Syrie
Lettre d’Alep No 39
Nabil Antaki
Dimanche 5 juillet 2020
GUERRE, SANCTIONS, CORONA, CESAR, CRISE
ECONOMIQUE ET QUOI ENCORE ?
Le peuple syrien ne sait plus à quel
saint se vouer. Les drames se suivent,
ne se ressemblent pas mais aboutissent
au même résultat : celui de continuer à
faire souffrir la population syrienne
qui ne demande qu’à vivre dignement dans
la paix.
Commençons par la guerre. Elle dure
depuis plus de neuf ans. Elle a fait des
centaines de milliers de victimes et une
dizaine de millions de déplacés internes
et de réfugiés, a poussé un million de
personnes à l’exil, a détruit
l’infrastructure de la Syrie et a ruiné
un pays qui, autrefois, était paisible,
sûr, stable et prospère.
En février dernier, l’armée syrienne a
lancé une offensive pour libérer une
partie de la province d’Idlib tenue par
les islamistes du groupe Al-Nosra. Le 16
février, elle a pris le contrôle de la
principale autoroute qui relie Alep au
reste de la Syrie et qui était aux mains
des rebelles depuis 2013. Elle a aussi
libéré les faubourgs ouest d’Alep
occupés par les groupes armés rebelles
depuis 2012. Ces djihadistes
continuaient à bombarder Alep tous les
jours, même après la libération des
quartiers Est et la réunification de la
ville, il y a trois ans.
Le 16 février, les
Alépins étaient en liesse car, après
plusieurs années de guerre, ils
pouvaient enfin dormir sans avoir peur
de la chute d’un mortier et aussi
emprunter cette autoroute qui relie Alep
aux autres villes de la Syrie et du
Liban. Le lendemain, un avion civil
s’est posé à l’aéroport d’Alep pour la
première fois depuis huit ans.
Malheureusement, il
y a eu une contre-offensive des groupes
terroristes appuyés par l’aviation et
les drones turcs. Ils ont repris le
contrôle de l’autoroute et de certaines
régions libérées par l’armée syrienne.
Début mars, des négociations entre la
Russie et la Turquie ont abouti à un
accord de cessez-le-feu. Les rebelles se
sont retirés de l’autoroute et, depuis
cette date, il n’y a plus aucun combat
en Syrie. La situation est complètement
gelée. Et avec la crise du Covid-19, les
jeunes ne sont plus, pour le moment,
appelés à faire le service militaire.
Toutefois, une
situation gelée n’est pas une affaire
réglée puisque la Syrie n’a pas encore
libéré tout son territoire : une partie
du nord-ouest et une partie du nord-est
sont occupées illégalement par la
Turquie, une autre zone dans le nord-est
est occupée par des milices kurdes
soutenues et armées par les américains
et enfin, la province d’Idlib avec ses
terroristes, pour la plupart, étrangers.
Les Alépins ont fêté l’avancée militaire
dans la joie et ont repris espoir dans
un avenir meilleur après neuf années de
souffrance et de misère. Mais, à peine
ont-ils eu le temps de se réjouir et de
profiter d’un retour à une vie normale,
que la crise du coronavirus s’est
installée avec toutes les mesures
préventives prises par les autorités
pour empêcher la diffusion du virus.
À part les magasins alimentaires, les
pharmacies et les boulangeries, tout a
été fermé : écoles, universités, usines,
ateliers, boutiques et tous les lieux
publics ; un couvre-feu a été instauré
de 18h à 6h du lendemain. De plus, le
confinement a inclus l’interdiction de
quitter sa ville, même pour aller à la
campagne et aux villages d’une même
région. Les Syriens, en général, et les
Alépins, en particulier, ont suivi les
consignes en portant les masques, en
évitant de s’embrasser (coutume très
répandue en Orient) et en utilisant les
solutions désinfectantes. Ces mesures
préventives ont ralenti la diffusion de
l’épidémie ; il n’y a, heureusement,
jusqu’à présent que 293 cas déclarés de
covid-19 et 9 décès. Maintenant que la
situation est plus ou moins sous
contrôle, le confinement a été levé ;
les universités, les usines et les
boutiques ont repris leurs activités.
Les examens officiels du brevet et du
baccalauréat ont débuté le 21 juin. Par
contre, ces mesures ont paralysé la vie
sociale et gelé toute l’activité
économique qui avait de la peine à
redémarrer. La majorité des Syriens,
appauvris par neuf années de guerre,
n’ont plus les moyens de boucler leur
fin de mois surtout les travailleurs
journaliers, les artisans et les
propriétaires des petits commerces qui
comptent sur leur revenu quotidien pour
vivre et souvent survivre ; sans parler
des retraités, des chômeurs et des
malades qui n’ont plus aucune source de
revenus. Toutes les ONG ont, au mieux,
ralenti considérablement leurs activités
quand elles ne les ont pas arrêtées
complètement.
Ruinée par neuf
années de guerre, étranglée par des
sanctions européennes et américaines
injustes et illégales, l’économie ne
démarre pas. Les sanctions épargnent
l’assistance humanitaire mais empêchent
le commerce et l’importation des
produits, bloquent toutes les
transactions financières par tous les
citoyens syriens et interdisent tous les
projets de reconstruction. Cyniquement,
les responsables européens prétendent
que les sanctions sont ciblées et ne
visent que les personnes au pouvoir et
les profiteurs de la guerre et ne
concernent ni les médicaments, ni les
équipements médicaux ni les produits
alimentaires. Pure hypocrisie ; si les
comptes bancaires de tous les syriens
sont gelés et qu’un citoyen syrien,
n’importe lequel, ne peut effectuer des
transactions financières, comme par
exemple des virements, comment peut-on
acheter les produits exemptés ? si vous
connaissez des entreprises occidentales
qui acceptent de nous fournir des
produits gratuitement, nous sommes
preneurs. Et comme beaucoup de produits
rentrent en contrebande à partir de la
Turquie ou du Liban, ils sont vendus à
des prix exorbitants, appauvrissant la
population et enrichissant les
profiteurs de la guerre, ce qui est à
l’opposé des motifs-prétextes de ceux
qui ont décrété les sanctions.
Comme si cela ne
suffisait pas, les américains ont
aggravé la situation par la nouvelle loi
« César » qui met sous sanctions
n’importe quelle entreprise dans le
monde qui fait des affaires avec la
Syrie.
Ces sanctions constituent une forme de
punition collective à l'encontre d'une
population civile. Ceci est qualifié de
crime contre l’humanité par la
convention de Genève. Ils ont pour
impact de faire souffrir la population
civile et n’ont aucun effet sur la fin
de la guerre ou l'avancement vers une
solution politique du conflit.
La situation économique est
catastrophique. L’inflation est
galopante, le prix des produits a été
multiplié par trois en 6 mois. Un euro
valait 60 livres syriennes (L.S.) avant
la guerre, il était à 1000 LS il y a 3
mois ; il vient d’atteindre les 2500
L.S. Les gens, déjà appauvris par les
années de guerre ayant épuisé leurs
maigres économies, n’ont plus les moyens
de boucler leur fin de mois. Ceux qui
ont osé entreprendre une activité
commerciale ou industrielle ou
artisanale se mordent les doigts parce
qu’ils travaillent à perte et mettent,
souvent, la clé sous la porte. Les
Syriens sont las, désespérés et
déprimés.
Et nous, les
Maristes Bleus, que faisons-nous dans
cette galère ?
Nous essayons, avec
les moyens que nous avons, de soulager
les souffrances et de semer l’Espérance.
La prière, le
discernement et notre faculté d’être
sensible à la détresse des gens et
d’être à l’écoute de leurs appels, nous
ont fait redécouvrir qu’il y avait à
Alep des vieilles personnes, vivant
seules, n’ayant plus de famille en
Syrie, certaines alitées ou malades et
qui, à cause du confinement, n’ont plus
personne pour leur amener de la
nourriture. Nous avons donc démarré, au
début de la crise du Covid-19, un
nouveau projet que nous avons appelé «
Solidarité Coeurona ». Depuis 3 mois,
des dames Maristes Bleus cuisinent
chaque matin un repas chaud pour 125
personnes. Vers 13h, nos jeunes
bénévoles vont les distribuer aux
domiciles des bénéficiaires. Avec le
repas, ils leur donnent du pain, des
fruits, leur présence et leur écoute.
Nous avons constaté, qu’en plus du repas
qui leur est nécessaire, combien ces
seniors vivent difficilement la solitude
et ont besoin de sentir une chaleur
humaine, une attention particulière et
de voir un sourire. C’est ce que ne
manquent pas de faire nos bénévoles.
Dès le début, ce
projet devait être limité dans le temps
et s’arrêter avec la fin de la pandémie.
Pendant des semaines, nous avons visité
chacune de ces personnes âgées. Nous
avons constaté des drames que n’aurions
jamais imaginés ; des veuves ou des
veufs de 80 à 95 ans vivant seules (ou
avec des enfants handicapés) dans des
conditions inhumaines, sans familles,
sans soutien, parfois alités, pour la
plupart malades, qui ne sont pas sortis
dans la rue depuis des années, et qui
ont pour seul secours une voisine ou un
lointain parent qui passent de temps en
temps.
Je pense à F.A., 92
ans qui vit, dans une seule pièce, avec
ses 3 garçons psychiatriques âgés de 55
à 70 ans.
Je pense à la
famille Y.M. : le mari de 90 ans
grabataire et atteint d’Alzheimer, son
épouse de 85 ans cardiaque, leur fils
aveugle et leur belle-fille, la seule
valide qui doit prendre soin de tout le
monde y compris de son fils autiste.
Je pense à M.K., 90
ans, aveugle, vivant seule dans son
appartement.
C’est pourquoi,
nous avons décidé de poursuivre le
projet en le développant et en
constituant une équipe spéciale pour ce
15ème programme en cours des Maristes
Bleus.
Le rassemblement
des personnes ayant été interdit pendant
le confinement, nous, les Maristes
Bleus, avons dû geler provisoirement 10
de nos 14 projets : nos deux projets
éducatifs pour les enfants de 3 à 6 ans
« Apprendre à Grandir » et « Je veux
Apprendre », notre projet « Bamboo » de
prise en charge des adolescents, « Seeds
» pour le support psychologique des
enfants, adolescents et adultes
traumatisés par la guerre, notre
programme de « développement de la femme
», notre programme « coupe et couture »,
le projet « Heartmade » de recyclage des
restes de tissus pour en confectionner
des pièces uniques pour femmes, le MIT,
notre centre de formation des adultes,
tous ces projets ont été gelés
provisoirement. Toutefois, avec la levée
des mesures de confinement il y a 15
jours, tous ces programmes ont repris de
plus belle.
Quant à nos 2
projets de developpement, «
Micro-Projets » et « Formation
Professionnelle », nous les avons
poursuivis malgré le confinement. Le
programme micro-projets consiste à
enseigner durant des sessions (20
adultes par session) de 48h étalées sur
3 semaines les compétences nécessaires
pour ouvrir un micro-projet, et ensuite
le financer pour permettre ainsi à nos
jeunes d’avoir un gagne-pain et de ne
plus être dépendant des aides fournies
par les ONG. Le projet « Formation
Professionnelle » consiste à mettre des
jeunes en apprentissage chez des
artisans pendant un an pour qu’ils
apprennent un métier et nous les
soutenons, ensuite, financièrement, afin
qu’ils deviennent leur propre patron.
C’est ainsi que nous avons actuellement
30 jeunes adultes en apprentissage pour
devenir menuisier, électricien,
plombier, pâtissier, réparateur de
téléphone portable, mécanicien,
couturier etc.
Malgré le Covid-19,
nous avons poursuivi aussi : le projet
la « Goutte de Lait » qui distribue du
lait chaque mois à 3000 enfants de moins
de 11 ans ; le programme « d’hébergement
des familles déplacées », et le
programme médical pour les soins
médicaux aux plus démunis.
Notre projet «
Colibri » de prise en charge d’un camp
de déplacés kurdes à 30 km d’Alep a été
amputé de ses activités pédagogiques et
éducatives pendant la crise du Covid-19.
Nous sommes, quand même, allés au camp
pour distribuer les colis alimentaires
et hygiéniques et les couches pour bébés
; et notre équipe médicale y est allée
une fois la semaine pour les soins aux
malades du camp et des alentours.
Maintenant, toutes les activités ont
repris comme avant.
Avec tous les
syriens qui vivent en Syrie, nous sommes
las, fatigués et à bout. Nous sommes,
aussi, révoltés par les politiques
occidentales qui laissent pourrir la
situation sans prendre aucune initiative
de dialogue avec les autorités légitimes
du pays ; révoltés par les sanctions
imposées sur les 17 millions de syriens
qui vivent dans les territoires sous le
contrôle de l’Etat ; révoltés par
l’occupation illégale de 30% du
territoire d’un Etat souverain, un des
50 membres fondateurs des Nations-Unis,
par l’armée turque et américaine (qui
occupe la région des puits de pétrole
syriens privant l’Etat des ressources
dont il a grand besoin) ; révoltés par
l’appui illimité des gouvernements turcs
et occidentaux et des ONG
internationales aux terroristes
islamistes qui occupent la province
d’Idlib.
Il nous arrive
parfois de penser à jeter l’éponge et
d’arrêter. Cependant, quand nous pensons
que les autres ont, maintenant plus que
jamais, besoin de notre présence, de
notre support et de notre aide, nous
reprenons avec plus de vigueur le chemin
de la solidarité initié il y a 9 ans. Et
nous laissons le reste à la grâce de
Dieu.
Alep le 1er juillet
2020
Dr Nabil Antaki
Pour les Maristes Bleus
Le
dossier Syrie
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