Charles Lenchner est coordinateur de Olive Tree Summer, une
initiative menée par des Juifs du monde entier pour participer à
de la résistance non violente à l'occupation aux côtés
d'organisations pacifiques israéliennes, palestiniennes et
internationales. C'est un Israélo-Américain avec une double
nationalité, actif dans des organisations pacifistes israéliennes
et juives américaines. Pour plus d'informations, visitez les sites www.geocities.com/Jewishpeacemakers
et www.junity.org.
Charles Lenchner évoque,
dans ce témoignage qu'il a intitulé «Black and Blue at the
Orient House: Report From a Very Unholy Land» (The Holy
Land = La Terre Sainte, NdÉ), la prise par la police et l'armée
israéliennes de la Maison d'Orient à Jérusalem, suite à l'attentat-suicide
contre une pizzeria, le jeudi 9 août 2001, qui avait fait seize
morts et plus d'une centaine de blessés.
Dimanche
12 août 2001
Jeudi il y a eu une pagaille monstre;
un plastiqueur suicide s'est fait sauter, avec comme résultat plus
d'une centaine de blessés et de morts. Le Jihad Islamique en a
revendiqué la responsabilité et en a promis d'autres. Mais bien sûr,
c'était principalement l'enfer pour les Israéliens. Une autre
sorte d'enfer, celle qui produit ces plastiqueurs suicides en nombre
illimité, continue depuis des mois dans les Territoires
palestiniens. Les attentats à la bombe satisfont beaucoup de
Palestiniens, au moins 70% soutiennent ces actions. Et cela rend les
Israéliens furieux et fait que, dans une même mesure, ils
approuvent les assassinats qui ont comme cibles des leaders
politiques, même si on compte parmi les victimes des enfants
innocents.
Il est difficile d'être un activiste
de la paix israélien ou palestinien qui rejette ces manifestations
de haine et de rage, tout en partageant les émotions de nos peuples
respectifs. Ma réponse à ces attentats à la bombe, tristement
comme d'habitude, a été d'être très très cynique. Je ne peux
vraiment pas répéter les commentaires qui m'ont traversé
l'esprit. Bien sûr, visiter les lieux de l'attentat et être témoin
d'une manifestation impromptue de supporters de la Kahana m'a évité
de rester pensif. Trop de sang, trop de danses dans le sang, trop de
choses à faire. De toute façon, j'étais pressé: je devais
rejoindre les activités du Mouvement International de Solidarité
et autres, en soutien à la résistance non violente à
l'occupation.
Mes impressions sur le camp des «internationaux»
sont multiples et seront abordées ailleurs. Inutile de dire que
beaucoup de personnes impliquées sont en général des activistes
pacifiques, concernés et attentionnés, qui donnent de leur temps
et de leur argent pour soutenir une juste cause. Personne ne peut
dire que ce type de comportement ne soit pas souhaité en ce moment,
même si la communauté des chercheurs de justice et de paix a des
opinions variées au sujet de certains détails. Je veux signaler
par écrit que ce camp comprend une large délégation de juifs de
l'étranger qui ont pour but d'établir une déclaration sur la
possibilité d'une coopération palestino-juive vers la paix. Au
moins sept juifs sont impliqués à plein temps ou à temps partiel,
mais les juifs les plus intéressés à participer à ce type
d'activités sont ceux qui, dans beaucoup de cas, sont le moins prêts
à se réunir en tant que juifs et à explorer ensemble le contenu
émotionnel, spirituel et religieux de nos actions dans ce contexte.
Cela m'attriste et j'espère que cela va changer.
Jeudi soir, le jour de l'attentat, la
police israélienne a pris d'assaut la Maison d'Orient, connue pour
être la représentation politique des Palestiniens dans la ville de
Jérusalem. Le ministre de la Sécurité Intérieure, Uzi Landau,
avait voulu la fermer depuis sa mise en service cinq mois
auparavant. L'attentat a été pris, cyniquement, comme excuse;
personne n'avait accusé la Maison d'Orient d'être autre chose
qu'un siège politique pour la majorité des Palestiniens. (Uri
Avnery de Gush Shalom a écrit un excellent article sur la prise de
contrôle.)
Vendredi matin, un groupe de plus ou
moins 30 activistes de la paix, Américains, Italiens, Français et
Britanniques, était parvenu dans les rues barrées qui bordent la
Maison d'Orient, juste à côté de l'hôtel American Colony. Nous
avions rejoint un petit nombre de Palestiniens et un grand nombre de
journalistes. Les protestataires, menés par les activistes
principaux du Mouvement International de Solidarité, ont atteint la
barrière de police qui obstruait la rue. Ça et là, ils ont pu
faire tomber ou retirer une barricade métallique, forçant les
policiers à se prendre par les bras et à repousser les
manifestants. De temps en temps, la police à cheval arrivait en
menaçant, forçant les manifestants à se coucher, une tactique
destinée à éviter que les chevaux ne ruent sur les gens.
Une de nos membres, une charmante
Anglaise, irradiant de toute la glorieuse histoire du mouvement
anti-nucléaire britannique, a insisté pour entrer dans la rue. Son
insistance fut payante et elle est finalement entrée puis a été
arrêtée. Un peu plus tard, comme j'étais près de la barricade,
j'ai vu que la police l'avait ouverte et se massait tout le long de
la brèche. Les manifestants n'étaient pas de ce côté, mais moi
oui. Je me suis retourné et j'ai vu deux policiers emmenant un
homme âgé palestinien, moitié en le portant, moitié en le
tirant, qui arrivaient rapidement vers moi. Un peu abasourdi par
l'intensification de la mauvaise humeur et des tactiques de la
police, je restai sans mouvement jusqu'à ce que le trio m'ait dépassé
et ait franchi les barricades, certaines d'entre elles étant sur le
sol.
Le Palestinien a trébuché ou a été
poussé et s'est retrouvé face au sol, battu, tandis que la police
s'assurait une meilleure prise afin de le traîner plus loin.
Instinctivement et peut-être de manière irraisonnée, j'ai plongé
sur la partie inférieure de son corps pour le protéger des coups
comme je pouvais. (Cet homme paraissait avoir une soixantaine d'année).
Quelques secondes plus tard, j'étais traîné par la ceinture vers
une rue fermée à la circulation, et un policier demandait ce qu'il
fallait faire de moi. Une seconde plus tard, quelqu'un a dit, de
manière autoritaire, qu'il fallait m'arrêter.
On ne m'a pas laissé me relever et
on m'a tiré par la ceinture et les bras jusqu'à un fourgon de
police à cinquante mètres de là. Je suis resté silencieux et en
position fœtale. Pendant tout ce temps, j'ai été battu par cinq
ou sept policiers, avec des bâtons, à coups de poings et à coups
de pieds. Un agent ne parvenant pas à m'atteindre, car les autres
étaient dans son chemin, a poussé sa matraque aussi fort que
possible sur mon postérieur, atteignant parfois mes organes génitaux.
En arrivant au fourgon de police, ils ont fait de leur mieux pour
m'y pousser maladroitement, utilisant la portière métallique comme
un levier pour mieux me battre et me donner des coups de poings. Le
plus actif de la bande était un agent en civil vêtu d'un T-shirt
blanc et portant une boucle d'oreille. C'est également lui que
j'avais vu frapper le Palestinien que j'ai essayé de protéger.
Après avoir été poussé à l'intérieur,
je suis resté recroquevillé dans la position fœtale que j'avais
adoptée depuis le moment où j'ai été pris. J'ai vu le même
policier entrer dans la camionnette, poussant un autre Palestinien
en lui criant dessus, ainsi qu'un Français. À un moment, le
policier a tout simplement giflé violemment le Palestinien, sans
raison, et quand l'homme a voulu se défendre en criant et en
repoussant les mains du policier de son visage, il fut brutalement
battu par au moins trois policiers. L'action était si intense que
j'ai été emmené un peu plus loin pour qu'ils aient plus de place
afin de pouvoir mieux frapper les occupants de la camionnette. Je
pense aussi qu'ils m'ont sorti parce que mon comportement montrait
clairement que je voulais demeurer complètement soumis, au
contraire du Palestinien qui avait commis la seule erreur de vouloir
se protéger. Je me suis alors tourné vers les agents et leur ai
parlé en hébreu, les informant que j'étais Israélien et que
j'avais l'intention de soumettre tout ce que j'avais vu comme matière
à plainte contre la brutalité de la police. La violence s'est arrêtée
peu de temps après et n‘a pas recommencé.
Tous ces actes ont été perpétrés
par des policiers ou des membres de la police des frontières, des
professionnels, pas des conscrits ou de jeunes policiers. La plupart
avaient entre 30 et 40 ans. Beaucoup avaient des insignes démontrant
qu'ils étaient des policiers de niveau intermédiaire,
sous-officiers ou officiers. Aucun ne portait un badge quelconque
qui aurait pu permettre son identification. Au moins sept personnes
différentes m'ont frappé après que j'aie été arrêté, et ceci
a été vu par au moins vingt-cinq policiers, dont des officiers
plus âgés qui paraissaient être en charge de la situation.
Nous avons été menottés par un
policier avec des cordes en plastique. Quelques minutes plus tard,
le policier en civil est entré et a tiré sur nos liens d'un coup
très violent. Quelques minutes après, un autre policier est arrivé
et a coupé toutes les cordes. Un peu plus tard encore, le policier
en civil est revenu et nous a remis les redoutables cordes en
plastique. Cette fois, je savais comment mettre mes mains de manière
telle à ce qu'un coup soudain ne lie pas mes poignets trop étroitement.
J'ai néanmoins des croûtes là où les cordes ont entamé ma
chair.
Puis le policier en civil a commencé
à fermer une à une de l'extérieur les vitres de la camionnette,
puis la portière arrière et la portière de sécurité, pour nous
enfermer complètement. Il dit en hébreu à un autre policier que
les détenus devaient transpirer le plus possible. À cause de cette
chaleur, j'ai eu des migraines telles que j'ai dû consulter un médecin
par après. Le médecin est convaincu que c'est lié aux coups que
j'ai reçus sur la tête. Elle a peut-être raison, mais je ne suis
pas sûr que cela fasse une différence. Actuellement, mon dos est
couvert de larges hématomes, jusqu'à un pied de long. La plupart
proviennent des coups de matraques, mais certains pourraient être
des coups de pieds. Ils sont vraiment atroces. J'éprouve un plaisir
pervers à montrer mon dos à des amis qui ne se doutent de rien.
Personne n'a jamais vu un morceau de chair aussi meurtri que mon
dos. Dans quelques jours, les couleurs auront disparu, ainsi que la
douleur et les écorchures. Mais je n'oublierai pas.
Le lendemain, la police a été
encore plus brutale, choisissant de battre les gens à la fois avant
et après leur arrestation. Le chef de la police de Jérusalem a été
filmé en train de donner des coups de poings dans l'estomac d'une
Palestinienne alors qu'elle était immobilisée par terre par des
policiers costauds. Ce jour-là, j'ai reçu un coup de téléphone
d'un activiste de la paix qui avait lu le rapport de mon arrestation
et qui voulait savoir s'il pouvait entamer quelque chose pour moi.
Je lui ai expliqué que ceci est le pays dans lequel nous vivons et
que le fait d'avoir été si sévèrement battu aujourd'hui ne me
donnait pas beaucoup de temps pour réfléchir. Un de mes amis a été
battu à une autre occasion, et d'autres le seront dans le futur.
C'est l'un des nombreux visages d'Israël: un policier au sourire
suffisant enfonçant sa matraque dans le cul d'un des citoyens qu'il
a juré de protéger, un autre coupant toute arrivée d'air frais
dans une camionnette pleine de détenus.
Mais, s'il vous plaît, tenez compte
de mon visage d'Israélien, qui est aussi, j'espère, un élément
important du tableau. Certains juifs israéliens sont profondément
préoccupés par ce que nous faisons aux Palestiniens, et aussi
profondément préoccupés par la violence faite à notre âme
nationale en tant que peuple. Certains Palestiniens, en butte à des
circonstances incomparablement plus difficiles, essaient de présenter
une vision du futur qui inclut le respect des deux peuples. Celui
qui se comporte avec une telle violence et inhumanité, Israélien
ou Palestinien, souffre manifestement de cicatrices psychologiques
graves et d'une peur intense. Sans essayer de promouvoir une symétrie
évidemment fausse, laissez-moi dire que nous tous ici, Israéliens
et Palestiniens, nous avons besoin d'une participation active de la
communauté internationale pour résoudre notre conflit. Nous en
avons besoin pour devenir un lieu de paix et de compréhension, et
nous en avons besoin maintenant plus que jamais.
[ Traduit de
l'anglais par Marie-Anne Guéry ]
Reproduction
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