Irak
Une voix pour la concorde en Irak :
Son Excellence Abdoulatif Humaim
Maria Poumier
Portraits
de combattants martyrs dans la ville de
Balad
Mardi 28 juin 2016
Entretien avec Maria Poumier
L’ancien
directeur de la CIA Michael Hayden vient
de déclarer que l’lrak n’existait plus
dans les faits, en tant que réalité
politique, et que ses institutions
étaient appelées à disparaître, tout
comme celles de la Syrie et du Liban.
http://www.presstv.ir/DetailFr/2016/06/19/471099/-Pays-arabes-bientt-rays-de-la-carte--
De nombreux analystes considèrent que
l’équipe au gouvernement n’est pas à la
hauteur pour relever le défi (voir
http://www.france-irak-actualite.com/2016/06/l-irak-a-deux-doigts-de-l-effondrement.html).
Enfin, il y a de bonnes raisons pour
douter que les USA veuillent vraiment
favoriser la paix et la concorde en Irak
(voir :
http://www.france-irak-actualite.com/2016/06/irak-le-plan-americain-dix-ou-vingt-ans-de-guerre-civile.html)
La ville de Fallouja semble sur le point
d’être débarrassée de Daech depuis un
mois, mais à ce jour la reconquête n’est
pas encore confirmée… Dans ce contexte
terrible, la voix des hommes de paix n’a
pas de prix.
Nous avons
rencontré Son Excellence Abdoulatif
Humaim, le directeur du waqf sunnite,
le 9 mai 2016; il est à la tête du plus
grand complexe religieux et culturel
sunnite de Bagdad. Dans cet ensemble,
somptueux, il a bien voulu répondre à
nos questions, et nous a impressionnés
par son sang-froid et sa hauteur de
vues. Comme la population en général, il
témoigne d’une capacité de résistance
mentale remarquable, face aux campagnes
menées contre son pays à coups de
bombes, de milliards et de mensonges :
MP - Excellence,
le leitmotiv des médias, concernant
l’état de guerre dans le quel vit
l’Irak, c’est que la rivalité pour le
pouvoir entre communautés religieuses
est à l’origine d’une guerre civile
toujours latente en Irak, et
actuellement exacerbée par la prise de
villes importantes par Daech il y a
exactement deux ans, Daech se réclamant
du sunnisme, alors que le chiisme est
majoritaire en Irak. Vous avez la
responsabilité de la gestion de la
principale mosquée de Bagdad et de son
vaste centre culturel comportant une
université. Au titre de « wafk», ou
préfet de région, vous représentez
l’autorité religieuse sunnite pour tout
le pays ; quel message souhaitez-vous
que nous transmettions en priorité aux
Français et à notre gouvernement ?
AH – Nous vivons
malheureusement en guerre depuis quatre
générations maintenant, depuis les
années 1960, et il ne s’agit pas d’une
guerre entre ethnies ou confessions
religieuses. Si le régime précédent
avait pris ses précautions, on n’en
serait pas là. Pour ce qui est du rôle
des Français ici, j’ai participé
moi-même à l’enlèvement des mines par
l’armée à Ramadi, d’où Daech a été
rapidement repoussé [Ramadi, située à
100 km à l'ouest de Bagdad, est le
chef-lieu de la province majoritairement
sunnite d'Al-Anbar, la plus grande
d'Irak et qui est frontalière de la
Syrie, de la Jordanie et de l'Arabie
saoudite. La ville s'étend le long du
fleuve Euphrate dans une vallée fertile.
Les autorités irakiennes semblent en
avoir entièrement repris le contrôle en
février 2016, après plusieurs opérations
partielles ; voir
https://fr.sputniknews.com/international/201602091021607543-irak-liberation-ramadi/
Les forces de la
coalition avaient bombardé Ramadi en
août 2015, pour appuyer l’offensive
irakienne, voir
http://www.liberation.fr/planete/2015/12/08/les-irakiens-reprennent-une-partie-de-ramadi_1419281
]
Je vous le dis et
redis : la victoire n’est qu’une
question de temps.
MP – Les mesures
de sécurité qui entourent ce centre sont
impressionnantes : sur la chaussée, par
des murs destinés à empêcher des
voitures piégées de foncer dans les
avenues pour s’encastrer dans des
bâtiments officiels ; et vous pratiquez
des fouilles minutieuses à l’intérieur.
Est-ce que votre institution est
spécialement visée ?
AH – Certes, vous
avez vu juste, nous sommes vraiment
exposés au terrorisme, mais cela dépasse
cet endroit. Tout l’Irak, mais aussi
tout le Moyen Orient en sont là, à cause
de nos positions politiques claires
contre ce terrorisme qui ronge l’Irak.
Nous luttons en outre contre une
invasion d’ordre mental, qui relève de
l’éducation de la jeunesse, une
véritable invasion d’idées, qui n’a rien
à voir avec l’islam, ni avec la
mentalité des Irakiens. Nos positions
vis-à-vis de ce terrorisme font que ces
gens nous traitent en ennemis. Par notre
détermination, nous essayons de mettre
en route un renouveau mental,
intellectuel et spirituel ; voilà
pourquoi nous sommes vraiment exposés et
nous avons fait face à beaucoup
d’attaques très graves. Cela ne nous
empêche pas d’être présents avec les
réfugiés et sur le terrain, pour dire ce
que nous avons à dire.
MP – Vous
participez au recrutement de
volontaires ?
AH – Oui nous
recrutons et travaillons avec tous les
milieux pour faire face à Daech. Le
nombre de volontaires est très élevé, il
a dépassé les besoins réels dans
l’affrontement. Par exemple, on ouvre
des listes pour 5000 volontaires, et on
reçoit 20 000 candidatures. Cela vous
montre que la volonté sunnite est
identique à celle de tous les Irakiens.
Daech ne représente pas le sunnisme,
c’est une idéologie extérieure à la
sunna. Les sunnites disent qu’il s’agit
d’ « hérétiques »: c’est pourquoi quand
Daech intervient dans une ville, 95% de
la population déserte la ville. Ce n’est
pas là une donnée statistique, mais
l’expression de l’opinion générale,
opposée à Daech. C’est la raison pour
laquelle Daech a quitté, ou est sur le
point de quitter, nombre de villes
sunnites. Il est important, même si on
les repousse, en Irak et dans le monde,
de mener la guerre idéologique, de
pensée et de culture, contre Daech. Et
sous l’autorité du Diwan al Sunni, il y
a plus de 14000 imams dans les mosquées
en train de faire prendre conscience à
tous les Irakiens qu’il faut affronter
ce terrorisme qui ruine l’Irak. Ce
travail se fait avec une méthode
scientifique, il s’agit d’une pédagogie
construite sur quatre ans : une année
préparatoire, un cycle de deux ans, et
enfin une troisième étape. Nous avons
entrepris le renouvellement du discours
islamique, avec la formation des
prêcheurs, avec une révision profonde
des méthodes de l’enseignement
religieux. Le but est d’aider le
musulman à passer du stade du chaos et
du désordre, à l’ordre et à la
discipline ; de le sortir de l’idéologie
de la mort, pour l’univers de la paix.
Cette campagne dépasse l’Irak, et nous
avons des relations avec des
institutions d’autres pays musulmans.
Nous avons vraiment besoin du soutien du
monde entier, et des organisations
mondiales.
MP - On nous dit
que votre pays va éclater en zones
ethniques et religieuses, que ce pays ne
peut pas maintenir son unité, parce
qu’il y a trop de vieilles rancunes,
entre sunnites, chiites, kurdes ; au
temps de Saddam les chiites étaient
persécutés...
AH – Tout cela est
programmé à l’étranger depuis douze ans,
et nous sommes certains que cela ne se
réalisera jamais. Il n’y a pas de
problème sérieux entre les différentes
composantes irakiennes, ni chiites ni
sunnites. Ce sont les politiques qui
créent des incidents et utilisent cela
pour leur profit personnel. Il n’y a pas
de problème sérieux, grave, comme vous
le présentez, c’est une manipulation.
Nous avons toujours vécu ensemble, et la
Mésopotamie conserve des vestiges très
anciens des premières implantations
chrétiennes, antérieures a révélation de
l'islam, sans parler de nombreuses
autres confessions. Il ne s'agit pas
d'une crise de société, mais d'une crise
de pouvoir qui se reflète sur la
population.
MP – D’ailleurs
Son Excellence Saïd al-Moussawi, votre
confrère le waqf chiite, abonde dans
votre sens…
AH – Nous sommes en
train de faire une guerre par
délégation, nous sommes les victimes et
les cibles, hélas, à abattre. Le combat
réel est régional, et les Irakiens sont
pris en étau, ne font que subir des
manœuvres pour lesquelles leur pays sert
de champ de bataille. Suite au départ
précipité des Irakiens de leurs villes,
chaque fois que Daech s’approche, le
peuple a pris conscience de la réalité
et de la situation qui a poussé les gens
à quitter leur ville et leurs maisons
pour aller ailleurs. Et cela motive les
jeunes pour aller combattre. Je crois
que nous sommes sur le point de sortir
de la vision ethnique et religieuse,
parce que nous travaillons sur une
concorde nationale réelle ; nous allons
retrouver la continuité historique qui
sortira l’Irak de ce malheur.
MP – Vous faites
confiance au gouvernement actuel pour
cela ?
AH – Nous sommes
très réalistes sur tout ce qui se passe
sur la scène politique irakienne. Nous
ne sommes pas dans des conditions
souhaitées, certes. Mais nous aspirons à
la société civile dont les fondements
sont la citoyenneté, nous militons pour
cet objectif, et nous n’avons aucun
doute, nous allons y arriver. Mais nous
avons besoin du soutien du monde, en
plus. Nous souhaitons que les pays qui
peuvent nous aider agissent
positivement, et non comme ils le font.
Le chemin est sinueux, oui, il y a
beaucoup d’obstacles. En résumé, nous
sommes un peuple de civilisation, nous
sommes l’histoire et nous avons fait
l’histoire, nous comptons sur l’homme de
la rue, qui a les moyens spirituels de
sortir son pays de l’impasse, malgré les
obstacles.
MP – Votre
travail d’éducation est sûrement très
important. Vous avez évoqué des
questions de politique intérieure. Nous
savons qu’il y a eu des manifestations
sur la place Tahrir ; est ce qu’il n’y a
pas de danger que la population se
divise sur des questions de politique
intérieure ? [Voir :
http://www.france-irak-actualite.com/2016/05/irak-les-manifestants-dans-la-zone-verte-illustrent-la-vulnerabilite-de-l-elite-dirigeante-du-pays.html
]
AH – Les
manifestations se déroulent dans le
cadre de la Constitution, les
revendications sont comparables à ce
qu’on exige dans le monde entier, Il y a
déjà eu des tentatives de division de
l’Irak, et ça n’a pas marché ; je ne le
crains pas, par ce qu’il n’y a pas de
causes objectives pour diviser l’Irak.
2500 ans av JC, un Etat existait déjà en
Irak. Et c’est le pays de multiples
civilisations, Babylone, Sumer… C’est le
pays de Koufa, de Bassorah et de Bagdad,
les villes qui ont fait l’épanouissement
de notre civilisation, du Maroc à
l’Indonésie. Il est impossible que ce
pays oublie son passé. Je ne suis pas
angoissé par l’avenir. L’homme irakien a
de la ressource, il peut beaucoup, C’est
lui qui a inventé le pain à partir des
grains de blé ! Nous comptons sur cet
homme-là, il n’est pas moins important
que celui qui a marché sur la lune !
MP – Est-ce que
les mosquées, qui comportent toujours
des centres d’enseignement, transmettent
encore cette histoire, et la littérature
glorieuse de l’âge d’or où Bagdad
rayonnait dans toute l’Oumma?
AH – Après 2003, la
mosquée, comme institution pesant d’un
grand poids dans chaque pays musulman,
n’a effectivement pas joué son rôle,
elle faisait partie de la crise au lieu
de faire partie de la solution. La
mosquée fait partie de la société
civile, et nous œuvrons pour que
l’institution religieuse joue son rôle
positif dans la coexistence entre les
différentes composantes de la société
irakienne. Nous avons des relations
fructueuses avec toutes celles-ci, nous
avons des relations privilégiées avec
les chrétiens et les sabéens ; entre
nous autres musulmans, de même. Nous
faisons en sorte que la coopération soit
plus efficace.
MP – Ne
pensez-vous pas qu’il y ait eu des excès
de cruauté, des bavures, dans les
combats menés par la résistance à Daech ?
AH - Les forces de
sécurité travaillent dans le cadre de la
loi, du respect de tous .Ceci dit, dans
les guerres il y a toujours des
débordements. C’est là que les
organisations pour la protection des
droits de l’homme doivent jouer leur
rôle. (1)
MP – Votre
confrère chiite, son Excellence Saïd al
Moussawi n’hésite pas à
accuser l’Arabie saoudite, pour son
soutien à Daech, et pour ses opérations
très graves de corruption auprès du
gouvernement français. [Le 17
juin 2016, l’Irak a convoqué
l’ambassadeur d’Arabie saoudite, voir http://www.voltairenet.org/article192388.html] Pour
ce qui est du rôle des pays étrangers,
qui pratiquent l’ingérence pour
favoriser l’éclatement de l’Irak, quels
sont à votre avis les pays les plus
coupables dans ce projet de détruire
l’Irak ? On peut craindre que certains
enveniment les choses en Irak et en
Syrie, afin d'épuiser le Hezbollah, et
l'Iran et la Russie.
AH - Le monde
entier connaît ces pays, je n’ai pas
besoin de vous les citer. Je n’ai pas
peur, mais j’espère que ces pays
changeront de politique envers l’Irak.
MP – [Les 28 et
29 mai, s’est tenue à Paris une
conférence organisée par les
« Ambassadeurs de la paix pour l’Irak »,
à laquelle participait Dominique de
Villepin ; voir
http://www.france-irak-actualite.com/2016/06/les-conseils-de-dominique-de-villepin-aux-ambassadeurs-de-la-paix-pour-l-irak.html
]. Un message pour notre
gouvernement, Excellence ?
AH - Les Français
ont donné beaucoup avec la Révolution
française et tous ses penseurs, mais on
n’a pas encore vu les défenseurs des
droits de l’homme intervenir comme ils
le devraient. Un deuxième problème est
celui de la reconstruction des villes
irakiennes : nous avons besoin de l’aide
de la France. L’Etat irakien, après la
baisse des prix du pétrole, ne peut plus
faire face à la situation. La France
peut pousser les Européens à en faire
plus, à coordonner des actions
culturelles et autres.
[Moins de deux
mois après la réalisation de cette
interview, si la libération Falloudja
semble presque acquise, certains médias
soulignent que dans les opérations
militaires, l’animosité entre chiites et
sunnites a trouvé des raisons de se
raviver dangereusement (voir par exemple
http://jforum.fr/lamerique-a-lache-les-chiens-sur-les-sunnites-de-fallujah.html).
On remarquera que notre interlocuteur
n’a jamais formulé le moindre reproche
contre les chiites. C’est la direction
du Saint Sanctuaire de l’imam Hussein, à
Kerbala, qui avait organisé cette
rencontre. Nous remercions donc à la
fois les autorités chiites et sunnites
irakiennes que nous avons rencontrées,
pour leur constance, leur coopération et
leur bon sens dans l’adversité.]
Traduction des
propos de M. Abdoulatif Humaim : Salah
Guettaf
Le
dossier Irak
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