient bien différents
des Palestiniens de Jérusalem. Ceux qui
je voyais dans le camp d’Ansar étaient
en colère. Ils n’étaient pas abattus,
c’était des combattants de la liberté,
et ils étaient nombreux. Tandis que nous
poursuivions notre chemin au long des
fils de fer barbelé, je continuais à
observer les prisonniers et je pris
alors conscience d’une vérité
insoutenable : j’étais en train de
marcher de l’autre côté, par rapport à
eux, moi qui étais revêtu d’un uniforme
de l’armée israélienne. Cet endroit,
c’était un camp de concentration. Les
prisonniers, c’était les « juifs ».
Quant à moi, je n’étais rien d’autre
qu’un « nazi ». Il me faudra bien des
années pour comprendre, d’ailleurs, que
cette opposition binaire juif/nazi était
en elle-même un produit de mon propre
endoctrinement judéo-centrique.
Tandis que je
contemplais l’effet produit par mon
uniforme tout en tentant de lutter
contre un sentiment écrasant de honte
qui m’envahissait, nous parvînmes à un
terrain plat, très vaste, au centre du
camp. L’officier qui nous guidait [6]
nous gratifia de nouvelles platitudes au
sujet de la guerre en cours, qui visait,
selon ses dires, à « défendre notre
havre juif ». Tandis qu’il nous
abreuvait de ces bobards éhontés de la
hasbara (propagande), qui nous
ennuyaient à en mourir, je remarquai que
nous étions entourés par deux douzaines
de blocs de bétons d’environ un mètre
carré de superficie et d’un mètre trente
de hauteur, qui présentaient de petites
portes d’entrée en fer. J’étais horrifié
à l’idée que mon armée tenait des chiens
de garde enfermés dans ces cages durant
la nuit. Mettant en action ma chutzpah
juive, je demandais des comptes à
l’officier au sujet de ces horribles
niches cubiques. Il me répondit très
vite : « Ce sont nos blocs de
confinement individuel ; après deux
jours là-dedans, croyez-moi, vous
devenez un sioniste zélé ! »
J’en savais assez.
Je compris que c’en était fini de ma
romance avec l’Etat israélien et avec le
sionisme. Pourtant, je ne savais presque
rien au sujet de la Palestine, de la
Nakba, ou même, d’ailleurs, au sujet du
judaïsme et de la judaïté. Tout ce que
je voyais, c’était qu’en ce qui me
concernait, Israël était une très
mauvaise nouvelle et que je ne voulais
désormais plus rien avoir à faire avec
lui. Quinze jours après, je rendais mon
uniforme, j’empoignais mon saxo, je
prenais le bus conduisant à l’aéroport
Ben Gourion et je m’envolais pour
l’Europe pour quelques mois, pour aller
y vivre dans les rues. A l’âge de
vingt-et-un ans, j’étais libre, pour la
première fois de ma vie. Toutefois, le
mois de décembre s’avéra trop froid pour
moi, et je revins au pays – mais je
rentrai avec la ferme intention de
revenir en Europe. D’une certaine façon,
j’aspirais déjà à devenir un goy ou, à
tout le moins, j’aspirais à vivre
entouré de goyim.
***
Il m’a fallu dix
années supplémentaires avant d’être en
mesure de quitter Israël pour de bon.
Durant cette décennie, toutefois, je
commençais à apprendre des choses sur le
conflit israélo-arabe et je prenais
conscience que je vivais sur un
territoire appartenant à quelqu’un
d’autre. J’intégrai cette réalité
dévastatrice qu’en 1948 les Palestiniens
n’avaient pas abandonné leurs maisons de
leur plein gré – comme cela nous avait
été inculqué à l’école -, mais qu’ils
avaient été les victimes d’une épuration
ethnique brutale perpétrée par mon
grand-père et ceux de sa bande. Je
commençais à comprendre [8] que cette
épuration ethnique qui n’avait jamais
cessé depuis lors avait simplement pris
différentes formes, et à prendre
conscience du fait que le système
juridique israélien loin d’être
impartial, était racialement connoté
(ainsi, par exemple, la « loi du
retour » accueille des juifs supposés
rentrer « chez eux » de quelque pays que
ce soit, après deux millénaires, mais
elle empêche des Palestiniens de
retourner dans leurs villages après
avoir séjourné seulement deux années à
l’étranger). Durant toute cette période,
j’étais aussi devenu un musicien
professionnel, et même un soliste
reconnu et un producteur musical. Je
n’étais pas réellement impliqué dans
quelconque activité politique et, bien
que j’eusse passé au peigne fin le
discours juif de gauche, je ne tardai
pas à prendre conscience que celui-ci
s’apparentait davantage à un club sélect
qu’à une force idéologique mue par une
quelconque conscience éthique.
A l’époque des
accords d’Oslo (signés en 1993), je n’en
pouvais plus : je voyais bien que les
« initiatives de paix » israéliennes
n’étaient que tromperie. Elles ne
visaient nullement à se réconcilier avec
les Palestiniens ou à regarder en face
le péché originel sioniste, mais bien à
bétonner encore un peu plus l’existence
de l’Etat juif sur le dos des
Palestiniens. Pour la plupart des
Israéliens, le mot hébreu
shalom ne signifie pas « paix » ; il
signifie sécurité, et sécurité pour les
juifs, et pour les juifs exclusivement.
Pour les Palestiniens, la possibilité de
célébrer leur « Droit au retour »
n’était même pas une option. Je décidai
de partir, abandonnant ma maison et ma
carrière. Je laissai tout et tout le
monde derrière moi, y compris mon épouse
Tali, qui vint me rejoindre plus tard.
La seule chose que j’emportais, c’était
mon saxophone ténor – mon véritable ami,
mon ami pour toujours.
J’allai m’installer
à Londres et j’entamai des études
post-licence en philosophie, à
l’Université d’Essex. En une semaine, je
réussis à obtenir des vacations au Lion
Noir, un pub irlandais légendaire, sur
la Grand Rue Kilburn. A l’époque, je
n’avais pas la moindre idée de la
difficulté de trouver du boulot dans le
spectacle à Londres. De fait, cela fut
le début de ma carrière internationale
de jazzman. Au bout d’un an, j’étais
très connu au Royaume-Uni, je jouais du
be-bop et du post-bop. Et trois ans
après, je jouais avec mon propre
orchestre, dans toute l’Europe.
Mais je n’allais
pas tarder à avoir le mal du pays. A ma
grande surprise, ce n’était pas Israël
qui me manquait. Ça n’était ni Tel-Aviv,
ni Haïfa, ni Jérusalem. [9] Non. C’était
la Palestine. Ça n’était pas les
chauffeurs de taxis israéliens rudes et
mal embouchés attendant le client à
l’Aéroport Ben Gourion, mais cette
minuscule gargote, à Jaffa, rue Yefet,
qui servait le meilleur hommos que l’on
pût acheter, c’était les villages
palestiniens s’étendant au milieu des
collines, parmi les oliviers et les
cactus en raquettes. Quand j’avais envie
de retourner voir le pays, à Londres, je
finissais par me retrouver dans Edgware
Road, à passer la soirée dans un restau
libanais. Une fois, je me mis même à
exprimer sans ambages ce que je pensais
d’Israël, publiquement. Très vite, il
devint clair pour moi qu’Edgware Road
était probablement l’endroit le plus
proche de mon pays natal où je pourrais
jamais mettre les pieds.
***
Quand je vivais en
Israël, je le reconnais, je n’avais pas
du tout été enthousiasmé par la musique
arabe. J’imagine que des colons sont
rarement intéressés par la culture
indigène. J’aimais la musique
folklorique et je m’étais déjà fait un
nom en Europe et aux Etats-Unis en tant
qu’interprète de musique klezmer et, au
fil des années, je m’étais mis à jouer
également de la musique turque et de la
musique grecque. Mais j’avais totalement
shunté la musique arabe de manière
générale, et la musique palestinienne,
en particulier. A Londres, en traînant
dans ces restaurants libanais, je pris
conscience que je n’avais jamais
réellement exploré la musique de mes
voisins. De manière plus inquiétante, je
l’avais ignorée ; je l’avais même
méprisée. Bien qu’elle eût toujours été
tout autour de moi, je n’avais jamais
écouté attentivement cette musique.
Or, elle avait été là, présente, à
chaque tournant de ma vie : l’appel à la
prière venant des mosquées, les voix
d’Um Kalthoum, de Farid El-Atrash et
d’Abel Halim Hafez. On pouvait les
entendre dans les rues, à la télé, dans
les petits cafés de la Vieille Ville de
Jérusalem, dans les restaurants… Elle
avait été présente, tout autour de moi,
mais (faisant preuve envers elle d’un
manque total de respect) je n’y avais
jamais apporté la moindre attention.
A la trentaine,
loin du Moyen-Orient, je fus attiré par
la musique indigène de mon pays natal.
Ce n’était pas facile ; c’était même, en
réalité, bien près d’être totalement
infaisable. Autant le jazz avait été
facile à absorber, pour moi, autant
assimiler la musique arabe me semblait
quasi impossible. Je mettais un disque,
j’attrapais mon saxo ou [10] ma
clarinette, j’essayais d’intégrer mon
jeu à cette musique, et mon jeu
s’avérait outrageusement étranger. Très
vite, je pris conscience du fait que la
musique arabe était un langage
totalement différent. Je ne savais pas
par où commencer, ni de quelle manière
l’approcher.
Jusqu’à un certain
point, le jazz est une musique
occidentale avec une influence, grosso
modo, afro-cubaine. Il s’est développé
au début du vingtième siècle, en marge
de la culture américaine. Le Be-bop, la
musique avec laquelle j’ai grandi,
consiste en des fragments musicaux
relativement courts. Si les airs du
Be-bop sont courts, c’est parce qu’ils
devaient tenir dans les formats des
enregistrements des années 1940, dont la
durée n’outrepassait pas trois minutes.
La musique occidentale peut aisément
être transcrite sous une forme visuelle
au moyen de la notation musicale
standard et des symboles que sont les
clés et les chiffrages d’accords. Le
jazz, à l’instar de la plupart des
formes musicales occidentales, est, de
ce fait, pour partie digitalisé. La
musique arabe, en revanche, est
analogique – elle ne peut être notée.
Son authenticité s’évapore à la moindre
tentative de la transcrire. Alors même
que j’avais atteint la maturité humaine
nécessaire pour, littéralement, ‘faire
face’ à la musique de mon pays natal, ma
culture musicale y faisait obstacle.
Je ne parvenais pas
à comprendre ce qui m’empêchait de
maîtriser la musique arabe ou pour
quelle raison celle-ci ne semblait pas
résonner juste quand j’essayais d’en
jouer. J’avais déjà passé pas mal de
temps à en écouter et à la pratiquer,
mais, tout simplement, ça ne marchait
pas. Le temps passant, des critiques
musicaux européens commençaient à
apprécier mon nouveau son et à voir en
moi une sorte de nouveau « héros » du
jazz qui avait franchi la ligne en
devenant un expert de la musique arabe.
Mais, moi, je savais bien qu’ils se
trompaient – autant j’avais
effectivement tenté de franchir cette
soi-disant « ligne de démarcation »,
autant je pouvais reconnaître aisément
que mes sonorités et mon interprétation
étaient étrangères à la musique
authentiquement arabe.
C’est alors que je
découvris un truc super, très facile. Au
cours de mes concerts, lorsque je
tentais d’imiter ce son oriental si
élusif, je commençais par chanter un
refrain qui me rappelait ces sons que
j’avais ignorés, dans mon enfance. Je
m’efforçais de me rappeler les appels à
la prière, tout en échos, du muezzin,
ces appels qui se frayaient un chemin
dans nos rues depuis les vallées
avoisinantes et les sons étonnants et
obsédants de mes amis Dhafer Youssef et
Nizar Al-Issa, ainsi que la voix grave
et envoûtante de Abdel Halim Hafez. Au
début, je me contentais de fermer les
yeux et d’écouter cela avec mon oreille
interne. Mais, imperceptiblement, je me
mis à ouvrir la bouche, peu à peu, et à
chanter à haute voix. Puis je me rendis
compte du fait que si je me mettais à
chanter avec l’embouchure de mon saxo
dans la bouche, je parvenais à produire
un son qui se rapprochait beaucoup de
celui des haut-parleurs métalliques des
mosquées. Cela faisait si longtemps que
j’essayais d’approcher la sonorité
arabe, mais voilà que j’oubliais
désormais tout simplement ce que je
m’efforçais d’obtenir et que je
commençais vraiment à y prendre beaucoup
de plaisir.
Après quelque
temps, je remarquai que les échos de
Jénine, de Jérusalem et de Ramallah
commençaient à émerger naturellement des
entrailles de mon biniou. Je me demandai
bien ce qu’il s’était passé – pour
quelle raison, soudainement, cela
sonnait authentique, et j’en conclus que
j’avais fini par renoncer à la primauté
de l’œil
et que j’avais voué mon attention, en
lieu et place, à celle de l’oreille.
Je ne recherchais plus l’inspiration
dans ma partition, ni le visuel et le
numérique
dans la notation musicale ou dans
les chiffrages d’accords. En lieu et
place, j’écoutais ma voix intérieure. Le
fait de me colleter ainsi avec la
musique arabe me rappelait la raison
pour laquelle j’avais décidé de devenir
musicien, en réalité. Après tout, Bird,
je l’avais entendu à la radio ; je ne
l’avais pas vu sur MTV…
A travers la
musique, et en particulier à travers mon
corps-à-corps personnel avec la musique
arabe, j’ai appris à
écouter. Plutôt que d’examiner
l’histoire ou que de l’analyser dans son
évolution en des termes purement
matériels, c’est le fait de l’écouter
qui est au cœur de sa compréhension en
profondeur. Le comportement moral entre
en jeu, quand les yeux sont fermés et
quand les échos de la conscience sont en
mesure d’entrer en harmonie avec notre
âme.
Entrer en empathie,
c’est admettre la primauté de l’ouïe
(2).
°°°
Notes :
(1) Vladimir Ze’ev
Jabotinsky est un écrivain, orateur et
militaire fondateur du sionisme
révisionniste. Le legs de Ze’ev
Jabotinsky est porté aujourd’hui par le
parti israélien Herut (qui a fusionné
avec d’autres partis de droite pour
former le Likoud en 1973), ainsi que par
le mouvement de la jeunesse sioniste, le
Betar.
(2) La « primauté
de l’ouïe » peut évoquer (pour certains
d’entre vous) la prière juive Sh’ma
Yisrael « Ecoute, Israël : le Seigneur
est notre Dieu, le Seigneur est un »
(Deutéronome 6:4). Bien que le judaïsme
apporte une grande importance au fait
d’« écouter », il est crucial d’opérer
un distinguo très clair entre mon appel
à
un jugement personnel et critique
et l’appel judaïque, qui est un appel à
une obéissance absolue.
* Les goyim (terme
hébreu) sont, pour les juifs, les
membres des Nations, c’est-à-dire les
personnes non juives (parfois
considérées comme n’appartenant pas au
genre humain par le judaïsme) (note du
traducteur).

Partie II
Le sommaire de Gilad Atzmon
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