Syrie
Lettre d’Alep No 33
Nabil Antaki
Jeudi 5 juillet 2018
Lettre d’Alep No 33 (1 juillet
2018)
La Syrie oubliée
Les nouvelles de Syrie ont été
chassées de l’actualité. Le
transfert de l’ambassade américaine
à Jérusalem, la tragédie des
migrants, les élections dans
certains pays européens, le sommet
Trump- Kim-Jong-Un, et la coupe du
monde de Foot ont fait, depuis notre
dernière lettre, la « une » des
journaux et des médias.
Cependant, la situation en Syrie
continue à être très inquiétante et
nous vivons sur un baril de poudre.
Les interventions ou la présence de
certains pays sur le terrain rendent
la situation très complexe, l’avenir
incertain, les négociations
compromises et augmentent le risque
d’une conflagration régionale. Les
Etats-Unis avec deux bases
militaires et la France
(illégalement installés sur le
territoire d’un état souverain) sont
présents au nord-est pour soutenir
des forces kurdes qui occupent une
bonne partie du territoire. D’autre
part, la Turquie a envahi, fin
janvier 2018, le nord-ouest de la
Syrie pour chasser les groupes armés
kurdes et occupe maintenant toute la
région de Afrin. Enfin, Israël
exécute en toute impunité des raids
aériens sur le territoire syrien et
apporte son soutien aux djihadistes
du sud de la Syrie. L’état syrien
vient de lancer une offensive pour
chasser les derniers groupes armés
rebelles du sud de la Syrie, de la
région de Dara’a.
A la suite de l’invasion turque de
la région d’Afrin, 27,000 familles
comptant 137,000 personnes ont fui
leurs villes et villages. Elles
n’ont rien emporté avec elles que
les habits qu’elles portaient. Elles
ont tout perdu : leur maison, leur
tracteur, leur bétail, leur voiture…
Elles se sont installés dans 11
villages et dans plusieurs camps de
tentes, dont « le camp Shahba »,
autour de la petite ville Tel-Rifaat
à 25 km d’Alep. Nous, les Maristes
Bleus, ne pouvions pas rester
indifférents aux souffrances de ces
nouveaux déplacés ; nous avons
entendu leur appel au secours (notre
groupe ne s’appelait-il pas «
l’Oreille de Dieu » avant que nous
ne devenions les Maristes Bleus ?).
Après une période d’hésitation et de
réflexion par crainte pour la vie de
nos bénévoles, les forces turques
étant à 4-5 km de Tel- Rifaat, nous
avons décidé d’agir…d’aller à leur
rencontre…d’essayer de subvenir à
leurs besoins… de nous occuper de
leurs enfants non-scolarisés…de
devenir solidaires de ces familles.
Et ainsi commençaient le projet et
l’aventure « Camp Shahba ».
Avec la collaboration du Croissant
rouge syrien, nous avons pris en
charge les 650 familles du village
de Kafar Nasseh et surtout le camp
Shahba : un camp de 107 tentes pour
107 familles, situé dans une plaine
désertique :
450 enfants qui attendent avec
impatience et beaucoup de joie nos
visites du mercredi et de dimanche,
qui nous guettent à l’entrée du camp
et qui se rassemblent, en 2 minutes,
autour de nous ; et nos bénévoles
qui les font jouer au ballon,
dessiner et colorier, danser, qui
les initient à l’hygiène et leur
enseignent les rudiments de
l’écriture et du calcul ;
110 mères ou grand-mères sont
devenues les amies de nos dames
bénévoles qui les réunissent pour
les écouter, partager, et conseiller
;
107 familles qui nous attendent pour
avoir des colis alimentaires et
sanitaires, des réchauds à gaz pour
la cuisine, des thermos pour garder
l’eau potable, des pastilles pour
stériliser l’eau, des savates, des
vêtements….
Tout se fait en plein air, sous un
soleil de plomb, avec 38-40 degrés à
l’ombre. Nous venons d’installer une
grande tente, qui fait office de
préau pour, au moins, organiser les
rencontres avec les enfants et les
femmes à l’ombre.
Nous y allons au moins 2 fois par
semaine ; 1h30 de trajet, de
multiples check-points à traverser ;
les 15-20 bénévoles à chaque visite
sont attendus avec le sourire et la
joie, beaucoup de gratitude et aussi
beaucoup d’attente. Les déplacés
sont désespérés, veulent rentrer
chez eux ou aller à Alep mais les 2
options leur sont interdites.
A Alep, la situation sécuritaire
était très bonne depuis l’évacuation
des groupes armés et la libération
d’Alep des terroristes de Al Nosra.
Cependant, des obus, lancés par les
rebelles installés à l’ouest d’Alep,
continuent de tomber quotidiennement
sur certains quartiers
périphériques. Le 27 juin, nous
avons vécu la pire journée depuis 18
mois : de nombreux obus sont tombés
sur Alep, sur les quartiers
résidentiels, faisant de nombreux
tués et blessés. Des éclats ont même
atteint nos locaux. Une de nos
bénévoles a failli y laisser sa vie.
La vie quotidienne s’améliore
progressivement avec le
rétablissement de l’alimentation en
eau et électricité, quoique
rationnées, la disponibilité, sur le
marché, des produits et
marchandises. Par contre, la
situation économique est au plus bas
; le taux de chômage est très élevé,
le coût de la vie est très cher, les
salaires sont très bas ne permettant
pas à une famille de vivre dignement
et les Alépins, qui ont les moyens
d’investir et qui avaient fui le
pays, ne sont pas rentrés. La
majorité des familles d’Alep ont
toujours besoin d’être aidées pour
vivre et survivre.
Nous, les Maristes Bleus, avons
maintenu la distribution des paniers
alimentaires et sanitaires aux
familles dont nous avons la charge
mais nous pensons qu’après 6 ans
d’aide, ces distributions devront,
un jour, s’arrêter. Nous croyons que
la priorité des priorités est de
trouver un emploi à chaque personne
aidée. En travaillant, elle pourra
se prendre en charge ; être,
finalement, indépendante des aides
reçues pendant des années ; vivre
dignement de son travail et ne plus
penser à quitter le pays.
C’est ainsi que nous avons créé
notre programme « Les micro-projets
». Nous avons déjà organisé 7
sessions de formation pour 16 à 20
adultes par session. Des experts
leur enseignent en 48 h « comment
créer son propre projet ». A la fin
des sessions, les candidats
présentent leurs projets au jury qui
les évalue, prodigue les conseils
nécessaires et choisit les meilleurs
projets en termes de faisabilité,
rentabilité et durabilité pour être
financés par nous. Depuis un an et
demi, nous avons déjà financé 50
projets et permis à plus de 90
familles de vivre de leur travail.
Notre projet « Heart Made », où des
femmes transforment des vêtements
démodés en de pièces uniques très
appréciées, donne du travail à 11
mères de famille.
Notre autre projet « Marie » pour la
confection de vêtement en coton pour
bébés fait vivre 24 familles.
Nous vous annoncions, dans notre
dernière lettre, la publication
prochaine de notre ouvrage, « Les
Lettres d’Alep ». Il s’agit d’un
recueil de toutes nos lettres
écrites depuis le début de la guerre
par Fr Georges et moi, enrichi
d’extraits d’interviews, d’articles
de presse et de texte écrits par
l’un ou l’autre. Notre ouvrage a
finalement été publié par les
éditions « L’Harmattan ». Vous
pouvez l’acheter ou le commander
dans les librairies ou en ligne sur
les sites de la Fnac, Amazon ou
l’Harmattan. Nous vous encourageons
à l’acheter, à le lire ou à l’offrir
; Nous souhaitons que notre
témoignage puisse atteindre le plus
de gens possible ; Le journal « La
Croix » vient de le sélectionner
parmi les quatre livres, sur le
Proche-Orient, qu’il faut absolument
lire cet été (La Croix, supplément
du jeudi 28 juin).
Tous nos projets continuent grâce à
votre solidarité et vos dons. L’aide
à l’hébergement des familles
déplacées, la distribution des
paniers alimentaires et sanitaires,
la distribution mensuelle de lait à
3000 nourrissons et enfants de moins
de 11 ans…. Et surtout notre
programme médical qui, avec le
Projet « camp Shahba » et le
programme « micro-projets » cités
précédemment, est un des 3
programmes prioritaires des Maristes
Bleus. Oui, les gens ont besoin de
soutien financier pour leurs soins
médicaux ou leurs interventions
chirurgicales et notre devoir est de
les aider.
Quant à nos projets éducatifs,
certains ont fait leur pause
estivale comme « Apprendre à Grandir
» et « je Veux Apprendre » pour les
enfants de 3 à 7 ans.
Le « MIT » (pour la formation des
adultes), « Skill School » (pour
l’accompagnement des adolescents), «
l’éradication de l’illettrisme »,
l’enseignement de la couture (Coupe
et Couture) et des langues (projet
Hope) poursuivent leurs missions
pédagogiques.
Nous venons de terminer un cycle de
sessions de 4 mois pour la «
formation et le développement de la
femme ». 80 femmes de plus de 30 ans
et 80 jeunes filles de moins de 30
ans en ont bénéficié. Après une
pause en juillet et août, nous
espérons que le cycle reprendra avec
d’autres bénéficiaires. Entre temps,
nous organisons des rencontres de
formation et d’accompagnement pour
les jeunes filles qui ont entre 12
et 15ans.
Voilà, en bref, nos nouvelles. Nous
poursuivons notre mission qui
consiste à « vivre la solidarité
avec les plus démunis pour alléger
les souffrances, développer l’humain
et semer l’espérance. »
J’espère que cette « Lettre d’Alep
No 33 » vous trouvera, chers amis,
en bonne santé et je vous souhaite
de bonnes vacances d’été.
Alep le 1 juillet, 2018
Nabil Antaki
Pour les Maristes Bleus
Le
dossier Syrie
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